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« Le mandat d’arrêt contre Poutine : une décision courageuse et symboliquement importante »

Le lancement d’une procédure par la Cour pénale internationale (CPI), avec délivrance de mandats d’arrêt à charge de Vladimir Poutine et de la Commissaire aux droits de l’enfant Maria Lvova Belova (mise en cause pour la déportation d’enfants ukrainien·nes dans le cadre de la guerre), est une décision importante dans le cours du conflit en Ukraine. Elle est l’occasion de clarifier ses enjeux et d’interroger le rôle joué par le droit pénal international face à la guerre. La Justice internationale est-elle toujours au service des vainqueurs ? Est-elle un moyen efficace à la disposition de ce qu’on appelle « la communauté internationale »? Qui en édicte les règles, depuis quand et dans quel but ? Entretien avec Luc Walleyn, avocat à la Cour pénale internationale (CPI).
 
 

Nous savons que la Cour pénale internationale (CPI) est en principe uniquement compétente pour les actes commis  par des ressortissants ou au sein d’ États signataires du Statut de Rome. Comment peut-elle, dès lors, poursuivre Vladimir Poutine, impliqué dans une guerre dont aucun des belligérants n’a signé le Statut fondant la Cour pénale ?

Luc Walleyn : Sans signer le Statut lui-même, l’Ukraine a quand même accepté, dès 2014, que la CPI poursuive les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité commis sur son territoire, même par des non-nationaux. La CPI est donc bien compétente sur cette base et une enquête préliminaire a été ouverte par le bureau du procureur. Un rapport avait déjà conclu que des crimes de guerre avaient été commis durant les années 2013-2014, mais l’« opération militaire spéciale » lancée le 24 février 2022 a accéléré les choses. Karim Khan, le procureur de la CPI, a déclaré le 28 février qu’il avait l’intention de demander à la chambre préliminaire l’autorisation d’ouvrir une enquête formelle sur les crimes commis en Ukraine, en ce compris ceux qui pourraient y être commis au cours du nouveau conflit. Le lendemain, la Lituanie, a déféré la situation à la Cour, et a été suivie par une quarantaine d’autres États parties. Ceci a permis au procureur de lancer l’enquête sans attendre l’approbation des juges, en collaboration avec les autorités ukrainiennes et celles de plusieurs États européens.

Le 17 mars dernier, la chambre préliminaire a délivré deux mandats d’arrêt pour un crime spécifique : le déplacement forcé d’un nombre important d’enfants ukrainiens vers le territoire russe, qualifié de crime de guerre. D’autres accusations pourraient suivre. C’est à mes yeux une décision courageuse et symboliquement importante. Le fait qu’un de ces mandats vise aussi le président de la Fédération russe n’est pas une violation de son immunité, car l’immunité des chefs d’État est un principe dans les relations entre États qui ne lie pas les tribunaux internationaux, mais a néanmoins des conséquences : la CPI ne peut pas obliger un État membre à arrêter un ressortissant d’un pays tiers qui jouit d’une immunité internationale.

Il y a peu de chances que Vladimir Poutine comparaisse un jour à La Haye. Quel est alors le sens d’une telle procédure ?

Luc Walleyn : La CPI ne peut pas juger par défaut, même si la chambre préliminaire peut confirmer les charges contre des suspects après une audience à laquelle le suspect ne comparait pas. Lors d’une telle procédure, qui est publique, certaines preuves sont déjà présentées, des témoins entendus, et des victimes peuvent intervenir. Si des charges de crimes de guerre étaient confirmées par des juges internationaux contre un chef d’État en fonction, il s’agirait d’une primeur spectaculaire, mais l’existence de mandats a déjà des conséquences. Ces mandats impliquent par exemple que les personnes en question ne peuvent plus voyager dans les pays qui ont ratifié le Statut de la Cour, sous peine d’y risquer une arrestation et une remise à La Haye. Les poursuites permettent la confiscation des biens et des avoirs que ces personnes possèdent dans ces pays. Et puis, les crimes internationaux sont imprescriptibles et nous ne savons pas quelle sera la situation des dirigeants russes dans une ou deux décennies.

La déportation d’enfants ukrainiens est un crime, grave certes, mais relativement marginal dans le cadre de la guerre. Ne faudrait-il pas plutôt poursuivre l’agression contre un pays indépendant, qui semble à la base de tous les crimes commis dans ce contexte ?

Luc Walleyn : C’est vrai que l’invasion russe et la guerre quasi-totale qui s’en est suivie sont des exemples d’école de ce qu’on peut appeler un crime d’agression. De quoi parle-t-on ? L’histoire est faite d’agressions innombrables. Sans remonter au Moyen Âge, et en laissant de côté les guerres coloniales, il suffit de penser aux guerres napoléoniennes pour se rendre compte que le regard d’aujourd’hui a changé. C’est après la Deuxième Guerre mondiale que les tribunaux de Nuremberg et de Tokyo ont développé pour la première fois dans l’histoire une jurisprudence dans ce domaine, et la Charte des Nations Unies de 1945 a confirmé formellement qu’est illégal tout usage de la force dans les rapports entre États, en l’absence de légitime défense ou d’autorisation des Nations Unies. Néanmoins, ce n’est pas toujours évident de savoir si une action militaire est à considérer comme un acte d’agression (dans le chef d’un État), et encore moins si ça constitue un crime d’agression (dans le chef d’un individu).

Ce n’est qu’en 2018 qu’un nombre important d’États – les 123 qui ont participé à la convention de création de la Cour pénale internationale – se sont mis d’accord sur une définition du crime d’agression, en intégrant ce crime dans la liste de ceux que la CPI peut poursuivre, à côté des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité et du génocide. La définition est volontairement restrictive, et seuls peuvent être poursuivies les personnes qui, par la position qu’elles occupent dans l’appareil d’État, peuvent contrôler ou diriger une guerre contre un autre pays. En plus, si l’agression est commise par un État partie au Statut de Rome, seul le Conseil de sécurité des Nations Unies peut renvoyer l’affaire devant la CPI, ce que le droit de veto de la Russie rend impossible. Certains proposent de modifier le Statut pour permettre aussi à l’Assemblée générale de prendre une telle décision, mais ça implique une procédure de longue haleine.

C’est apparemment la raison pour laquelle l’Ukraine, rejointe par le Parlement européen, demande la création d’un tribunal spécial ?

Luc Walleyn : En théorie, il est possible de créer un tribunal pour juger uniquement les plus hauts dirigeants politiques et militaires russes, mais c’est là un investissement fort lourd, s’il est destiné uniquement à permettre d’ajouter le crime d’agression aux crimes de guerre et crimes contre l’humanité dont se rendraient coupables les auteurs. Certains, notamment aux États-Unis (rappelons que les Américains ne reconnaissent pas la CPI), plaident pour un tribunal spécial qui jugerait non seulement le crime d’agression, mais aussi les crimes de guerre, ce qui aurait à leurs yeux l’avantage de mettre la CPI hors-jeu. Mais pour justifier sa compétence, un tel tribunal devrait être créé ou soutenu par l’Assemblée générale des Nations Unies, ce qui parait peu probable, ou faire partie du système ukrainien, le cas échéant renforcé par des juges internationaux (juridiction hybride). À mon avis, une nouvelle juridiction spéciale n’aurait pas nécessairement la légitimité de la CPI, qui est quand même basée sur un traité qui lie 123 États. Le fait qu’elle peut juger les crimes de guerre commis par des Russes, mais aussi ceux commis par des Ukrainiens, renforce son indépendance, et elle ne peut pas être suspectée d’être sous l’influence des États-Unis.

Que la CPI ne soit pas sous domination américaine, c’est évident, mais on peut quand même se poser la question du « deux poids deux mesures ». Des pays occidentaux ont aussi commis des agressions, et même des crimes de guerre, par exemple en Irak ou en Afghanistan. On semble moins se précipiter pour les juger…

Luc Walleyn : C’est une question vraiment importante et qui mériterait de longs développements. Les raisons sont multiples. La première est que la CPI agit dans les limites des règles du Statut de Rome, dont la première est que la compétence est liée au pays sur le territoire duquel les crimes sont commis ou dont les suspects ont la nationalité. Une autre est qu’elle agit sur base du principe de complémentarité, c’est-à-dire qu’elle n’intervient que si les pays concernés ne veulent ou ne peuvent pas intervenir (avec une exception pour les cas renvoyés par le Conseil de sécurité de l’ONU). Jusqu’à ce jour, tous ceux qui ont comparu devant la CPI venaient du continent africain, mais ils l’étaient tous par suite d’un renvoi de la situation par leur propre pays. Si les crimes de guerre sont instruits et poursuivis par la justice nationale, la Cour doit en principe s’abstenir. C’est le même principe qu’on applique en matière de droits humains. La Cour de Strasbourg ne condamne pas de pays si un recours interne est possible. Mais la raison principale est que la Cour juge des individus, et doit pouvoir établir leur responsabilité individuelle dans les décisions qui ont mené aux exactions à poursuivre. Ce n’est pas toujours aisé, à la fois parce qu’il s’agit souvent de décisions assumées par des instances politiques, et parce que le recueil des preuves peut très difficilement se faire dans un pays qui ne va offrir aucune collaboration et va au contraire empêcher toute enquête sérieuse. C’est par exemple ainsi que le dossier ouvert pour la situation en Afghanistan a dû être clôturé parce qu’aussi bien les Talibans que les États-Unis refusaient toute collaboration avec la CPI.

En juin 2022, il y a quand même eu pour la première fois des mandats d’arrêt contre des Européens (dans la situation de la Géorgie), et celui contre Poutine confirme que la CPI ose aussi s’attaquer à des dirigeants puissants d’un pays puissant. C’est possible, parce que l’enquête peut se faire sur place sans être bloquée ou empêchée par les autorités, ukrainiennes en l’occurrence, et que certains crimes sont publiquement revendiqués par les intéressés. Je ne crois pas que les autorités russes ne font qu’en rire et cela ne me semble pas anecdotique qu’en réaction, des juges russes ont délivré des mandats d’arrêt contre le procureur et des juges de la CPI. En 2019, c’est la procureure précédente, Fatou Bensouda, qui s’était vue révoquer son visa par les États-Unis, après qu’elle ait ouvert une enquête à propos de la situation en Afghanistan.

On comprend qu’il y ait un désir et un besoin de faire juger les auteurs de massacres, de viols et de pillages commis dans le cadre d’une guerre. Si on trouve logique de poursuivre devant un tribunal celui qui vole un sac, casse le nez de son voisin ou cause un accident de la route, il semble évident de ne pas laisser impunis les crimes de masse. Mais est-ce vraiment aux juges de décider si une guerre est légitime ? N’est-ce pas toujours une justice de vainqueurs ?

Luc Walleyn : On pourrait dire que c’était le cas après la Deuxième Guerre mondiale, avec les procès de Nuremberg et de Tokyo, qui ont en quelque sorte été les modèles, dont les principes qu’ils ont dégagés restent en tout cas les fondements de la justice internationale que nous connaissons aujourd’hui. Mais pour ce qui est de l’Ukraine, il y a un consensus international sur l’illégalité de l’action militaire russe, qui a été condamnée par l’Assemblée générale des Nations Unies, avec une majorité écrasante. Une commission d’enquête des mêmes Nations Unies a conclu à ce que des crimes de guerre sont commis sur une large échelle, et le Conseil de l’Europe a exclu la Russie de son enceinte.

Il n’y a pas de désaccord non plus sur les règles qui ont été violées. Même des alliés de la Russie, comme la Chine, affirment la nécessité de respecter la souveraineté et l’indépendance des pays, ainsi que l’intégrité de leur territoire. Par ailleurs, les dirigeants russes n’ont pas caché leur intention de soumettre toute l’Ukraine à leur contrôle et se sont permis d’annexer une partie importante de son territoire. Il s’agit donc d’une agression évidente et incontestable, accompagnée par un usage de la force très important, aussi contre la population civile, avec des crimes de guerre de grande échelle. Une guerre d’agression engage non seulement l’État qui la mène, mais aussi la responsabilité pénale des dirigeants politiques et militaires qui ont décidé de la déclencher ou qui la soutiennent. Ce principe est accepté depuis la fin de la Première Guerre mondiale, même si l’empereur allemand de l’époque a pu se soustraire aux poursuites.

Quel rôle la Belgique peut-elle jouer, alors que notre pays accueille un nombre important de réfugié·es ukrainien·nes ?

Luc Walleyn : La Belgique soutient l’enquête de la CPI et collabore avec des initiatives européennes, notamment dans le cadre d’Eurojust (l’Agence de l’Union européenne pour la coopération judiciaire en matière pénale, NDLR), mais il n’y a pas, comme dans d’autres pays, une documentation systématique des crimes dont pourraient avoir été victimes des Ukrainien·nes qui vivent maintenant en Belgique. Idéalement, on devrait créer une section de la police fédérale qui centralise des plaintes et des témoignages en relation avec le conflit, ne fut-ce que pour les transmettre à la CPI, comme d’autres pays l’ont déjà fait. On pourrait détacher des agents pour renforcer les équipes qui enquêtent sur le terrain, comme l’a fait par exemple la France, indépendamment de la recherche de certains soutiens illégaux à la guerre, comme l’exportation de matériel militaire ou autres violations des sanctions contre la Russie.

Propos recueillis par la revue Politique le 11 avril 2023.

(Image de la vignette et dans l’article sous CC BY 4.0 ; photographie de Vladimir Poutine, prise en mai 2022 par le Kremlin.)