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La mort, la souffrance et les médias

Si l’explosion de la rue Léopold à Liège avait eu lieu pendant le tremblement de terre en Haïti, les Belges n’auraient probablement jamais entendu parler de ce pays. Et si Michaël Jackson était mort au même moment, il est probable que ni le tremblement de terre ni l’explosion n’aient retenu notre attention. Le chanteur sort un nouvel album, c’est une aubaine ! Il est accusé de pédophilie, c’est le scoop de la semaine ! Il meurt, on peut oublier le reste ! Initier la débauche commémorative, et parler de la « mémoire » du disparu avant même qu’il soit enterré… Cette hiérarchie de l’information est compréhensible lorsqu’un média est simplement un intermédiaire qui vend le produit d’un tiers (une marque de voiture par exemple via la publicité) à un public (les téléspectateurs), le média vend alors «du cerveau disponible» pour la pub, et le reconnaître comme l’ancien patron de TF1 (Patrick Le Lay), c’est faire preuve d’honnêteté. Cette hiérarchie de l’information est en revanche inacceptable quand cela se passe sur le service public avec l’argent de nos impôts et qu’on refuse d’avouer cette façon de faire de l’argent. Tsunami, Haïti, Xynthia et Chiwawa : le rapport que les médias entretiennent avec la souffrance et la mort ressemble dramatiquement à celui qu’ils entretiennent avec toutes sortes de faits divers, le sport, la météo et les chiffres du chômage. On ne voit pas de différence. Les gens qui sont en grande souffrance chez nous ou ailleurs apparaissent à la télévision comme autant d’images expéditives et déshumanisées, noyées dans un ensemble de faits et de commentaires tellement nombreux qu’il n’est parfois plus possible de se souvenir de quelque chose de concret et d’intelligible après le journal.

La mort et la souffrance sont omniprésentes dans les JT (…) elles passent comme une éphéméride (…) qui finit par ne laisser aucune trace sur notre conscience, notre perception du monde, nos valeurs et notre façon de mener notre existence.

Et quand les drames se multiplient et se télescopent, ils ne laissent aucune trace dans les esprits. La mort qui est pourtant omniprésente dans les journaux télévisés passe «comme une lettre à la poste», les chiffres qui se comptent souvent par milliers de décès ici ou là (tremblement de terre, massacre, attentat…) rivalisent avec des images de gens, si pas déjà morts au moment de la prise de vue (immobiles et ensanglantés), souvent morts au moment de la diffusion du reportage le soir dans notre salon. La mort et la souffrance sont omniprésentes dans les JT, mais par le flux continu des images et des commentaires, elles passent comme une éphéméride, c’est-à-dire comme quelque chose qui finit par ne laisser aucune trace sur notre conscience, notre perception du monde, nos valeurs et notre façon de mener notre existence. Les médias sont conscients de ce problème. Pour occulter leur rapport amorphe à la mort et à la souffrance humaine, ils peuvent compter sur une sorte de «Emergency ‘Hommage’ Kit» qui ne nécessite aucun travail de rédaction et qui permet de commenter des images pendant de longues minutes sans penser et sans réfléchir : «la population est sous le choc», «des anonymes ont tenu à exprimer leur solidarité», «une chapelle ardente a été dressée», «des proches sont venus se recueillir», «les téléspectateurs peuvent laisser des messages de sympathie sur notre site Internet», «les psychologues sont sur place», «le Premier ministre a décrété un jour de deuil national»… La mort ignorée au quotidien revient ici sous une forme totalement hypocrite qui privilégie une sorte de communion de façade faite de belles paroles sans substance. Personne n’aura le temps ni l’envie de se mettre par exemple dans la peau du père de famille qui vient de perdre son enfant dans un accident, mais tout le monde pourra laisser un message de sympathie afin de rendre un dernier hommage… On trouvera des excuses aux journalistes mis sous pression pour vendre du «cerveau disponible». Il est impossible d’être triste pour tout et tout le temps et il ne faut pas éloigner les annonceurs. Mais au-delà de ce fait, il n’est certainement pas bon d’habituer les gens à percevoir la mort de façon aussi banale.