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La matrice conservatrice de l’anti-populisme

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Dans L’Anti-populisme ou la nouvelle haine de la démocratie, Antoine Chollet interroge le concept complexe de « populisme ». Largement utilisé comme invective dans les débats politiques contemporains, il se situe pourtant au croisement de nombreuses réflexions essentielles sur la démocratie : le peuple doit-il être tempéré ou au contraire au cœur des processus démocratiques ? Et au fond, quelle démocratie voulons-nous ?

Le « moment » du populisme semble être passé. Les partis politiques qui s’en revendiquaient ou qu’on classait sous cette étiquette, malgré leur grande diversité, ont surtout connu des défaites ou des tassements en Europe. Qu’on pense à Syriza, qui vient d’échouer lourdement aux dernières élections législatives grecques face à une droite victorieuse et toujours plus décomplexée ; ou à Podemos qui, certes gouverne encore avec les socialistes espagnols, mais a perdu de sa superbe et a du s’allier avec le reste de la gauche radicale pour ne pas trop sombrer aux dernières élections anticipées. La France insoumise a bien réussi à gagner un « leadership » au sein de la gauche française, mais à quel prix ? Et pour combien de divisions dévorantes ? En Belgique, la santé électorale du PTB, qui sera à confirmer en 2024, semble l’exception, d’autant que le parti marxiste à un rapport ambigu au populisme.

Il faut dire que face à la montée en puissance de ces mouvements, dans les années 2010, un contre-discours a rapidement été mis en place. Cet anti-populisme s’entendait bien sûr à droite, mais aussi, beaucoup, dans un « centre[1. La notion même de « centre » pourrait être contestée ; ici on vise bien les libéraux économiques, qui rejettent, au moins théoriquement, le nationalisme et l’identitarisme de la droite.] » qui y cherchait presque un fondement identitaire en ramenant l’extrême gauche et l’extrême droite à une même nature antidémocratique. Il y a quelques années, on appelait cette approche la théorie du « fer à cheval », mais celle-ci est passée de mode au profit du concept du populisme qui remplit exactement le même office : indiquer que les extrêmes se rejoignent. Investissant toujours plus loin le champ symbolique de la responsabilité, ces figures centristes, dont beaucoup ont pu se dire « de gauche » ou « progressiste », insistaient sur le ferment démagogique de ces mouvements : « Ils prétendent pouvoir résoudre les problèmes sociaux ! Ils parlent du « peuple » comme d’une entité opposée aux puissants ». On y retrouve donc aussi les stigmates d’un anti-marxisme plus ancien, pour lequel la lutte des classes est foncièrement aussi dangereuse que le fascisme.

Dans son dernier ouvrage, Antoine Chollet, politologue et historien des idées à l’Université de Lausanne, revient précisément sur cette pensée anti-populiste et sur ses sources. S’il s’inscrit dans une longue et riche tradition défendant une conception conséquente de la démocratie, dans les pas d’un Cornelius Castoriadis ou d’un Miguel Abensour, son livre à l’immense mérite de revenir aux textes et à ouvrir une porte sur l’histoire des idées anglo-saxonnes, qui reste encore trop peu connue et étudiée par les francophones. On peut découvrir en le lisant que les studies sur le genre ou la race sociale, que les partis nationalistes accusent régulièrement d’être une culture importée, ne sont pas les seules idées à arriver en Europe ; nous sommes aussi influencées[2. Dans cet article, le féminin fait office d’indéfini.] par des théories conservatrices états-uniennes qui charrient une vraie haine de la démocratie et de la transformation radicale de la société.

La science politique et l’antipopulisme

Le politologue Antoine Chollet n’est pas tendre avec sa « profession » et on le comprend ! Retraçant la généalogie de l’anti-populisme, il décrit son berceau : l’université américaine post-McCarthy[3. Le sénateur Joseph McCarthy mène au début des années 1950 une vaste opération politique contre les « ennemis de l’intérieur », en particulier socialistes et communistes. Le simple fait de se déclarer « communiste » ou de refuser de dénoncer « des complices » pouvaient mener à des poursuites.] des années 1950.

C’est à cette époque qu’émerge une définition moderne de l’anti-populisme. Et elle naît d’un étonnant paradoxe : les intellectuels libéraux (dans le sens américain, donc de gauche), sortant de la chasse aux sorcières paranoïaques visant les « infiltrées » communistes, ont amalgamé le maccarthysme et la droite la plus radicale américaine avec les populistes du People’s party[4. Le People’s party est une plateforme et un parti politique américain actif des années 1890 aux années 1910. Il synthétisait plusieurs mouvements dit « populistes » de fermiers, de syndicalistes et de militants favorables à une grande réforme fiscale. Voir T. Scohier, « Les populismes dans l’histoire : révoltes et réformes sociales », Journal de Culture et Démocratie, n°52, mai 2012.] et l’aile la plus progressiste des démocrates. Richard Hofstadter, Edward Shils, Seymour Martin Lipset… des noms qui ne disent sans doute rien, à part peut-être aux diplômées en sciences politiques[5. On privilégie ici le pluriel pour sciences politiques, sauf quand on fait expressément référence à la définition positiviste de « la » science politique.], mais qui vont être à l’origine de cette matrice anti-populiste.

Défendant les libertés individuelles avant tout autre chose, ils mettent sur le même plan le Ku Klux Klan et les mouvements agraires militant pour la réduction du temps de travail ou des taxes sur les hauts revenus. Ils considèrent en effet que l’égalitarisme s’oppose fondamentalement à la démocratie… Mais pas n’importe laquelle. Leur définition rejoint celle, minimaliste, que Joseph Schumpeter a avancé dans Capitalisme, socialisme et démocratie en 1942. Or, Schumpeter a le mérite ne pas faire mystère de sa conception du peuple ou des classes populaires. Pour lui et pour les anti-populistes, le problème vient avant tout de cette opposition, qu’on pourrait dire originelle, de ce qu’est la démocratie : un régime modérant les élans populaires ou un régime dont la légitimité provient précisément de l’implication du peuple. Ils choisissent bien sûr la première option.

Antoine Chollet cite largement les auteurs concernés et met en lumière leurs préjugés politiques et sociaux. Il est intéressant de noter que cette école politologique, attachée à la neutralité axiologique qu’on enseigne encore aux étudiantes de nos jours et qui prétend que la chercheuse peut/doit se placer dans une position politique neutre, possède des bases théoriques non seulement conservatrices mais inspirées par l’instinct de la chercheuse et par des interprétations psychologiques tout à fait ascientifiques.

En décortiquant l’anti-populisme, le livre ouvre la voie à une critique plus générale de « la » science politique et des politologues, dont certaines peuvent se concevoir comme des conseillères ou des techniciennes du pouvoir, et devraient par là rejeter violemment toute perspective de recherche qui mènerait hors de l’ordre établi.

Populisme(s)

L’auteur s’attaque également à la définition du populisme et va endosser, très ouvertement, une interprétation précise. Il commence par rappeler que l’extrême droite et les fascismes ne peuvent être considérés comme des mouvements populistes parce qu’ils trompent le peuple ou se revendiquent de son essence. Certes, il peut exister, chez les conservateurs, le fantasme d’un peuple de « bon sens », baigné dans des « valeurs séculaires » – il cite Christopher Lasch mais c’est sans doute Jean-Claude Michéa qui incarne le mieux cette posture dans le paysage intellectuel – cependant il n’a pas grand-chose à voir avec le populisme historique dont ces obédiences se réclament pourtant. Le People’s party était issu d’une multitude de groupes populaires, avec une importante base de petites fermières, mais ses positions étaient radicalement progressistes. Quant aux narodniki, qui pratiquaient l’assassinat politique et le lancer de bombes dans la Russie tsariste, elles étaient surtout constituées d’intellectuelles ou de bourgeoises en rupture qui idéalisaient l’univers agraire mais défendaient, malgré tout, un programme anti-autoritaire et de justice sociale.

Antoine Chollet distingue, à gauche, deux formes de populisme : le césarisme et le populisme démocratique proprement dit. La première renvoie explicitement aux travaux d’Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, jugeant toutes les deux qu’un mouvement populaire doit se doter d’un chef et d’une conduite hiérarchique claire. Bien que les mouvements que j’évoquais en début d’article, de Podemos à Syriza, se revendiquent directement ou indirectement du populisme « stratégique » de Laclau et Mouffe, leurs origines respectives les rendent plus ou moins sensibles à la question de l’horizontalité. La France insoumise paraît à ce niveau un exemple de césarisme, tant elle s’organise de manière « gazeuse » autour de la figure de Jean-Luc Mélenchon, avec tous les problèmes afférents. C’est également le cas du PTB qui, s’il n’est pas construit autour d’un culte du chef, possède des structures particulièrement hiérarchiques et verticales.

>>> Lire aussi : PTB et France insoumise : la revanche des dissidents

Le populisme démocratique se distingue du césarisme par sa nature effervescente, par sa « culture du mouvement » (p. 143) conçu comme une pluralité qui ne pourra jamais être figée dans la hiérarchie stratégique ou directive d’un parti traditionnel. L’auteur renvoie au théoricien politique Lawrence Goodwyn, spécialiste du populisme historique, dont aucun des livres phares[5. Antoine Chollet mentionne notamment Democratic Promise publié en 1976.] n’a, à ma connaissance, été traduit en français (et c’est bien dommage !). Pour Antoine Chollet, « le populisme est cette appréhension élémentaire des choses politiques qui considère que les collectivités ont la capacité de se gouverner elles-mêmes, de se donner leurs propres règles, et que cette capacité doit être valorisée. Il affirme qu’une société fondée sur les relations égalitaires entre tous ses membres est préférable à une société qui repose sur la déférence, l’asymétrie et l’existence d’une élite solidement installée au pouvoir. » (p. 155).

Confusion et théorie du complot

Le livre d’Antoine Chollet laisse de côté plusieurs questions qui sont en général arrimées à celle du populisme : le confusionnisme, le complotisme et d’une manière générale les attaques qui visent la vérité objective dont Trump s’est fait le héraut. On ne peut évidemment pas reprocher à son auteur d’avoir choisi de circonscrire son étude à d’autres sujets et en particulier à ceux qu’il connaît le mieux, mais il semble difficile de ne pas les évoquer. Les anti-populistes assimilent en effet les extrêmes en affirmant qu’ils usent tous deux de la confusion, du complot et de la négation des faits. Si on peut rapidement évacuer ce dernier point, tant il nous paraît impraticables de juger les différentes « vérités politiques » des idéologies partidaires, les deux premiers méritent notre attention.

En effet, les thèses complotistes font aujourd’hui des ravages, on l’a vu notamment pendant la crise épidémique à l’égard de la vaccination. Or, aucun camp politique n’est exempt de ces problématiques. Comme Marie Peltier l’indiquait, dans un entretien à Politique, la gauche « a été gangrenée par notre posture antisystème, qui nous a complètement aveuglés ». Cependant, ces phénomènes ne sont pas nouveaux et ils ne touchent pas… que le peuple. Les élites sont également sensibles au complotisme et en sont également de grands pourvoyeuses puisqu’elles possèdent un accès privilégiés aux médias. Antoine Chollet, s’il n’aborde pas frontalement ces questions, questionne malgré tout celle du racisme et des discriminations au sein du populisme historique, notant que si elles n’en étaient pas absentes, elles y étaient beaucoup moins développées que dans des mouvements comme le Klan et le système ségrégationniste du Sud. Au contraire, des abolitionnistes (de la ségrégation) et des féministes faisaient parties des groupes amalgamés par le mouvement populiste.

S’il faut faire face à la question du complotisme et de la confusion politique, il faut aussi savoir la décorréler d’une analyse qui assimilerait le peuple à un grand corps sans tête, facilement manipulable. Les individues ne sont pas foncièrement plus complotistes que leurs représentantes élues ; les exemples de consultations citoyennes (la Convention citoyenne pour le climat en France, les commissions délibératives bruxelloises) semblent même pointer dans le sens inverse.

>>> Lire aussi : Complotisme : dépolitiser le débat à tout prix (entretien)

En Belgique : oligarchie et multitude associative

Si chez nous la démagogie trumpienne ne manque pas, notamment dans la communication effrénée du MR, et si un populisme hiérarchique, qu’on dira plus léniniste que césariste, est bien endossé par le PTB, le populisme démocratique est plus dur à trouver. La vie associative est pourtant très diverse et vivace dans l’espace francophone, mais la notion même de « peuple » n’y existe pas vraiment. On préfère la figure de la citoyenne, comme dans les mouvements de jeunesse avec leur Cracs – Citoyen(ne) responsable, actif, critique et solidaire.

Si on remonte un peu dans le temps, il ne serait sans doute pas trop difficile d’identifier des moments de notre histoire politique, militante et associative qu’on pourrait décrire comme des sursauts populistes démocratiques. La grève générale de 1960-61, quand elle déborde les syndicats, par exemple ; quoi qu’il faudrait interroger l’importance, au sein du renardisme [6. Dérivé du nom d’André Renard, syndicaliste et socialiste qui a poussé pour un mouvement populaire et wallon.], de la figure du sauveur. Plusieurs luttes spécifiques dans le monde du travail semblent aussi bien correspondre, mais leur isolation minimise leur impact « populaire ». C’est peut-être la structuration du monde associatif, nourri dans les années 1970-1980, qui en serait la meilleure illustration : l’horizontalité et l’autonomie critique face à l’État en ont effectivement constitué des piliers importants. Si ce souffle a bien défini le paysage associatif actuel, sa vivacité politique s’est effilochée et on compte sur les doigts d’une main les associations qui assumeraient une forme de politisation (pas forcément partisane) active.

Pourtant la démocratie représentative belge est un bien bel exemple de ce qu’on peut appeler avec Jacques Rancière, que cite Antoine Chollet (p. 124), un État de droit oligarchique ou plus légèrement, avec Castoriadis, une oligarchie libérale. Les représentants élus se recrutent très largement dans l’élite et se renouvellent peu[7. Ici, le masculin est volontaire. On peut se référer aux conclusions de M. Paret, É. Rousseau et P. Wynants, « Le profil des parlementaires francophones en 2015 », Courrier hebdomadaire du CRISP, 2016/18, n° 2303, pages 5 à 56.].

Si des tentatives d’implication des citoyennes ont bien été réalisées, c’est toujours dans une logique de démocratie participative, compromis jugé convainquant entre démocratie représentative et démocratie directe. Et même si la suppression du Sénat pourrait bien avoir lieu lors de la 7e réforme de l’État, il est difficilement imaginable que les partis politiques se mettent d’accord sur une chambre tirée au sort (et qui aurait, a fortiori, plus que des compétences consultatives), évoluant ainsi hors de leur sphère d’influence.

S’il est bien une chose qui doit faire réfléchir la gauche, dans son ensemble et ses variétés, c’est cette « haine de la démocratie » que décrit Antoine Chollet, là encore en suivant le chemin de Rancière. Son expression semble de plus en plus virulente dans une Europe où fleurissent les régimes illibéraux et où les régimes supposément à la pointe contre le nationalisme identitaire, comme le macronisme, banalisent de manière affolante la répression étatique et le rétrécissement du champ démocratie aux seuls « centristes ».

>>> Lire aussi : Pour une démocratie réellement citoyenne

En Belgique francophone, la structure de notre société civile et la tradition syndicale et militante de la gauche nous ont protégées jusqu’ici… mais pour combien de temps ? À la haine de la démocratie, il faut opposer non un amour déclaratif, mais une pratique générale, petite ou grande, des actes démocratiques le plus souvent possibles, non seulement dans le champ politique, mais aussi dans celui du travail, de la vie culturelle dont l’éducation permanente est un aspect. C’est à ce compte qu’on peut édifier un imaginaire démocratique vivace et en expansion constante.