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Le problème de l’héritage, une affaire de famille

Taxer l’héritage, est-ce menacer la famille, comme l’avancent notamment les conservateurs ? Il faudrait déjà s’entendre sur ce que l’on veut protéger, quand on parle de famille : une communauté, une simple association d’individus ou un ensemble de fonctions ? L’examen de chacun de ces idéaux familiaux prouve que la fiscalité successorale ne fragilise pas nécessairement les valeurs familiales. C’est peut-être même le contraire

S’opposer à la fiscalité successorale au nom de la « famille » est fréquent. Une enquête sociologique française estime qu’il s’agit d’un des motifs structurant les opinions sur les inégalités patrimoniales1. En Allemagne et en Autriche, des chercheuses observent que dans le cas de l’héritage « les personnes qui adhèrent au principe de la famille font moins confiance à l’État et affichent des niveaux inférieurs de moralité/respect général de l’impôt 2». En Belgique, le Parti social-chrétien (PSC) puis le CDH se voulaient les défenseurs conjoints de la famille et de l’héritage. Malgré leur récente rupture avec l’humanisme chrétien, il n’est donc pas étonnant que « Les Engagés » suivent cette tradition, en proposant comme mesure phare la suppression pure et simple des droits de succession.

Le rejet de la fiscalité successorale au nom de la famille résiste-t-il à un examen minutieux ? Tout d’abord, il faudrait savoir ce qu’on défend quand on fait ainsi appel au concept de famille. Ensuite, quel que soit l’idéal de famille que l’on adopte, il n’est peut-être pas évident qu’il fournisse de véritables raisons de s’opposer à la fiscalité successorale : ne peut-on pas, au contraire, y trouver matière à l’élaboration de nouvelles justifications pour redistribuer l’héritage ?

La famille communauté, ou l’unité avant tout

Un premier type d’objection familialiste s’appuie sur la « famille communauté ». Dans cette perspective, les biens trans mis par héritage sont conçus comme une propriété familiale. Cela signifie qu’au moment du décès, il n’y a pas vraiment de changement de propriétaire : le bien reste dans la famille, qui est le véritable sujet de la propriété. Dès lors, la taxation de l’héritage est perçue comme une dé possession illégitime d’un des moyens par lesquels les membres d’une famille se lient entre eux. Une telle opposition à la taxation de l’héritage s’observe sur tout à propos de biens structurant l’histoire familiale, comme une maison ou une entreprise familiale.

La famille est ici conçue comme une réalité qui dépasse la simple somme des individus qui la composent. C’est d’ailleurs la suspicion envers une affirmation individuelle unilatérale, mettant en danger l’unité familiale, qui conduit Hegel, dans ses Principes de la philosophie du droit, à refuser la liberté testamentaire.

Est-ce que cela signifie pour autant que l’on doit rejeter toute fiscalité successorale au nom de la famille communauté ? Tout d’abord, il faudrait montrer que la réalisation de l’unité familiale passe nécessairement par un patrimoine. Ensuite, la fiscalité successorale ne menace pas nécessairement la communauté familiale. Ainsi, le véritable danger n’est pas tant la dépossession d’une partie des richesses familiales par le prélèvement fiscal, mais le fait que la taxation puisse rendre la trans mission incertaine. Un régime fiscal stable évite ce risque.

Plus fondamentalement, par son insistance sur l’unité familiale et la différentiation des rôles familiaux, la conception de la famille comme communauté est peut-être en partie aveugle à certaines injustices. La sociologie de l’héritage a ainsi montré comment, sous l’adhésion consensuelle à la « paix des familles », se cachent d’importantes disparités dans la répartition des richesses transmises par héritage, qui bénéficient principalement à l’aîné de sexe masculin, même lorsque la loi impose un partage égal3. La sous-évaluation d’un bien transmis à un héritier·e, permet, par exemple, de minimiser les compensations financières dues aux autres héritier·es.

La famille libérale, une association parmi d’autres ?

C’est au nom de la liberté des individus de vivre comme ils et elles l’entendent au sein de leurs familles que se développe une seconde forme d’opposition à la fiscalité successorale. Il reviendrait à l’État de protéger l’autonomie familiale, dont la transmission successorale serait une des modalités.

La famille est ici pensée comme une as sociation d’individus ayant fait le choix de se regrouper et de partager un certain nombre de choses. Contrairement à la famille communauté, la famille libérale donne la priorité à l’individu. Dans La justice comme équité : une reformulation de « Théorie de la justice », le philosophe John Rawls, par exemple, considère que la famille ressemble aux associations privées telles que les universités ou les Églises, au sens où elle a une vie interne dont l’organisation doit pouvoir échapper à certains principes de justice.

Cependant, seule une interprétation libertarienne, qui défend un État minimal, permet d’exclure totalement la taxation de l’héritage. Une conception libérale de la famille, dans sa version égalitaire, considère que l’autonomie accordée à la famille doit être balancée par la nécessité de garantir l’égale liberté des individus et la juste égalité des chances. Or, la répétition des trans missions d’héritage conduit à une stratification sociale qui limite l’équité des chances entre les individus, justifiant l’intervention redistributrice de l’État.

La conception libérale de la famille manque cependant peut-être une dimension importante de l’héritage : la vie familiale est constitutive de la vie individuelle et est en cela incomparable avec les autres associations privées. Dès lors, la signification des héritages dans nos vies ne peut être analysée en termes purement individualistes, ni comme le résultat de décisions conduites par des individus entièrement autonomes et rationnels.

Les dysfonctionnements de la famille fonctionnelle

« J’ai toujours dit je veux le vase, pour moi ça représentait l’âme de ma tante. »4 Ces propos rapportés par la sociologue française Anne Gotman révèlent bien la signification symbolique de l’héritage, considéré comme un moyen d’ex pression et d’intensification des relations interpersonnelles. Cette fonction expressive de l’héritage se double d’une fonction de soin, qui a une dimension matérielle. Léguer un héritage serait une manière de continuer à s’occuper de ses enfants en tentant de les protéger des aléas de l’existence. C’est ce qui justifie, pour le philosophe John Locke, dans le Premier Traité du gouvernement civil, le droit d’hériter des enfants qui sont encore dépendant·es de leurs parents.

La famille est ici envisagée de manière fonctionnelle, comme un opérateur de soin et un lieu de réalisation des sentiments d’amour et d’appartenance. Elle repose sur une conception non libérale du sujet, car elle fait droit à l’importance de l’attachement et de la vulnérabilité. Mais la manière dont se réalisent les fonctions affectives et de soin de la famille est une question de justice sociale. Ce n’est qu’à condition de garantir aux individus la capacité à se relier de manière égale, c’est-à-dire sans subir d’oppression, qu’une telle famille peut être légitime.

Or, dans cette perspective, le rôle de l’héritage est très ambigu. S’il peut permettre aux parents d’exprimer leur amour, il peut également servir de moyen de domination, par un chantage à l’héritage, par exemple. De plus, disparités sociales entretenues et aggravées par l’héritage privent certains individus des ressources matérielles leur permet tant de prendre soin de leurs enfants, et affaiblit la possibilité pour la famille de jouer son rôle de pourvoyeuse de soin et de réalisation de liens affectifs.

Des objections qui n’en sont pas

Ce rapide examen des différents idéaux de famille sous-jacents aux objections familialistes révèle qu’aucun d’entre eux ne permet de rejeter définitivement la taxation de l’héritage. Au contraire, une élaboration minutieuse de la juste famille fournit de solides arguments en faveur de limitations de l’héritage à des fins redistributives. Il faut pour cela re connaître la menace que fait peser l’héritage sur ce qui constitue probablement l’idéal de famille le plus convaincant, une instance pourvoyeuse de soin et un lieu de réalisation affective dans laquelle les relations ne sont pas oppressives.