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Les fausses promesses du métaverse

The Metaverse Museum (Mirabella – CC-BY-SA 4.0))
The Metaverse Museum (Mirabella – CC-BY-SA 4.0))
La campagne publicitaire lancée en Belgique par Meta – la société mère de Facebook, Instagram et WhatsApp – pour promouvoir son métaverse présente toutes les caractéristiques d’une fiction dystopique. Elle sonne faux et elle effraie. Face aux risques encourus et aux illusions technofuturistes, une réflexion critique s’impose.

Imaginez un monde où l’échec scolaire n’existerait plus, où tous les étudiants apprendraient l’histoire, la géographie ou la littérature en immersion ; un monde où un trajet Bruxelles‑Tokyo ne prendrait qu’une poignée de secondes ; où nous pourrions visiter tous les musées et assister à tous les concerts sans fournir l’effort de nous déplacer. Imaginez un monde d’opulence où nous ne serions jamais seuls, entourés de milliers d’amis, sans chômage, sans guerres ; un monde où nous vivrions par procuration, déconnectés des parfois dures réalités de notre vie sociale, parce que, tout simplement, nous y serions plus heureux. Et même plus, nous y serions immortels. Jamais notre vie n’aurait semblé si radieuse.

Pour accéder à cet univers, il faudrait nous déconnecter du nôtre et enfiler un casque de réalité virtuelle – dans lequel on doit tout de même investir de 250 à 2 000 euros. Accéder à un monde meilleur, oui, mais moyennant un ticket d’entrée sonnant et trébuchant – en tout cas, momentanément, puisqu’il est question de rendre accessible les métaverses sans passer par ce coûteux équipement. Ensuite, nous serions plongés dans de douces rêveries, une sorte de sommeil paradisiaque, à l’image de celui provoqué par le soma, cette drogue « inoffensive » consommée par les protagonistes du Meilleur des mondes, publié par Aldous Huxley en 1931. La campagne lancée par Meta – société mère de Facebook, Instagram et WhatsApp – pour promouvoir son métaverse présente toutes les caractéristiques d’une fiction dystopique. De quoi nous alerter sur les risques qu’il présente pour la vie privée, la santé, l’environnement et la démocratie.

Une vision déterministe de la technologie

Au-delà de l’imaginaire qu’ils sous-tendent, en particulier dans les esprits biberonnés à l’anticipation et la science-fiction, les métaverses sont la nouvelle tendance technologique que de trop nombreux discours technocentristes envisagent ou entendent imposer comme nouveau modèle de société. À commencer par Mark Zuckerberg qui, lors de la présentation officielle de son métaverse en octobre 2021, s’efforçait de démontrer l’originalité du concept : un monde virtuel dans lequel chacun peut évoluer librement grâce à un avatar. Ce qu’il omettait de préciser, c’est qu’une expérience similaire avait déjà eu lieu en 2003, lors du lancement de la plateforme Second Life. Si celle-ci n’a pas disparu du web et compterait encore plus d’un demi-million d’utilisateurs actifs (pour la plupart enregistrés à l’époque), le buzz fut pourtant éphémère et les annonceurs finirent par déserter les lieux.

C’est aussi pourquoi on ne peut pas parler d’un seul métaverse, mais bien d’une collection d’univers virtuels non connectés entre eux, parmi lesquels on retrouve de nombreux jeux vidéo qui ont investi ce terrain depuis plusieurs années. Tout comme ses prédécesseurs, le métaverse de Zuckerberg est, avant tout, un projet économique. S’il a pu convaincre les milieux d’affaires dans un premier temps, la vague d’utilisateurs annoncée n’a pas eu lieu, et Meta a enregistré de lourdes pertes en 2022. Toutefois, le projet reste sur les rails et ses promoteurs, convaincus qu’il s’agit là d’un avenir radieux, continuent d’y injecter des montants colossaux (on parle ici de milliards de dollars).

Il s’agit là d’une vision déterministe, en vertu de laquelle la technologie s’impose à la société et façonne le changement social. Malgré de nombreuses recherches ayant démontré le caractère indissociable de la technique et du social, puisqu’aucune technologie ne peut exister sans utilisateurs et leurs interactions, ce type de discours persiste. Selon ce dernier, c’est aux individus de s’adapter aux innovations technologiques. Or, l’école française de la sociologie des usages a démontré que les non-usages des technologies pouvaient être liés à un refus, une résistance culturelle, une absence de besoin, voire un manque de sens. Par ailleurs, la vision déterministe a tendance à rejeter la critique, considérée comme une attaque ou une remise en cause du progrès. L’histoire des technologies abonde d’exemples de ce type, comme l’a relevé l’historien français François Jarrige.

Aucune des potentielles applications du métaverse promu par Zuckerbeg n’est originale en soi : créer un réseau ou une communauté, découvrir de nouveaux lieux, réaliser de nouvelles expériences, travailler de manière collaborative ou développer de nouvelles opportunités économiques, tout cela est du déjà vu. Récemment, une enseigne française a utilisé le métaverse pour des entretiens d’embauche. Là aussi, il est difficile d’être convaincu de la valeur ajoutée de voix humaines bien réelles qui se superposent à des images de cartoons, guère plus évoluées que des dessins animés du début des années 1990.

En France, un sondage Ifop publié début 2022 indiquait que 65 % des 1 022 personnes interrogées n’ont jamais entendu parler de métaverse, que 21 % considèrent qu’il s’agit d’une technologie inutile, et que 75 % disent se méfier des univers virtuels numériques. Selon les répondants, le métaverse représente essentiellement une source de divertissement.

Des enjeux démocratiques et sociaux

Le manque d’adhésion au métaverse peut s’expliquer par les enjeux fondamentaux qu’il fait peser sur le monde social. À commencer par les questions relatives à la vie privée et à la sécurité des données des utilisateurs. Quelles sont les garanties que ces données ne seront pas exploitées commercialement, qu’elles ne seront pas piratées et qu’elles ne donneront pas lieu à des vols d’identité ? Les garde-fous posés par le règlement européen de protection des données (RGPD) sont loin d’être suffisants, et cette question inquiète les spécialistes. Bien que Zuckerberg affirme que ces variables sont considérées comme importantes et prises en compte depuis le développement de son métaverse, il ne faudrait pas oublier que les données des utilisateurs des réseaux sociaux ne sont pas à l’abri d’actes de piratage, qui sont par définition imprévisibles.

D’autres inquiétudes portent sur les risques de harcèlement, un phénomène hélas déjà bien présent en ligne, ainsi que la diffusion de contenus illégaux, fallacieux ou propagandistes. Par ailleurs, passer du temps dans un univers virtuel, c’est aussi lâcher prise avec les situations de vie réelles, accentuant le risque d’isolement social, voire celui de perdre le sens de la réalité. À ces effets potentiels sur la santé mentale des individus, s’ajoutent ceux sur la santé physique. Aussi, plusieurs études scientifiques ont-elles démontré les effets négatifs du port de lunettes ou de casques de réalité virtuelle : augmentation des risques de fatigue oculaire, de myopie, de maux de tête et, dans certains cas, de nausées. Dans une étude publiée en 2021, sont également soulignés les risques spécifiques encourus par les enfants et adolescents : cybermalaises, obésité, déficiences cardiométaboliques et troubles du sommeil.

En outre, à l’instar de toute technologie numérique, les métaverses interrogent quant à leur impact sur l’environnement. Affirmer qu’ils vont réduire les émissions de CO2 parce que les gens feront l’économie de déplacements n’est ni fondé ni sérieux. D’une part, il faut tenir compte du coût environnemental des besoins en infrastructure (serveurs informatiques, centres de données, connexion web) nécessaires à leur fonctionnement. D’autre part, il faut également prendre en compte le coût environnemental de l’équipement indispensable pour accéder à ces mondes virtuels. Les besoins en énergie vont donc de pair avec ceux en ressources rares et polluantes, dont la plupart sont extraites dans les pays du Sud. Peut-on, dès lors, raisonnablement estimer qu’il s’agit d’une technologie « durable » ?

Le terme métaverse a été utilisé pour la première fois en 1992, dans le roman dystopique de l’Américain Neal Stephenson, Le Samouraï virtuel. Il désignait un espace virtuel permettant de s’échapper d’un monde gangrené par l’insécurité et la corruption. Dans notre monde réel, le métaverse n’a pas forcément pour vocation de devenir un espace de liberté. En Chine, où des projets de métaverse commencent à prendre forme, les principales craintes portent sur les restrictions d’accès, la surveillance des citoyens, les limitations de libre circulation, la censure et les restrictions de la liberté d’expression.

La Belgique et l’Union européenne à la traîne

Et en Belgique ? Et dans l’Union ? D’autres enjeux démocratiques devraient également être réfléchis et débattus. Ils sont liés à l’accentuation des inégalités économiques, qui entraînerait une exclusion des personnes les plus démunies ou moins équipées. Ils sont aussi relatifs à l’influence des grandes entreprises, qui investissent massivement dans les métaverses, aux risques de polarisation des débats et d’unification d’espaces virtuels dédiés à une seule et même expression politique. Ils sont encore liés à l’absence de réglementation spécifique. En Belgique, les métaverses se trouvent à l’agenda 2023 du SPF Économie. Ici, il s’agira d’en évaluer les enjeux juridiques et économiques. Nous sommes donc encore loin du débat de fond dans notre pays, même si c’est un premier pas.

De son côté, l’Union européenne souhaite faire contribuer les fournisseurs de contenus en ligne au coût de l’infrastruture numérique, et appelle à un « partage équitable » où serait pris en compte le volume croissant de données utilisées par les univers virtuels, estimant que les plus gros fournisseurs de contenus en ligne ne contribuent pas suffisamment aux coûts du réseau, tout en récoltant les avantages de l’économie numérique. L’UE souhaite également favoriser le développement des métaverses, notamment en défendant une vision centrée sur l’humain et la défense des valeurs européennes et en faisant valoir le savoir-faire technologique européen.

En décembre dernier, la Commission européenne organisait un événement autour du métaverse de Zuckerberg, « pour ouvrir les jeunes à la politique ». L’opération, qui fut un flop avec seulement cinq invités, coûta tout de même la bagatelle de 387 000 euros ! Une question écrite a été déposée par un membre du groupe GUE/NGL (Gauche unitaire européenne, qui rassemble des partis de la gauche radicale et d’extrême gauche) au Parlement européen, sans qu’aucune réponse n’ait pour l’instant été apportée. Ceci interpelle sur la manière dont les instances européennes approchent les métaverses, à la fois instruments économiques et de communication, sans faire preuve de distance critique en ce qui concerne les risques sociaux du développement de tels univers.

(Image dans l’article et en vignette sous CC-BY-SA 4.0 ; The Metaverse Museum capturé par Mirabella en décembre 2021.)