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Il y a cent ans, un « complot communiste » contre l’État

(Markus Spiske. unsplash)
(Markus Spiske. unsplash)

Il y a 100 ans, le procès d’un supposé « complot communiste contre l’État » s’ouvrait en Belgique. Retour sur un essai de criminalisation du mouvement social, qui en rappelle d’autres, bien plus récents.

La fin de la Première Guerre mondiale est marquée par de grands bouleversements sociaux et démocratiques. Le continent européen est entré en ébullition depuis la révolution russe de 1917. De l’Italie à la Finlande, du Royaume-Uni à la Bulgarie, l’agitation insurrectionnelle gagne les soldats mutinés et les ouvriers en grève qui constituent des conseils armés, inspirés par l’exemple des Soviets. En Belgique, une série de troupiers allemands essayent d’en faire autant. Albert Ier doit en tenir compte quand l’occupant se retire du pays.

Le 14 novembre 1918, trois jours après l’Armistice et une semaine avant sa Joyeuse Entrée dans la capitale, le roi convoque les chefs des partis catholique, libéral et aussi socialiste. Sans passer par les députés, ni même les ministres, Albert Ier annonce l’abolition du suffrage universel masculin et l’article 310 du Code pénal qui réprimait les grèves. Cette violation de la Constitution belge1 permet d’éviter les troubles qui secouent les nations voisines. Cependant, la vague révolutionnaire en Europe (et aux États-Unis) ne s’estompe pas et continue de terrifier la bourgeoisie occidentale jusqu’en 1923.

C’est au cours de cette période que sont remportées maintes autres conquêtes sociales et démocratiques : la journée des huit heures, le droit de grève, l’indexation salariale, la création de l’ONE (Œuvre nationale de l’enfance, contre la mortalité infantile), la fondation d’une société nationale de logements à bon marché ou encore une première pension obligatoire pour les ouvrier·es.

Ce train de victoires sociales et démocratiques s’obtient aussi grâce à la croissance spectaculaire des syndicats. Couvrant avant-guerre seulement 10 % des salarié·es belges, le taux de syndicalisation saute à 50 % en 1920, le troisième plus important toute proportion gardée après l’Allemagne et le Royaume-Uni. Ce succès de popularité force les portes de la concertation sociale, donnant lieu aux premières commissions paritaires sectorielles et conventions collectives de travail, dans un contexte de relance économique impérieuse.


La répression politique comme psychose bourgeoise

C’est toutefois surtout la psychose de la bourgeoisie qui est à l’origine de ces concessions. La police, la magistrature, le patronat et la grande presse, tous très conservateurs, sont persuadés que les bolchévistes belges, amalgamé·es aux poseurs de bombe anarchistes de la fin du XIXe siècle et aux antimilitaristes antipatriotiques, préparent un putsch avec l’aide d’une insaisissable hydre internationale pilotée par Moscou. Mais il n’en est rien.

La police, la magistrature, le patronat et la grande presse sont persuadés que les bolchévistes belges, amalgamé·es aux poseurs de bombe anarchistes du XIXe siècle, préparent un putsch avec l’aide d’une insaisissable hydre internationale pilotée par Moscou.

Les petits groupes séditieux sont marginaux, à l’instar de L’Ouvrier communiste créé en 1919 par l’artiste War Van Overstraeten. Les Amis de L’Exploité de Joseph Jacquemotte, eux, ne cherchent alors pas à quitter le Parti ouvrier belge (POB) dans lequel ce permanent syndical des employé·es conserve une certaine influence. C’est de force, car chassé en septembre 1920 du POB, que Jacquemotte commence à préparer avec Overstraeten le Parti communiste de Belgique, sous l’insistance du Kominterm (Troisème Internationale). Le PCB, fondé en septembre 1921, n’est qu’un tout petit parti de 500 membres, réuni·es par le « mariage de raison » des deux anciens groupes rivaux. Le PCB est inapte à mener une action d’ampleur.

Listes noires et rapports policiers

Jusqu’au procès de 1923, les divers services de police et de justice récoltent des renseignements au sujet du péril bolchevique et échangent avec leurs homologues français. Malgré une solide tradition d’étroite surveillance des contestataires, il y a de leur part une surestimation de la menace, due à des informations catastrophistes et une compréhension trop schématique de la nature idéologique des suspects (parfois associés à l’aile gauche des socialistes comme Camille Huysmans et Lucie Dejardin, voire aux nationalistes flamands). Pacifisme, bolchevisme et flamingantisme sont assimilés pêle-mêle à la propagande de l’Allemagne, malgré sa défaite. Des perquisitions et filatures de communistes, réels ou supposés, ont lieu en 1920-1921 partout dans le pays. Des listes noires sont dressées et sans cesse allongées.

Les rapports policiers d’infiltration dans des réunions ou sur les premières publications bolchevistes s’empilent. Les soubresauts insurrectionnels en Allemagne (le soulèvement de la Ruhr en 1920, l’Action de mars en 1921…) affolent la Sûreté et les Parquets. Les voyages en Russie et en Allemagne des dirigeants communistes et leur correspondance à l’étranger sont particulièrement épiés. Le procureur du roi de Bruxelles et le futur commissaire aux délégations judiciaires Jozef Celis (qui se spécialisera dans la chasse aux communistes, y compris sous l’occupation nazie) jouent un rôle clé dans la préparation frénétique du grand procès antibolchevique.


L’État belge en insécurité

Après des mois de surveillance, l’instruction est prête. La fin d’une grève de mineurs borains est attendue avant de frapper.
Deux jours après son arrêt, 54 communistes sont cueillis le 8 mars 1923 pour complot contre la sécurité de l’État. Tous leurs documents (des milliers) sont saisis et épluchés par une armée de fonctionnaires. La machine judiciaire s’emballe. Dix-huit sont détenus à la prison de Forest, mais trois sont relâchés peu après. Julien Lahaut est de ceux-là. Le futur président du PCB, fondateur déchu de la fédération liégeoise du syndicat métallurgiste, est libéré quand la justice se rend compte… qu’il n’est pas membre du parti. Le syndicaliste métallurgiste profitera alors du procès pour annoncer son adhésion au PCB, en solidarité avec ses camarades emprisonnés. Parmi eux, on retrouve des militants prometteurs comme Léon Lesoil, futur meneur du courant trotskiste, Henri Glineur, verrier de Roux, ou encore Joseph Thonet (de Huy)2. Les quinze inculpés sont renvoyés par la Chambre des mises en accusation de la Cour d’appel de Bruxelles le 13 juin à la Cour d’assises pour « avoir comploté pour détruire ou changer, par les armes au besoin, la forme de gouvernement » (articles 104-109 et 110 du Code pénal). Les charges précises ne sont pas spécifiées.

Le procès comme tribune

Le procès débute le 8 juillet. L’acte d’accusation est présenté par le procureur général en personne. Bien des ténors du barreau et du Parlement se relaient pour les accabler ou les disculper. À la défense, plusieurs socialistes s’échinent à décharger les prévenus, comme Jules Destrée, Henri Rolin et Paul-Henri Spaak. Le libéral Robert Petitjean, le nationaliste flamand Rik Borginon et l’unique communiste Charles Plisnier s’efforcent de démontrer le caractère légal de l’activité des militants. Les avocats convoquent des témoins, y compris des chefs du POB comme Louis De Brouckère et même Émile Vandervelde qui soulignent combien certains de leurs textes ont été plus subversifs que les brûlots communistes incriminés. L’accusation et la grande presse appuient invariablement le lien entre l’Allemagne et le bolchévisme. Sur un ton cocardier éculé, Le Soir affirme que les communistes travaillent pour « la propagande russo-boche » tandis que La Libre Belgique joue la surenchère contre ces « infâmes traîtres » à la patrie. La germanophobie est alors ravivée par l’occupation militaire de la Ruhr. Le 11 janvier 1923, Français et Belges envahissent cette région allemande très industrielle afin de s’accaparer son charbon et son acier pour honorer les fameuses réparations de guerre que la république de Weimar peine à fournir. Cet événement a bien sûr une importance décisive dans cette affaire.

Le procès tourne vite en rond. Les tracts communistes et les rapports de gendarmerie locale ne suffisent pas à prouver la culpabilité des inculpés, ni même la comptabilité largement déficitaire du PCB. Personne ne parvient à prouver comment aurait été livré et dépensé l’or de Moscou, ni à faire le lien entre la grève irrégulière des mineurs borains de février-mars 1923 et la lutte internationale contre l’occupation de la Ruhr. L’activité militante des communistes se révèle en tous points légale, comme leurs voyages à l’étranger (y compris en zone occupée). La défense se moque de la vacuité du dossier de l’accusation. Réalisant le profond discrédit de la justice que provoque cette affaire, le procès s’abrège rapidement.

La machine judiciaire s’emballe. Dix-huit militants sont détenus à la prison de Forest, dont Julien Lahaut, futur président du Parti communiste de Belgique.

Le 20 juillet, l’acquittement est général. Il est à remarquer que les suspects libérés et leurs sympathisants vont séance tenante, non dans leur local communiste, mais à la Maison du peuple (socialiste) pour fêter leur victoire. Ce procès a conféré au PCB une tribune inespérée qui l’a fait connaître largement. Les ventes du Drapeau rouge s’envoleront un temps. Mais, même si ses deux premiers députés sont élus en 1925, le parti restera petit, très déchiré en interne. Le divorce avec les trotskistes (1929) n’est plus très éloigné. C’est seulement à partir de 1932 que le PCB entamera son agrandissement. Quant à l’aide (un peu étonnante) des socialistes, le procès ne permet aucun vrai rapprochement entre les frères ennemis. Le cas le plus parlant de cette nette mésentente sera sans aucun doute la motion de Corneille Mertens (août 1924) qui interdit tout mandat syndical aux communistes.

Une internationale de la répression

Le procès de 1923 n’est pas spécifique à la Belgique mais s’inscrit au contraire dans une vague de poursuites judiciaires internationale. Une procédure similaire a lieu en France au même moment. 24 cadres du PCF sont arrêtés en janvier et accusés de complot contre l’État, dont le député Marcel Cachin (en dépit de son immunité parlementaire). Comme en Belgique, l’affaire vire au fiasco et les inculpés sont relâchés en mai.

Des tentatives de criminalisation à grand spectacle se déroulent aussi parallèlement en Allemagne et Italie. Aux États-Unis, c’est le long procès contre Sacco et Vanzetti (1920-1927) qui l’incarne, s’achevant par leur exécution malgré une mobilisation mondiale

Une radicalisation patronale… jusqu’à l’assassinat

L’échec du procès de 1923 marque un tournant dans la fonction politique de la Justice. L’élite va alors changer de tactique et passer par une voie plus opaque. Le patronat belge fonde en 1925 un réseau secret, la « Société d’études politiques, économiques et sociales » (Sepes), dans le but de ficher les ouvrier·es rebelles et diffuser de la propagande anticommuniste.D’autres initiatives suivront. L’action anticommuniste s’avère en effet plus efficace sur le plan privé que devant les tribunaux.

L’exemple d’André Moyen est en cela révélateur. L’espion s’appuiera en effet sur des anciens de la Sepes pour former son Bloc anticommuniste belge, financé par la très puissante Société générale de Belgique, et commanditera en 1950 l’assassinat du député Julien Lahaut, arrêté sans succès vingt-sept ans plus tôt au moment du pseudo-complot. À travers un entrelacement de la bourgeoisie et de l’appareil d’État, cette chasse aux sorcières s’est poursuivie, légalement ou non, jusqu’à nos jours, comme l’illustre le mystère des Tueurs du Brabant (1982-1985). Beaucoup reste encore à découvrir dans les archives belges sur les divers volets de la répression de la lutte des classes.

Des travaux importants sur le sujet

Cet article rétrospectif n’aurait pas été possible sans un article de José Gotovitch3. Francine Bolle a également traité en profondeur de cette période dans sa thèse, La mise en place du syndicalisme contemporain et des relations sociales nouvelles en Belgique, 1910-1937. Jules Pirlot a aussi fait paraître un article à partir d’une conférence donnée à ce sujet à Liège4.