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Le sens du communisme

(Ilse-Orsel. Unsplash)
(Ilse-Orsel. Unsplash)

Communisme : un mot, un monde, la révolution. Mouvement inéluctable de l’histoire, utopie, lutte des classes, égalité, autogestion, parti, liberté, dictature, émancipation, que se cache-t-il derrière ce terme aux multiples déclinaisons ? Du communisme primitif à la révolution d’Octobre, de l’utopie de Thomas More à Xi Jinping, passage en revue d’un mot qui sent la poudre et le soufre, la fin de l’histoire ou son véritable commencement.

En langue française, l’adjectif « communiste » serait apparu au Moyen Âge pour désigner une personne qui exerce une fonction communale. Il faut attendre le XVIIIe siècle pour que le terme acquiert en français le sens que nous lui connaissons et s’accompagne de son substantif : le communisme. Comme son nom l’indique, le communisme renvoie toujours à une forme ou une autre de mise en commun des biens et à une vie vécue en communauté. Lorsque le terme surgit en 1797, sous la plume du grand amateur de néologisme Restif de la Bretonne, il désigne « le meilleur des gouvernements, l’unique digne d’hommes raisonnables1 ». Ce meilleur des gouvernements consiste en la « mise en commun » des terres et des produits du travail, « de sorte que chacun profitât du travail de tous ; tous du travail de chacun ». Pour ce faire, il convient de transformer la « propriété particulière » en « propriété commune », réaliser un « partage égal du travail », récompenser les « bonnes actions […] pour entretenir l’énergie », tandis que « la nourriture se prendra en commun et tous les autres besoins de la vie seront alloués par la Communauté2 ».

Le communisme est à la fois une modalité particulière de gouvernement, une catégorie théorique à côté du despotisme et du monarchisme, mais il renvoie aussi à une réalité concrète.

Sous la plume de Restif, le communisme est à la fois une modalité particulière de gouvernement, une catégorie théorique à côté du despotisme et du monarchisme, mais il renvoie aussi à une réalité concrète, celle du mode de vie des tribus autochtones d’Amérique, les Othomacos de l’Orénoque et les « Alibamons » ou Alabamas de l’État américain auquel ils ont donné leur nom. Dans l’usage du terme, cette double réalité du communisme est une constante. Il se présente comme une possibilité à venir, mais aussi comme un mode de vie (pré)existant, perçu comme « naturel », indépendant de la modernité et de l’industrialisation. Ainsi, à partir de la fin du XIXe siècle, l’école marxiste, tout en annonçant une société communiste à venir, développe, elle aussi, une attention particulière au « communisme primitif », catégorie renvoyant à un premier type de société humaine caractérisé par une double absence de classes sociales et de propriété privée.

Plutôt que cette naissance linguistique au XVIIIe, les courants socialistes et communistes du XIXe et XXe siècles choisirent généralement de se doter de racines philosophiques plus anciennes. Ils renvoient de préférence à La République de Platon (IVe siècle av. J.-C.) ou à L’Utopie de Thomas More (1516). Dans les deux cas, nous aurions tort, néanmoins, de considérer leurs auteurs comme des communistes avant l’heure. En effet, pour Platon, la communauté des biens, des femmes et des enfants, n’est pas un véritable projet politique, mais un pur exercice de pensée, destiné à réfléchir à la notion de « juste ». De plus, cette communauté ne concerne qu‘une seule classe sociale, celle des « gardiens ». Lorsque le philosophe athénien pense la politique, il défend en fait une stricte inégalité naturelle parmi les humains, conspue la démocratie et encense la figure aristocratique du Philosophe-roi. L’humaniste anglais Thomas More, bien plus égalitariste, déclare quant à lui ne pas « consentir à tout ce qui a été dit » de l’île d’Utopie. Et s’il « confesse aisément qu’il y a chez les Utopiens une foule de choses qu[’il] souhaite voir établies dans nos cités », il ajoute : « Je le souhaite [optare] plus que je ne l’espère3. » Restif de la Bretonne se révèle également sceptique. Pour l’inventeur du mot, il est tout simplement impossible d’établir le communisme, qui est pourtant « la Communauté à établir pour le bonheur du Genre-humain 4 ». La raison ? Les « meneurs du Genre-humain, les égoïstes, les riches, tous les vicieux », de sorte que même « un Dieu ne l’établirait pas ». À moins que l’établissement du communisme ne se déroule pas de cette façon…

Marx et Engels, le communisme en mouvement

Au milieu du XIXe siècle, le communisme subit un bouleversement conceptuel sans précédent. C’est sous la plume de Karl Marx et Friedrich Engels que l’événement se produit. Comme l’ont défendu plusieurs historiens des idées, les conceptions politiques avancées par les deux militants allemands ne sont pas d’une grande originalité. Elles se retrouvent chez des prédécesseurs, comme Saint-Simon. Le changement est ailleurs : dans l’articulation inédite de ces idées au sein d’une pensée générale innovante de l’économie et de l’histoire. Pour Marx et Engels, leurs devanciers furent avant tout des utopistes, des idéalistes, dressant des plans de société parfaite pour essayer – éventuellement – de les réaliser ensuite5.

Au contraire, les deux militants ne prétendent nullement réaliser une société idéale par leur volonté individuelle, la qualité de leurs raisonnements théoriques ou moraux. Ils sont les premiers à reconnaître les barrières infranchissables dressées devant de tels projets, jugés chimériques. De leur point de vue, qui se veut matérialiste et scientifique, c’est la dynamique économique et sociale à l’œuvre dans le mode de production capitaliste qui entrainera sa propre disparition et son dépassement. En somme, alors que chez Restif de la Bretonne, les égoïstes et les riches empêchent la réalisation du communisme, chez Marx et Engels, ils concourent à sa réalisation.

Le communisme n’est plus ce plan à réaliser, cet « état qui doit être créé », il n’est pas non plus « un idéal sur lequel la réalité devra se régler », mais « le mouvement réel qui abolit l’état actuel».

Ainsi donc, le communisme n’est plus ce plan à réaliser, cet « état qui doit être créé », il n’est pas non plus « un idéal sur lequel la réalité devra se régler », mais « le mouvement réel qui abolit l’état actuel6 ». De l’état statique au mouvement propre au mode de production capitaliste, c’est un retournement complet dans les termes du débat. Suivant cette perspective, les dénommé·es « communistes » seront celles et ceux qui participent consciemment à l’évolution historique déjà en cours, menant au dépassement du capitalisme, sans pour autant pouvoir ou vouloir en décrire à l’avance tous les détails.

Quand les bolchéviques arrivent au pouvoir en Russie en 1917, puis que l’URSS se constitue, ses représentants, en accord sur ce point avec la perspective de Karl Marx, ne considèrent donc pas du tout avoir mis en place le communisme, quelles que soient les transformations de législation, de gouvernement ou de propriété effectuées. La Russie travaille seulement à la réalisation historique de cette société future. Cohérente, l’URSS ne se décrira donc pas comme « communiste », mais bien comme « socialiste » – un terme plus lâche, pouvant décrire la socialisation d’une partie des moyens de production (voir plus bas : « Le socialisme, première étape du communisme »). Du point de vue soviétique, comme, aujourd’hui encore, du point de vue de la Chine de Xi Jinping, il n’a donc jamais existé sur la planète Terre de société industrialisée communiste, et encore moins d’État. Plus que « le siècle des communismes7 », le XXe siècle fut donc celui des communistes, théoricien·nes et militant·es, au pouvoir ou non, agissant dans la perspective de cette société à venir.

Une société à venir

Si le mode de production capitaliste porte en lui-même son dépassement, il semble légitime de comprendre à quoi ressemblera ce communisme dans l’avenir. En effet, tout en refusant de rentrer dans les détails par exigence de scientificité, la société future mérite d’être esquissée a minima. Dans le Manifeste du Parti communiste (1848), Marx et Engels écrivent que « les communistes peuvent résumer leur théorie dans cette proposition unique : abolition de la propriété privée8 ». Après une transition, la fameuse « dictature du prolétariat9 » où « le prolétariat se servira de sa suprématie politique pour arracher petit à petit tout capital à la bourgeoisie, pour centraliser tous les instruments de production dans les mains de l’État, c’est-à-dire du prolétariat organisé en classe régnante10 » et rendre « le travail obligatoire pour tous11 », la société passera au communisme, c’est-à-dire une société sans classes, « une association où le libre développement de chacun est la condition du libre développement pour tous12 ».

Les points essentiels du communisme seraient donc la fin de la propriété privée, des classes sociales et de l’État, remplacé par une association de travailleurs, permettant la liberté concomitante de chacun et de tous.

Si l’on cherche un tableau plus précis, L’idéologie allemande (1846) – période charnière entre les écrits de jeunesse et de maturité – nous décrit quant à elle « la société communiste, où chacun n’a pas une sphère d’activité exclusive, mais peut se perfectionner dans la branche qui lui plaît13 ». Ainsi donc, « la société règlemente la production générale, ce qui crée pour moi la possibilité de faire aujourd’hui telle chose, demain telle autre, de chasser le matin, de pécher l’après-midi, de pratiquer l’élevage le soir, de faire de la critique après le repas, selon mon bon plaisir, sans jamais devenir chasseur, pécheur, ou critique ». Se profilerait donc à la fois une suppression de la division du travail telle que nous la connaissons et une « réglementation de la production générale » par les travailleurs, une « organisation planifiée consciente14 » selon les mots d’Engels.

Le communisme : un idéal anarchiste ?

Après la mort de Marx, le mot « communisme » perd peu à peu de son attrait pour les militants du mouvement ouvrier, à part pour les anarchistes, qui récupèrent le terme ! Et l’on comprend aisément pourquoi. L’anarchie n’est-elle pas cette vie vécue en communauté, où les biens et le travail sont partagés, sans classes sociales ni gouvernements ? Historiquement, militants communistes et anarchistes furent d’ailleurs unis dans la 1re Internationale (1864-1871). Durant cette période, la distinction entre tendances n’est pas aussi claire qu’aujourd’hui. Les débats portent sur les moyens, beaucoup moins sur les fins. Pour Marx et ses partisans, il convient d’abord de conquérir le pouvoir et l’État aux mains de la bourgeoisie, pour ensuite établir la société communiste ; pour Bakounine, cette stratégie est erronée. Il faut détruire le pouvoir sans attendre. L’erreur des « marxistes », terme péjoratif à l’époque, serait de vouloir mimer la société bourgeoise en créant des partis à son image et en cherchant à prendre la place des dominants.

Si les moyens sont différents pour mettre à bas l’ancienne société, les finalités sont similaires. Les points communs sont en effet nombreux entre les diverses tendances : comme les anarchistes, les communistes Marx et Engels condamnent l’État, une institution oppressive au service de la bourgeoisie. Passée une phase intermédiaire de sortie du capitalisme, dans laquelle les ouvriers se servent de l’État à leur avantage, le communisme sera – comme pour les anarchistes – une société sans État ni gouvernement. De manière générale, la nouvelle société signera la fin de notre conception même de la politique, voyant le passage d’un « gouvernement des personnes » à « l’administration des choses », avec une « direction des opérations de production15 ».

Au contraire des présentations généralement répandues, c’est donc un contresens de voir en Marx et Engels les défenseurs d’un système de « tout à l’État » ou de « socialisme étatique » qu’ils ont toujours dénoncé comme objectif final. Le communisme signifie la disparition de toute forme de domination – y compris étatique –, quels que soient les idéaux invoqués pour la justifier.

Le socialisme, première étape vers le communisme

1917, un bouleversement : la Révolution. Contrairement à ce que l’on pense généralement, elle n’est pas réalisée explicitement par des « communistes ». Ce sont les démocrates socialistes du Parti ouvrier social-démocrate russe (POSDR) qui s’emparent du Palais d’Hiver. Il faut en effet attendre le mois de mars 1918 pour que « la vieille appellation marxiste de communiste16 » soit récupérée par le révolutionnaire russe Vladimir Lénine. La première étape dans ce retour du terme passe par la modification du nom de son parti : jusque-là démocrate socialiste (ou « social-démocrate »), le parti devient « communiste » (1918)17.

Ce changement d’appellation a pour objectif de marquer la coupure symbolique avec les autres partis ouvriers européens, également dénommés « socialistes » et « social-démocrates ». Les bolchéviques les accusent en effet d’avoir trahi les idéaux du mouvement ouvrier socialiste, en ayant participé à l’effort de guerre aux côtés de leurs bourgeoisies nationales respectives. Par ailleurs, ce changement d’appellation permet, aux dires de Lénine, d’atteindre une « justesse scientifique » dans la dénomination du parti, puisque la société socialiste sera bien, à ses yeux, « communiste » au sens décrit par Marx, et non simplement démocratique et sociale.

La deuxième étape dans le retour du terme est la création d’une nouvelle association internationale des travailleurs, l’Internationale communiste (IC) (1919), surnommée « Troisième internationale » ou « Komintern ». En revenant sur le devant de la scène, le communisme n’en perd pas son idéal antiétatique. Fidèle à la pensée de Marx, Lénine l’expose clairement dans l’ouvrage rédigé en 1917 : L’État et la révolution. C’est avec celui-ci que s’impose la conception d’un changement de société en deux phases. Chez Marx, ces deux phases sont toutes deux qualifiées de « communisme », avec une phase inférieure et une phase supérieure18. Pour Lénine, au contraire, suivant l’usage des militant·es qui l’entourent, la première phase se nomme « socialisme », et seule la seconde est qualifiée de « communisme ».

Dans la phase socialiste qui suit la révolution, la nouvelle société n’est pas encore totalement libérée de l’ancienne. Si des progrès sont établis, avec la socialisation de moyens de production et l’impossibilité de s’enrichir individuellement aux dépens des autres, le partage de ce qui est produit dépend encore du travail effectué individuellement. Ce n’est que dans la phase supérieure, celle du communisme, que nous passons alors à une société d’abondance, où chacun travaille selon ses capacités et reçoit selon ses besoins. Mais laissons sa description à Karl Marx : « Quand auront disparu l’asservissante subordination des individus à la division du travail et, avec elle, l’antagonisme entre le travail intellectuel et le travail manuel, quand le travail sera devenu, non seulement le moyen de vivre, mais même le premier besoin de l’existence ; quand, avec le développement en tous sens des individus, les forces productives iront s’accroissant, et que toutes les sources de la richesse collective jailliront avec abondance, – alors seulement l’étroit horizon du droit bourgeois pourra être complètement dépassé et la société pourra écrire sur ses drapeaux : “De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins !”19 ».