Extrême droite
Identifier, comprendre et résister à l’extrême-droite
17.02.2025

Le 13 janvier dernier, le groupe de travail Théorie politique de l’Association belge de science politique organisait à l’ULB une journée consacrée à l’extrême-droite, avec certains membres du collectif éditorial de Politique. Retour sur les échanges et principales conclusions.
Quels acteurs et discours font ou ne font pas partie de l’extrême droite? Cette question taraude académiques comme militant·es. Parce qu’il apparaît plus urgent que jamais d’y répondre, mais qu’aucune définition consensuelle n’émerge actuellement. Toutefois, ces deux milieux répondent différemment à ce dilemme. Certain·es militant·es font un usage plus ample du terme afin de sonner l’alarme lorsqu’elle apparaît sous des formes majoritairement considérées comme « respectables », sachant que, dans le pire des cas, ils et elles frappent un peu trop lourdement sur leurs adversaires. Les académiques sont souvent plus précautionneux : ils et elles préfèrent montrer leur capacité à distinguer les différentes nuances de droites jusqu’à son extrême, plutôt que de les ranger toutes dans le même panier. Tou·te·s s’entendent cependant pour dire que cette catégorie n’a rien perdu de sa pertinence et que nombre d’acteurs politiques contemporains méritent qu’on leur appose ce label.
Pour identifier ce qu’est l’extrême-droite, Stéphane Baele de l’UCL propose de laisser de côté les définitions a priori de l’extrême-droite au profit d’une approche inductive qui part de l’analyse des réseaux d’extrême droite en ligne, de leurs discours et thèmes de prédilection comme de leurs connections explicites1. En déplaçant le regard des partis vers les sympathisant·es et activistes, et des programmes vers les discours informels en ligne, il devient possible de saisir au plus près les principales préoccupations des personnes attirées par l’extrême-droite. On peut ainsi observer les thèmes récurrents et voir comment ils varient à travers l’espace et le temps. Ainsi, l’islamophobie apparaît nettement plus marquée au sein de l’extrême-droite française par rapport au Royaume-Uni,où le suprémacisme blanc, le discours anti-immigration en général et l’antisémitisme dominent. En Allemagne, les discours d’extrême droite sont fortement marqués par l’anti-scientisme.
On peut aisément juger que des discours d’extrême-droite circulent au sein du MR. Mais on pourrait aussi juger comme extrémiste la décision du gouvernement sortant de s’asseoir sur des milliers de décisions de justice sur l’asile et la migration.
De leur côté, François Debras et Sybille Gioe, respectivement politologue (à l’Université de Liège) et avocate en droit des étrangers (ainsi que Présidente de la Ligue des Droits Humains), tâchent de concilier les apports de la science politique, du droit et de l’analyse des discours pour mieux cerner l’extrême-droite, dans un contexte où elle recourt désormais à des discours « gris » (par exemple, elle parle moins de différences de « race » que de « culture »). Comme il et elle le rappelaient récemment dans Politique, il existe tout un arsenal juridique permettant d’identifier l’extrémisme politique. Du point de vue du droit, est extrémiste un discours qui porte atteinte à la démocratie ou aux droits fondamentaux. En ajoutant à cette définition les acquis théoriques issus de la science politique, serait alors d’extrême droite tout discours qui, par ses accents nationaliste, inégalitariste et sécuritaire porterait atteinte à la démocratie ou aux droits fondamentaux. Selon leur approche, il s’agit de partir des discours tenus publiquement par des représentant.es politiques afin de définir ce qui est d’extrême droite ou non. De ce point de vue, on peut aisément juger que des discours d’extrême-droite circulent au sein du MR (où circulent aussi désormais des acteurs d’extrême-droite). Mais on pourrait aussi juger comme extrémiste la décision du gouvernement sortant de s’asseoir sur des milliers de décisions de justice sur l’asile et la migration.
Populistes ou fascistes ?
De l’identification, on est ensuite passé à la question de la qualification scientifique et politique de l’extrême-droite. Le qualificatif « populiste », pourtant utilisé à tort et à travers tant dans les médias que dans la littérature scientifique pour qualifier l’extrême-droite, semblait peu prisé parmi les académiques présents. Ugo Palheta, chercheur en sociologie à l’Université de Lille et auteur de plusieurs livres sur la question, dont La Possibilité du fascisme (2018) et La Nouvelle Internationale fasciste (2022), a amené une discussion sur l’opportunité du terme « néofascisme ». Tout en reconnaissant que toute tentative de catégorisation fait toujours un peu violence à ce qui est désigné (puisqu’il s’agit de faire rentrer des situations toujours singulières dans des cases théoriques plus englobantes), il suggérait que « néofascisme » était peut-être le moins mauvais des qualificatifs. Il permet en effet de ne pas se faire complices d’une stratégie de normalisation de l’extrême-droite, ravie de pouvoir se présenter en défenseuse du peuple malmené par les élites (ce que suggère implicitement le terme « populisme »), ni de fermer les yeux sur certaines continuités historiques avec le fascisme (n’oublions pas l’ancrage historique du FN/RN dans l’extrême-droite française collaborationniste et coloniale). Ugo Palheta voit d’ailleurs dans l’usage dominant du terme populisme une stratégie de légitimation d’un bloc central par la condamnation de tout le reste du champ politique, en amalgamant la gauche hostile au néolibéralisme à l’extrême-droite pourtant exécrée par la gauche.
Au-delà de la diversité de leurs accents et stratégies électorales qui sont toujours liées à un contexte précis, on peut en effet déceler derrière les programmes, discours et pratiques officiels de l’extrême-droite une certaine vision commune du monde. Ugo Palheta en identifie cinq éléments :
- Une obsession du déclin, de la décadence de la communauté nationale, voire de la civilisation européenne ou de la « race » blanche (et, bien souvent aussi, de la masculinité) ;
- La désignation d’un ennemi responsable de cette décadence ;
- Une haine de l’égalité et des mouvements qui portent cette revendication (mouvements ouvrier organisé, syndical, féministe, LGBTQIA+, antiracisme…) ;
- Une double présentation du mouvement comme force de contestation de l’ordre établi « anti-système » et comme promesse de rétablissement de l’ordre véritable, soit un mélange entre fausse subversion et ultra-conservatisme ;
- Un horizon de régénération nationale voire de renaissance civilisationnelle par purification du corps social au sens ethno-racial et politique (se débarrasser de l’étranger, et de la gauche, « le parti de l’étranger »).
Cette vision du monde peut être mise en lien avec le fascisme historique, même s’il y a des discontinuités indéniables (d’où le qualificatif de « néofascisme »). Certaines tendances dans l’évolution des extrêmes-droites à travers le monde semblent d’ailleurs les rapprocher encore davantage du fascisme historique. Ainsi des violences racistes de masse (comme au Royaume-Uni ou en Inde), des tentatives de putschs anti-démocratiques (comme aux États-Unis ou au Brésil), de la remise en cause croissante des libertés publiques, de la radicalisation des discours xénophobes et transphobes, du soutien financier de la part de grands capitalistes (Musk, Bolloré), des tentations annexionnistes (comme en Israël et en Russie) ou du glissement vers le fascisme d’anciennes droites traditionnelles.
Une nouveauté : l’antiwokisme
Après les continuités historiques, place aux éléments de discontinuité qui font l’originalité des extrêmes-droites contemporaines. Ce qui est neuf, c’est notamment un discours « antiwokiste » de plus en plus prégnant2. Martin Deleixhe (ULB) souscrit à la thèse selon laquelle, si le wokisme ne correspond à aucun courant politique existant (les mouvements luttant contre les oppressions étant hétérogènes et très faiblement coordonnés), l’antiwokisme est quant à lui un courant bien réel et structuré, qu’il est possible de définir, et dont on peut retracer les origines « intellectuelles » en vue de déterminer ses composantes fondamentales. Ce courant, qui prend forme aux États-Unis dans les années 2010, reproche aux sciences sociales de dénaturaliser les relations sociales en mettant l’accent sur le fait que celles-ci seraient toujours collectivement construites, et d’affirmer que certaines oppressions sont structurellement inscrites dans l’organisation des relations sociales. Cette approche propre aux sciences sociales serait indissociable d’un parti pris en faveur des victimes de discrimination. De ce point de vue, on pourrait associer le discours antiwokiste à une forme de réaction des majorités historiques face à une remise en cause de leurs privilèges.
Les intellectuels de gauche qui veulent défendre l’héritage critique des Lumières seraient plus inspirés de le faire dans un autre langage que celui de l’antiwokisme.
Ce qui est plus étonnant, c’est que ce discours ait été importé en France et en Belgique à la fois par des figures de droite, comme Pierre-Henri Tavoillot, Dominique Reynié et Pierre-André Taguieff, mais aussi des figures un temps associées à la gauche, comme Jean-Claude Michéa, Nathalie Heinich ou Caroline Fourest. Sous leur plume, le wokisme apparaît comme une remise en question de l’héritage des Lumières – un diagnostic qui fait fi du pluralisme interne à ce mouvement philosophique. Plus fondamentalement, c’est le mythe du peuple uni qui semble menacé par l’abondance de revendications minoritaires. Chez les marxistes conservateurs, on regrette l’abandon de l’idée d’une classe unifiée. Chez les néo-républicains, c’est l’idéal de la communauté des citoyens qu’on estime menacé. Quoi qu’il en soit, la récupération paradoxale de ce thème cher à l’extrême-droite par une partie de la gauche contribue à un brouillage des repères politiques facilitant la diffusion des idées de l’extrême-droite. Les intellectuels de gauche qui veulent défendre l’héritage critique des Lumières seraient plus inspirés de le faire dans un autre langage que celui de l’antiwokisme.
Un vernis libéral
Archibald Gustin, qui termine une thèse sur l’extrême-droite et la question du genre à l’Université de Liège3, a ensuite montré de façon intéressante comment ce nouveau discours antiwokiste a permis à l’extrême-droite de réarticuler sa rhétorique conservatrice en s’emparant de signifiants libéraux comme la liberté d’expression (en associant le wokisme à la cancel culture). C’est d’ailleurs la même stratégie qu’elle a adopté pour légitimer son islamophobie dans un cadre culturel libéral : plutôt qu’un discours ouvertement raciste, elle s’est mise à attaquer l’Islam sur les questions de genre sous couvert de défense de l’égalité homme-femme, stratégie désormais connue sous le nom de « fémonationalisme », ou « fémoracisme ».
Ce nouveau vernis libéral marque une forte discontinuité avec les fascismes historiques. Comme le soulignait Jean-Yves Pranchère (ULB) dans la discussion, les sociétés contemporaines sont beaucoup plus marquées par l’individualisme libéral que les sociétés ayant succombé au fascisme dans les années 1920-1930. C’est sans doute la raison pour laquelle l’extrême-droite a dû adapter son langage pour séduire à nouveau. Les plus pessimistes n’y verront qu’un travestissement sournois. Les plus optimistes peuvent se dire que l’époque a changé et que les populations européennes d’aujourd’hui n’accepteraient pas une remise en question totale des acquis du libéralisme politique du type de celle que promouvait le fascisme historique4.
Forces et limites du cordon sanitaire
Enfin, la journée s’est achevée sur une réflexion tournée vers l’avenir, sur les moyens de résister à l’ascension de l’extrême-droite. Benjamin Biard (CRISP) a rappelé l’origine des politiques de cordon sanitaire et fait le point sur ses effets5. Il ressort de l’expérience belge que ce cordon politique et médiatique freine la normalisation du discours d’extrême-droite. En revanche, le cordon sanitaire est largement impuissant face à la circulation des idées d’extrême-droite sur les médias sociaux. Il est aussi inopérant face à des formes de porosité ou de cooptation des thèses d’extrême-droite par des partis traditionnels déjà bien en place au cœur du jeu politique – comme le MR ou la NVA – que les expert·es sont plus frileux·se à qualifier d’extrême-droite. Par ailleurs, le cordon, quand il est respecté, empêche l’apparition de nouveaux partis politiques d’extrême-droite, mais ne peut rien face à ce glissement, observable dans de nombreux contextes, de la droite traditionnelle vers l’extrême-droite. C’est sans doute le grand danger auquel font face les démocraties européennes, comme le montre très bien le glissement de la démocratie étatsunienne, mise en péril par la mue idéologique du parti Républicain.
Il ressort de l’expérience belge que ce cordon politique et médiatique freine la normalisation du discours d’extrême-droite. En revanche, le cordon sanitaire est largement impuissant face à la circulation des idées d’extrême-droite sur les médias sociaux
C’est en raison de l’efficacité limitée du cordon sanitaire que des militant·es ont défendu lors du débat final l’idée d’un cordon sanitaire « citoyen » ou « de lutte », appelant à la vigilance et à la mobilisation de l’ensemble de la population face à toute forme de banalisation des discours d’extrême-droite. C’est aussi la raison pour laquelle Julien Dohet, secrétaire politique du SETCa-FGTB, militant antifasciste et auteur en 2022 de Dis, c’est quoi l’antifascisme?, en appelait à aller plus loin que le cordon sanitaire et à empêcher l’extrême droite de s’organiser et de diffuser ses idées lors de meetings publics, comme cela a été fait par des militant·es antifascistes en Wallonie contre le nouveau parti d’extrême-droite Chez Nous qui s’est présenté aux dernières élections. Une telle mobilisation a ainsi contribué à empêcher tout succès électoral de cette formation politique. Ces discussions rouvrent un débat extrêmement important sur la liberté d’expression, qui est désormais instrumentalisée sous une forme dévoyée par l’extrême-droite pour justifier le recours à des discours de haine. À charge de la gauche de développer et populariser une conception plus satisfaisante de la liberté d’expression, sans éluder la question philosophiquement difficile de ses limitations légitimes et illégitimes.