Retour aux articles →

L’égalité sans culotte n’est pas soluble dans le libéralisme

Il est toujours malaisé au départ de notions abstraites comme l’égalité, de discuter de situations concrètes faites de hiérarchies (dans l’entreprise, à l’école, à l’hôpital, dans la famille…), de discriminations (sexuelles, racistes, de générations…) et de toutes les circonstances de la naissance et de la vie qui nous différencient constamment les uns des autres. Tout chimiste sait d’ailleurs qu’une expérience réalisée en laboratoire ne se transpose pas pour autant telle quelle, sans être adaptée, dans l’industrie, tant les conditions diffèrent de part et d’autre. Comme tout salarié sait aussi que les méthodes de travail prescrites par l’encadrement ne pourraient s’appliquer dans leur travail sans le tour de main et les petits écarts par rapport à la théorie qui les rendent, précisément, opérationnels. Il s’agit là de la distinction que les ergonomes opèrent entre "travail prescrit" et "travail réel" ou encore entre "savoir théorique… et "savoir pratique". D’une façon générale, je crois que dans les "sciences humaines", les énoncés théoriques ne peuvent trouver leur validation que dans les pratiques sociales. Je tenterai ici en conséquence, de confronter la notion "d’égalité" avec celles de "liberté de choix", de "similitude", de "mérite, de talent, d’effort et d’égalité des chances", auxquelles l’égalité est souvent opposée.

1. La liberté de choix

Choisir une option parmi d’autres, prendre des initiatives, avoir des stratégies, développer des projets, ou encore faire face ou se tirer d’affaire, supposent au préalable que l’on dispose des moyens permettant d’échapper à l’urgence du besoin. C’est dans la possibilité de disposer de ressources que résident les conditions de possibilité de la liberté de choix. Les réserves, matérielles, sociales et culturelles auxquelles on peut accéder permettent si nécessaire d’attendre, de reculer des échéances, de négocier et d’anticiper l’avenir, c’est-à-dire de ne pas se laisser instrumentaliser. Lorsque l’on n’a plus d’autre ressource, écrit Robert Castel, "on paye de sa personne" CASTEL, R., et HAROCHE, Cl., 2001, Propriété privée, propriété sociale, propriété de soi, Fayard, Paris, p. 66. Ainsi, aux débuts de l’industrialisation, le travail ne pouvait être pensé autrement que comme facteur d’exclusion sociale. Les travailleurs représentaient une masse flottante d’ouvriers, recrutés dans les campagnes ou à l’étranger, appauvris par les bas salaires, décimés par le chômage, les accidents de travail et les maladies professionnelles. Le travail signifiait paupérisme, c’est-à-dire la pauvreté massive produite par le travail en usine. Le chômage représentait une facette indissociable du travail : "l’armée de réserve industrielle", suivant les termes de Marx, pesait sur les salaires des ouvriers. Le chômage, dont le volume variait avec la conjoncture, constituait un risque inhérent à la condition ouvrière. Les plus démunis parmi les chômeurs formaient en conséquence le sous-prolétariat des indigents. E. P. Thompson pouvait constater en conséquence que "ce n’est ni la pauvreté, ni la maladie mais le travail lui-même qui jette l’ombre la plus noire sur les années de la Révolution industrielle" THOMPSON, E. P., 1988, La formation de la classe ouvrière anglaise, Gallimard – Le Seuil, Paris, (1 ère éd. anglaise, 1963). En tuant leur corps au travail, et en perdant leur vie à la gagner, les ouvriers "payaient de leur personne". La condition ouvrière ne participait assurément pas à l’époque au même monde que celui de possédants. Ouvrier et pauvre n’étaient cependant pas synonymes pour autant. La charité privée ou publique pouvait de moins en moins remplir efficacement une fonction de régulation de la main-d’oeuvre. Les caisses de prévoyance syndicale qui se développaient et les coalitions ouvrières qui s’imposaient en étaient le témoignage : on n’acceptait plus que la maladie, l’accident, la vieillesse, la perte d’emploi mènent les salariés à une paupérisation irréversible.

2. Une société de semblables

À travers les conflits qui ont façonné l’histoire sociale, le salaire se socialisera et le travail revêtira un sens différent. Avec les assurances sociales qui prennent progressivement corps, le salaire s’obtient certes par l’occupation d’un emploi, mais il se rapporte surtout au financement des différents cycles de la vie. Par le salaire devenu social, une partie substantielle du revenu sera détachée du travailleur particulier et redistribuée. Le salaire direct qui ouvrira le droit aux autres rémunérations ne couvrira qu’une partie des besoins. L’éducation et la santé, les pensions de retraite ou l’indemnisation du chômage, bien que liées au salaire direct, s’inscriront dans ce processus de socialisation. Ainsi le salaire direct se fixera dans un contexte où existe déjà un salaire indirect. Si bien que l’affectation d’un emploi à un individu ne dépend pas seulement de la rétribution immédiate qu’il procure, mais aussi des statuts et des services qui l’accompagnent. C’est ce que Robert Castel appelle "la propriété sociale" CASTEL, R., et HAROCHE, Idem qui se constitue, par la socialisation du salaire, contre la propriété privée. Le travail qui auparavant déracinait, appauvrissait et excluait, change ainsi progressivement de sens. L’emploi procure en effet, avec l’élévation des salaires et les assurances sociales, non seulement un revenu, mais aussi une certaine sécurité face à la maladie, l’accident, la vieillesse et le chômage. En d’autres termes, l’emploi procure un statut social qui permet précisément l’intégration sociale des salariés. Dans la mesure même où le salariat se généralise, sa logique imprègne la société dans son ensemble. Ainsi, par exemple, les travailleurs indépendants qui se définissent eux-mêmes à l’opposé du rapport de subordination inhérent au salariat ne peuvent se définir qu’en référence aux salariés. Ils vivent comme "injuste" ce qui du point de vue des allocations familiales, de l’assurance chômage ou des pensions, les distingue des salariés. En définissant les sociétés contemporaines comme des sociétés salariales, on ne se fonde pas seulement sur l’importance numérique des salariés qui constituent en Belgique plus de 85% des actifs, ni sur la prégnance des valeurs que véhicule le salariat. Mais aussi sur le fait que le salariat constitue une catégorie homogénéisante. Il définit des conditions sociales comparables et désigne en conséquence une société de semblables. Certes, les salariés ne sont pas dans des rapports d’égalité et de réciprocité les uns par rapport aux autres. L’actualité quotidienne montre à tout instant le fossé qui sépare le facteur et le cheminot du top manager de la poste et de la SNCB. La richesse, le pouvoir et la considération sont très inégalement répartis entre les travailleurs. Alors que le salariat homogénéise les situations, la qualification hiérarchise les salariés. Aujourd’hui, nous comptons en Belgique près d’un accident mortel de travail par jour ouvrable, les troubles musculo-squelettiques résultant des conditions de travail, tout comme les dépressions, sont devenues une véritable épidémie et les suicides sur le lieu du travail ne sont plus des cas isolés. Mais ces fléaux ne frappent pas également les salariés stables ou précaires, chômeurs ou employés, manoeuvres ou cadres supérieurs. Il n’en reste pas moins que si dans l’ancien régime la différence de condition entre les seigneurs et leurs sujets était incommensurable, il en va tout autrement dans les sociétés salariales. Quelle que soit l’inégalité des situations, le salariat rend possible une sorte de comparatisme des positions sociales. Il ne peut en effet y avoir, comme le montrait déjà Alexis de Tocqueville à propos de l’abolition de l’esclavage en Amérique, conscience des inégalités sans comparabilité des situations. Les problèmes de la démocratie ne découlent donc pas de ce que nous soyons différents, mais au contraire, de ce que nous sommes semblables. C’est de ce fait que nous revendiquons l’égalité en dépit précisément de nos différences.

3. Le mérite, le talent et l’effort

Se revendiquer de l’égalité, être de gauche, est-ce refuser toute valorisation du mérite, du talent et de l’effort ? Encore faut-il ne pas oublier tout ce que la sociologie nous apprend. Pierre Bourdieu BOURDIEU, P., 1979, La distinction, Éd. de Minuit, Paris , en mettant en rapport le goût et ses conditions d’existence, c’est-à-dire les caractéristiques sociales des personnes, avait largement contribué à briser l’enchantement du goût en révélant les conditions sociales de sa formation et ses enjeux de pouvoir. Il désignait ainsi par "habitus", les conditions de la socialisation qui constituent d’une certaine manière "une nature" pour les individus. Pierre Naville NAVILLE, P., ZAZZO, R., et Al., 1951, Le dessin chez l’enfant, PUF, Paris , étudiant naguère l’apprentissage du dessin chez l’enfant, avait déjà montré combien cet apprentissage, tout comme ses capacités professionnelles ultérieures, ne seront pas le fruit "d’aptitudes" ou de "dons", mais le résultat de leur socialisation. Si bien que, comme toute la tradition sociologique depuis Durkheim l’a mis en évidence, c’est dans la division sociale du travail que se trouve l’origine des différenciations. C’est dans l’appréciation sociale de la différence des activités et des travaux effectués par les personnes que l’on trouvera l’origine des mécanismes de hiérarchisation. Autrement dit, les talents et les dons sont produits par les conditions de socialisation des individus. L’inégalité, dès lors, ne peut avoir d’autre effet que d’étouffer les talents et ne permet pas de récompenser le mérite ni l’effort. Comme le note Mona Ozouf à propos de la conception de l’égalité que portaient les révolutionnaires de 1789 : "l’égalité ouvre une prodigieuse carrière à la concurrence des talents, une société de plus en plus homogène donne ainsi naissance à une humanité de plus en plus hétérogène" OZOUF, M., 1988, « Égalité », FURET, F., et OZOUF, M., Dictionnaire critique de la révolution française, Flammarion, Paris.

4. L’égalité des chances

L’égalité fondée non pas sur les prérogatives de la naissance, mais sur les mérites et les talents prônée par la révolution française, véhicule bien une critique des privilèges. Mais restreindre l’égalité à l’égalité des chances revient en réalité à individualiser l’inégalité. Elle suppose la société également ouverte à tous. Si le jeu est ouvert, tout le monde peut concourir et se classer dans la hiérarchie sociale suivant son mérite. L’échec ne peut être imputable en conséquence qu’à l’individu lui-même considéré comme responsable de son sort. C’est pourquoi parmi les révolutionnaires de 1789, "le soupçon que la méritocratie puisse devenir à son tour une aristocratie a fait plus que percer" Idem., p. 699. Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron avaient profondément secoué des convictions solidement ancrées à l’époque en publiant en 1964 Les Héritiers Éd. de Minuit, Paris. Les résultats de leur recherche constituait une mise en cause radicale de l’école comme instance privilégiée de mise en oeuvre de l’idéal de l’égalité des chances. Il fallait bien se rendre à la force de leur démonstration. Les élèves se voient attribuer par le système scolaire la responsabilité de leur échec et leur réussite à leur mérite. Leur enquête attestait au contraire que le milieu social auquel appartenaient les élèves conditionnait précisément leur succès scolaire et en conséquence l’école avait plus une fonction de reproduction sociale que de promotion de l’égalité. En d’autres termes, la réussite scolaire et sociale sont déterminés par les divers sortes de capitaux, "économique, social, culturel et symbolique" dont sont dotés les individus. Comme l’écrit encore Robert Castel, "l’exigence d’être responsable fragilise certaines catégories d’individus en leur faisant porter la faute de ce qu’ils subissent et qui pourtant échappe à leur emprise. Paradoxalement donc, ajoute R. Castel, le fait d’être tenus pour égaux, creuse la différence entre ceux qui réussissent et ceux qui échouent. Ils restent comparables, mais à l’avantage des uns et au détriment des autres" CASTEL, R., et HAROCHE, Idem, p. 95. C’est précisément ce motif qui a alimenté l’opposition des collectifs de "minimexés" et de travailleurs sociaux à la loi sur l’intégration sociale élaborée par le Ministre Johan Van de Lanotte. Le contrat d’intégration défini par la loi en contrepartie de l’aide octroyée par le CPAS suppose précisément que les parties puissent convenir librement de leurs obligations réciproques. Elle constitue par conséquent un recul par rapport aux principes généraux du droit social qui définit précisément les deux parties comme inégales.

5. L’égalité des conditions

À l’opposé, c’est précisément au nom des différences inhérentes aux individus et aux groupes que l’on justifiera les inégalités et que l’on rejettera toute perspective d’égalité des conditions. Ainsi, pour les pauvres, demandeurs d’aide sociale par exemple, la reconnaissance d’un droit à l’intégration que stipule la loi suppose que ces derniers ne sont pas intégrés et, de ce fait, les stigmatise. Ils sont désignés d’emblée comme n’ayant pas assimilé les normes de travail propres à notre société, et désignés comme des "anormaux d’entreprise". C’est pourquoi ils doivent au préalable participer à un dispositif d’intégration devant conduire à un emploi non pas "convenable" comme pour les chômeurs, mais "adapté" à leur situation de pauvreté. Le "droit à l’intégration" se fonde sur une injonction à l’emploi qui risque à la fois de multiplier les procédures de contrôle entraînant des formes de mise sous tutelle des personnes en difficulté et à les déstabiliser davantage. La stigmatisation des différences, dans la mesure où elle se substitue à la ressemblance, permet de délégitimer toute revendication à l’égalité. La stigmatisation de la différence permet aussi simultanément de légitimer l’inégalité. Ainsi, pourra-t-on considérer les inégalités supposées choisies, ou encore, considérées comme justes, comme légitimes. Cette position ne résiste pas à l’épreuve des faits. Le totalitarisme ne se caractérise-t-il pas précisément par l’intériorisation des conditions qui soumettent les individus à leur propre domination ? Le salariat lui-même n’a-t-il pas été caractérisé comme une "servitude volontaire" ? En réalité, les processus de socialisation qui sont aussi des processus de domestication lorsqu’ils inculquent aux individus des normes qui visent à les soumettre et les font pénétrer dans leur intimité jusqu’à leur intériorisation. Aucune prétention à l’égalité ne peut se limiter à l’égalité des chances et se désintéresser de l’égalité des résultats. Que reste-t-il de la revendication d’égalité entre hommes et femmes si l’on ne prend en considération l’inégalité des positions occupées dans la société ? Bien plus, la mise en avant de l’égalité des chances, comme nous l’avons indiqué dans le cas de l’école, vise au contraire à légitimer les inégalités qu’elle produit en raison précisément de l’égalité supposée des chances attribuées à chacun. Aussi, déjà pour Tocqueville, l’aspiration à l’égalité devait-elle conduire à l’égalité des conditions dont il distinguait trois formes : "l’égalisation des statuts juridiques qui permet à tous les individus d’être également aptes à contracter, à acheter ou à vendre, à se marier ; puis l’égalisation des droits politiques ; enfin, l’égalisation des conditions de l’existence matérielle". Si bien que l’égalitarisme s’inscrira en opposition avec "l’inégalité des biens" et prônera la réduction des écarts entre les citoyens pour renouer le lien social OZOUF, M., op. cit., p. 699 et 701. Alors que les inégalités sociales s’accentuent, l’égalitarisme a subi une offensive générale. Dans la tradition libérale en effet, garantir à chacun une égale condition sociale serait démotivant pour les individus et minerait les bases de la libre concurrence. D’autant plus que les inégalités dans un tel système profiteraient en fin de compte à tout le monde. Ainsi se trouve justifiée la position des "gagnants" comme des "perdants" dans la mesure où l’inégalité permettrait précisément d’améliorer le sort des "perdants". On peut bien sûr opposer à ce présupposé idéologique d’une part, que la pauvreté enferme les individus dans leur condition sans qu’ils puissent s’en détacher et que, d’autre part, l’égalité des conditions peut ouvrir à chacun des possibilités d’action multiples et diversifiées permettant l’affirmation des singularités individuelles. La société des semblables ne s’identifie en rien avec l’égalité. Elle définit cependant une société dans laquelle, contrairement aux sociétés esclavagistes ou féodales, les inégalités ne rompent pas avec une commune appartenance. Dans ce type de société, l’égalité des chances peut devenir une revendication légitime. Mais cette égalité d’inspiration libérale ne diminue pas, comme nous l’avons vu dans les cas de l’école ou des genres, les inégalités de destin. L’inégalité qui en résulte donne à une minorité la faculté de s’arroger les privilèges matériels, culturels ou symboliques au détriment des autres. L’égalité des chances permet en d’autres termes de justifier l’inégalité des résultats et conduit à accepter l’idée suivant laquelle la société, sauf à la marge, n’est pas réformable. On sera bien d’accord pour essayer de rendre les pauvres moins pauvres à condition qu’ils restent pauvres et ne troublent pas la sécurité des riches. Au contraire, s’appuyer sur nos ressemblances (une société de semblables), pour revendiquer l’égalité des conditions, renoue avec un projet de transformation sociale laissant précisément aux singularités l’espace pour exister et le droit de s’affirmer. À l’idée d’égalité des chances que semblait privilégier la révolution de 1789, les "sans culottes" lui avaient opposé "l’égalité absolue des accomplissements humains" (11) Ibidem, p. 708. L’accent mis depuis lors sur l’école pour promouvoir l’égalité indique bien que celle-ci n’est pas un état mais un devenir. Plus de deux siècles après la révolution, le libéralisme ne sera pas encore parvenu à diluer "l’égalité sans culotte". Cet élan qui vise à opposer à l’égalité toujours limitée de notre expérience vécue, un désir d’égalité illimitée, constitue précisément le ressort de toute pensée de gauche.