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Métro, tram, bus : quels choix pour quelle vision de ville ?

Les offres de transports publics de surface sont les plus efficaces, notamment financièrement ou en termes de nombre de voyageurs. Elles devraient être améliorées. Pourtant, la Région bruxelloise s’est embarquée dans la construction, en sous-sol, du « métro 3 », projet qui ne cesse de faire polémique depuis son lancement.
Cet article a paru dans le n°121 de Politique (décembre 2022).
Cet article fait partie d’un débat, intitulé Métro 3 : les travaux de la discorde à Bruxelles. Il est accompagné d’un deuxième article : « Pourquoi le « métro 3 » est une nécessité » . 

Voilà bien un débat qui devrait agiter le landerneau[1. C’est-à-dire, péjorativement, le « petit monde ». (NDLR)] bruxellois depuis des décennies et qui est étouffé par la technocratie. Il serait pourtant possible de le mener rationnellement et démocratiquement, déjà en coupant les ailes à quelques fausses évidences fort résistantes. Par exemple, le concept de modernité pousse certains à considérer que le tram, en service depuis 150 ans, ne reflète pas une vision d’avenir ; d’autres estiment que le positionnement d’une ville dans la compétition internationale implique le choix du métro ; d’autres encore pensent que seul le métro est capable de sortir l’automobiliste de son véhicule ; d’autres enfin expliquent que la saturation des lignes de surface ne se résoudra que dans le sous-sol.

Or le choix du mode de transport urbain varie selon le point de vue : celui de l’usager, celui de l’exploitant et celui de la collectivité[2. W. Grabe, Choix d’un moyen de transport urbain, Revue de l’UITP, 3/1978]. Le choix de l’usager devrait primer, mais la décision est clairement dans le camp des pouvoirs publics, conseillés par l’exploitant. Problème !

Et si pour y voir plus clair, on relisait l’histoire ?

N’oublions pas qu’à l’exception de quelques notables, tout le monde se déplaçait à pied au XIXe s. Et cela jusqu’au jour où fut offert un service de transport tiré par des chevaux. C’est bien le tram qui le premier, dès le 1er mai 1869, a offert aux Bruxellois un service de déplacements en commun, bien que le service fut privé au départ. Traction chevaline, traction à vapeur, traction électrique assez rapidement ; victimes dès le début de la vindicte des propriétaires de véhicules à attelages, de belles limousines et ensuite d’automobiles qui envahissent les rues.

Déjà en 1923, alors qu’il n’y a guère plus de 50 000 voitures en Belgique, les automobilistes réclament « la suppression des trams, invention devenue désuète comme tout en ce bas monde, et leur remplacement par des autobus[3. Citations issues du Mémorial du Royal Touring-Club de Belgique 1895-1955, reprises par J. Delmelle, Histoire des transports publics à Bruxelles : l’âge d’or, Éditions Stib, 1980.] ». Et comme le trafic augmente de façon inquiétante dès l’entre–deux-guerres, faire disparaître le tramway sous le sol commence à apparaître comme la meilleure solution : « En ville et dans l’agglomération, la circulation est si intense qu’elle est devenue presque impossible dans certaines rues trop étroites, construites pour les besoins des hommes du moyen âge, mais inadéquates au mouvement moderne. Bientôt le métropolitain devra désencombrer les artères[4. G. Jacquemyns, Histoire contemporaine du Grand-Bruxelles, Vanderlinden, 1936]. »

La reprise économique des années 1950 et 1960 permet une hausse rapide du taux de motorisation. On assiste dès lors à une perte générale de vitesse de circulation tant des voitures privées que du transport public. Il faudra donc trouver une solution pour les séparer les uns des autres.

La Chambre de Commerce de Bruxelles, dans La Renaissance des villes, écrit en 1963 : « Nous attendons avec impatience la réalisation du semi-métro. […] Nous avons montré qu’il était indispensable de continuer à permettre l’accès en ville aux automobiles. Pensons aux médecins, aux infirmières visiteuses, aux représentants de commerce […], etc. Nous ne voyons pas d’avenir à longue échéance pour le tramway, et plutôt que de voir les disponibilités affectées à améliorer le matériel tramway, nous préférerions voir des fonds utilisés pour commencer la réalisation du semi-métro (autant que possible dégagé de la circulation générale) d’abord, du métro ensuite[5. J.-P. Hirsch, La renaissance des villes. Chambre de Commerce de Bruxelles, 1963]. »

Critiqué pour sa rigidité, sa difficulté d’accès à cause du plancher situé à 90 cm de haut, et surtout plus coûteux que le bus pour l’exploitant puisqu’il doit financer son infrastructure, le tram est assez massivement remplacé par des autobus : entre 1950 et 1970, 220 km de lignes de tram sur 500 sont supprimés et 255 km de lignes de bus sont créées. Son image relève du passé. Le bus est souple, moderne et moins cher à exploiter. Il permet de contourner un obstacle qui bloquerait le tram. Mais si d’autres villes ont totalement banni le tram, Bruxelles garde de beaux restes ; la volonté d’assurer une bonne accessibilité de l’Exposition universelle de 1958 n’y est pas étrangère.

Site propre ou mise ne souterrain ?

En parallèle, motivée par la volonté de réduire le budget consacré au transport public au moment où on s’orientait vers la création de grands projets routiers, la réduction drastique de l’offre de la Stib (moins 46 % des places-km[6. Le nombre de places-km représente le total des km parcourus durant un an multiplié par le nombre de places offertes pas ces véhicules ; il s’agit d’un indicateur de confort « physique ».] offertes entre 1950 et 1970), alors que la population augmente de 10 %, a provoqué une chute vertigineuse du nombre de voyageurs. Sur la même période, sur 382 millions de voyageurs à Bruxelles, n’en ont subsisté que 175 millions.

Prétextant retrouver les voyageurs perdus, le ministère des Communications lança un vaste programme de modernisation des réseaux des cinq agglomérations belges[7. Bruxelles, Anvers, Liège, Gand et Charleroi.], à savoir la mise en souterrain du tram pour le dégager des encombrements. La croissance du trafic était considérée comme inéluctable ; elle était même vue positivement au même titre que celle de l’équipement électro-ménager des familles. Et pourtant, « certaines villes étrangères souvent citées en exemple pour l’excellence de leurs transports en commun ont pu développer des réseaux de tramways quasi totalement en site propre, au prix de quelques rares ouvrages ponctuels et, surtout, d’arbitrages délibérés en faveur des transports en commun. Bruxelles a, par contre, choisi de construire un réseau d’axes souterrains continus de grande longueur […]. Cette solution avait en outre l’avantage, pour les autorités, d’éviter de devoir arbitrer entre transport privé et public ». C’est l’opinion émise en 1988 par un ancien directeur au ministère des Communications, qui ajoute qu’il existe deux solutions : le tramway avec quelques ouvrages souterrains ponctuels ou bien le métro. « Vu la configuration de Bruxelles, la première solution aurait pu raisonnablement être choisie. Il s’agit toutefois là d’un choix qu’il eut fallu faire dans les années soixante, avant d’entamer la construction des ouvrages[8. M. Gochet, « Les transports en commun bruxellois », Horizons Saint-Michel, août 1988.] »

Souterrains ou sites propres ?

Et effectivement, la ville de Zurich, pour ne citer qu’un exemple, a été tentée dès l’après-guerre par un réseau de métro. Les votations organisées à ce sujet et propres à la démocratie suisse ont conforté le principe du développement du réseau de surface : un investissement conséquent en infrastructures et en matériel roulant, une fréquence généralisée de six minutes et une organisation donnant une priorité absolue au transport public avec des sites propres et une gestion centralisée de 98 % des carrefours à feux en faveur des trams, bus et trolleybus[9. Bus électrique fonctionnant, comme les trams, avec un bras les reliant aux caténaires. (NDLR)]. Et tout cela, avec un investissement nettement plus faible que pour un réseau de métro. Résultat des courses, même si Zurich est une ville plus petite que Bruxelles et même si elle figure dans le top 10 des villes les plus chères au monde avec un taux de motorisation élevé, le nombre de voyages par habitant est deux fois plus important qu’à Bruxelles.

Mais chez nous, les sites propres ont l’art d’irriter, encore aujourd’hui : « Trop de rues privées d’une bande au profit des bus. Cela engendre le stationnement en double file et une congestion que les autorités veulent justement combattre[10. Touring dans Le Vif /L’Express du 15 mai 2009]. » Ou : « Quand Bruxelles se met à rêver de mobilité. Les sites propres, couloirs bus et aménagements cyclables gagnent chaque jour du terrain. Tout cela avec un seul objectif avoué : asphyxier le trafic automobile[11. L. Bontemps dans la revue Febiac de novembre 2010]. » Ou encore : « À Bruxelles, la capacité de circulation a diminué de 23 % en 10 ans. Notamment avec la multiplication des couloirs bus en site propre, le rétrécissement des axes[12. R. Van Apeldoorn, « Les recettes anti-bouchons », Trends Tendances, 29 mars 2012] » La liste de ce type de déclarations est longue[13. V. Carton, « Depuis 150 ans, la voiture fait la guérilla au tramway », Bruxelles en mouvements, 2019.]

Le choix du souterrain pour le prémétro, et ensuite le métro, a eu pour conséquence une concentration des voyageurs sur un nombre limité d’axes suite à la volonté de rabattement des autres lignes vers ces axes « forts » et à l’élimination de lignes concurrentes. Car il ne faudrait pas que la capacité nettement plus grande des lignes de métro se traduise par un taux d’occupation des rames trop faible. Malgré cette organisation du réseau de rabattement, alors que 100 places sont occupées en moyenne par 15 voyageurs dans le métro, elles sont prises par 22 à 28 voyageurs dans les trams et bus. Il en résulte également plus de correspondances et donc plus d’attentes, d’obligation de parcourir escaliers et escalators, etc. Un réel inconfort. Ce n’est pas le choix de l’usager.

Maillage et fréquence de passage

Pourquoi faut-il renforcer les dépenses de fonctionnement plus que les investissements en infrastructures lourdes ? Examinons les statistiques officielles de la Stib depuis les années 1950. La réponse s’y trouve. En effet, les trois moments où l’on a renforcé l’offre du réseau dans sa globalité en km-convois (de 1972 à 1977, de 1988 à 1993, et en particulier depuis 2001) sont les trois moments où le nombre de voyageurs a cru. L’indicateur km-convois reflète à la fois le maillage du réseau et la fréquence de passage des véhicules ; il s’agit du total des kilomètres parcourus par tous les véhicules durant une année, c’est donc un bon indicateur d’offre et de confort de l’offre.

Contrairement aux attentes, la période de forte croissance du réseau de métro (1978-1989) n’a pas
correspondu à un gain de clientèle de la Stib, au contraire (-10 %) et c’est également la période de plus forte baisse des km-convois (-18 %) : on a négligé le reste du réseau. CQFD[14. V. Carton, « Offre et fréquentation des transports publics bruxellois de 1950 à 2017 », Brussels Studies, 2018, https://bit.ly/3SABvZS].

Une des conclusions de cette analyse est qu’une amélioration simultanée des fréquences de passage, de la couverture du réseau et de la taille des véhicules de l’ensemble des modes est seule capable d’améliorer la satisfaction de la demande de déplacement des citadins. Et en pratique, les progrès à faire concernent le tram et le bus puisque le métro est déjà caractérisé par de grands véhicules et une haute fréquence.

Quels choix budgétaires ?

Cette analyse ne peut faire abstraction du volet financier, aujourd’hui encore moins qu’hier étant donné les chocs qu’ont dû affronter les finances publiques. Et c’est ici qu’un problème méthodologique déterminant apparaît. Ce qui, en Belgique, a toujours faussé l’analyse de la rentabilité respective des modes tram, bus et métro est la séparation délibérée des dépenses d’investissement et de la dotation publique nécessaire à couvrir les dépenses d’exploitation, après déduction des recettes de trafic.

On entend parfois que l’investissement se fait une fois pour toutes. Cet argument ne tient pas ; songeons au tunnel routier Léopold II qui, à peine trente ans après sa construction, a nécessité d’investir un montant équivalent à son coût initial. On considère généralement que l’infrastructure s’amortit en 50 ans et que le reste (équipement, signalisation, etc.) s’amortit en 25 ans.

Mais dès qu’on inclut l’amortissement annuel des dépenses d’investissement dans le calcul, les choses changent complètement. En première approximation, le coût d’exploitation, amortissement de l’investissement compris, d’un kilomètre de métro est de l’ordre de huit fois plus élevé que pour le tram. Mais bien sûr, le métro offre une plus grande capacité. En prenant les chiffres de 2019, les derniers non affectés par la pandémie, on relève que le métro a transporté 28 voyageurs par km-convois en moyenne sur toute l’année ; pour le tram, ce chiffre descend à 9,7 voyageurs, soit environ un tiers, alors qu’il est huit fois moins coûteux15. Le coût total du voyage en métro est donc très supérieur à celui des modes de surface si on arrête de faire l’impasse sur l’investissement de départ. Sa justification se trouverait-elle dans le transfert modal qu’il provoquerait ?

Les chiffres de l’étude relative au « métro 3 » l’estiment à 0,61 %, soit vraiment très peu de réduction de kilomètres parcourus en voiture à Bruxelles après sa mise en service. La politique de transport public vise à attirer l’automobiliste, à susciter le « transfert modal » dont rêvent les décideurs. Comme indiqué ci-dessus, cette vision a montré ses limites et les voies de circulation restent congestionnées aux heures de pointe ; la politique octroyant des voitures de société plutôt que de relever les salaires n’incite pas à prendre un métro, même efficace.

Et sur un plan social élargi ?

C’est une approche sociale du transport qui doit constituer l’objectif numéro un du transport public, et elle ne peut plus se limiter à la politique tarifaire comme ça a été trop souvent le cas ; n’oublions pas que le transport constitue un droit. Il est un instrument de réduction des inégalités : on doit prendre en compte les différents facteurs d’exclusion liés à l’âge, à l’infirmité, aux charges de famille, ainsi qu’à la non-motorisation de personnes habitant dans des parties peu denses de la Région bruxelloise ou qui se rendent dans cette deuxième couronne (au-delà de la moyenne ceinture) plus difficile d’accès aujourd’hui. Le principe de base devrait être d’organiser l’offre de transport pour qu’elle convienne aux moins vaillants; dès lors, elle serait valable pour tous.

Regardons qui se trouve dans les trams, bus et métro et nous comprendrons que la demande n’est pas majoritairement axée sur le gain de quelques minutes obtenu par des adultes actifs qui sauteraient d’un mode de transport à l’autre pour arriver à destination. Contrairement à Zurich, les cadres supérieurs ne prennent pas les transports publics bruxellois. Une mère avec enfants en bas âge, une personne chargée, se relevant d’une opération, ou une personne âgée, tous ces cas représentent en fait une grosse partie de la clientèle des transports publics, de même que cette grosse moitié de ménages bruxellois non motorisés, souvent pour des questions financières.

Pour eux, la demande va vers une bonne fréquence, même hors heures de pointe, d’un réseau maillé desservant tous les quartiers. Pour plusieurs professions, un réseau de nuit tous les jours de la semaine serait très utile. Un des enjeux est également la desserte de la deuxième couronne, moins dense et en cours de développement. Précéder ce développement par une offre de bus ou dans certains cas par le prolongement d’une ligne de tram est une excellente méthode pour inciter à une motorisation réduite des ménages qui vont s’installer dans ces quartiers et qui prennent connaissance au préalable des possibilités. C’est ce qui se fait dans les villes durables telles que Fribourg.

Modernité illusoire

Et si l’analyse financière est favorable à l’offre de surface, comment expliquer le soutien politique presqu’unanime à la construction de quelques kilomètres de métro vers le nord de la ville ? La saturation de la ligne de tram 55 ? Il est possible, si volonté il y a, de trouver des réponses par la mise en service de trams de plus grande capacité, par la généralisation de sites propres et de la télécommande des feux, par l’augmentation des fréquences, par le développement d’une offre complémentaire maillant davantage le réseau afin de délester l’axe qui a atteint la saturation à certaines heures. Et cela pour des coûts nettement moins élevés au moment où les finances publiques sont en crise et au bénéfice d’un plus grand nombre d’utilisateurs : plus de quartiers desservis et une accessibilité à plus de groupes sociaux marginalisés.

D’autant que les prévisions de hausse du nombre de voyageurs, prévisions justifiant des grosses infrastructures, méritent d’être revues. La croissance démographique se ralentit, les déplacements en heures de pointe se réduisent avec l’extension du télétravail, les modes alternatifs se développent, comme les voitures partagées, les vélos et trottinettes à assistance
électrique et la volonté de développer les services de proximité de même que des espaces de coworking proches des domiciles, etc.

>>>Lire aussi : Quelle place pour les trottinettes partagées en ville ?

Aujourd’hui, le développement du métro n’est-il pas essentiellement lié à la peur de sacrifier aux trams et bus l’espace public occupé par la voiture ou ne se résume-t-il pas à une quête factice de la modernité ?

(Image en vignette et dans l’article sous CC BY-NC-SA 2.0 ; photo du métro à Bruxelles, prise à la station Parc par Antonio Ponte, en juin 2015.)