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Pourquoi le « métro 3 » est une nécessité

© Antonio Ponte Saigneurdeguerre
Pour mieux appréhender la problématique actuelle du « métro 3 » à Bruxelles, il convient tout d’abord de se replonger quelque peu dans le contexte historique : pourquoi a-t-on voulu un métro à Bruxelles et à quoi sert le métro bruxellois ?
Cet article a paru dans le n°121 de Politique (décembre 2022).
Cet article fait partie d’un débat, intitulé Métro 3 : les travaux de la discorde à Bruxelles. Il est accompagné d’un deuxième article :« Métro, tram, bus : quels choix pour quelle vision de ville ? »

Historiquement, Bruxelles est une ville de tramways. Ceux-ci fleurissent dans la capitale belge depuis 1869. Mais dès 1892, le roi « bâtisseur », Léopold II, souhaite doter sa capitale d’un métro, comme c’était le cas dans les grandes villes « modernes » de l’époque (Londres, New York, Paris). Il fallut néanmoins attendre son arrière-petit-neveu, le roi Baudouin, pour inaugurer, en 1976, la première ligne de métro digne de ce nom à Bruxelles.

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Les plans de développement du futur métro bruxellois ont été conçus au début des années 1960 par le ministère national des Communications, qui avait imaginé cinq lignes. En 1969 fut inauguré un premier tronçon de pré-métro : s’étendant sur six stations souterraines, celui-ci était utilisé par plusieurs lignes de tramways, mais avait été conçu à un gabarit tel que du « vrai métro » puisse y circuler. C’était le premier jalon de ce réseau.

En sept ans, entre 1969 et 1976, furent mises en projet les quatre premières lignes de pré-métro (1, 2, 3 et 5), comptant chacune entre quatre et six stations, et parcourues par des tramways urbains. La ligne 4 ne verra jamais le jour. En 1976, la ligne 1 de pré-métro fut convertie en métro, avec 10 nouvelles stations. En 12 ans, c’est pas moins de 26 nouvelles stations qui seront ajoutées à cet axe, avec un débranchement ouest à hauteur de Beekkant. En 1988, c’est au tour de la ligne 2 à être convertie en métro, avec ses 13 stations. Puis, en 1989, survint la création de la Région de Bruxelles-Capitale, un véritable tournant historique.

Depuis cette date, et jusqu’à aujourd’hui, 33 ans plus tard, seules sept nouvelles stations de métro sont venues enrichir le réseau[1. Les quatre stations du prolongement vers Erasme, les deux stations du « bouclage » de la « petite ceinture » (ring intérieur), et la station « Roi Baudouin », inaugurée pour l’Euro 2000 de football.] : c’est pourquoi le métro bruxellois ne compte aujourd’hui que 59 stations (dont plus 10 de pré-métro) et totalise quelque 40 km de voies, ce qui est très peu par rapport aux 215 km de voies de tramways.

La création d’un lobby anti-métro

Que s’est-il passé depuis 1989 ? La toute jeune Région bruxelloise a décidé de mettre un terme aux investissements de métro, jugés dispendieux et décidés par un « pouvoir central » désormais honni, lui qui décidait « par dessus la tête des Bruxellois ». Un lobby anti-métro se met alors en place, avec pour objectif d’empêcher tout développement significatif du métro en Région bruxelloise. Certes, les travaux déjà commencés seront achevés, mais plus aucun développement ne sera mis à l’ordre du jour, et il sera désormais « politiquement incorrect » de parler de métro durant plus de vingt ans.

Qu’en est-il au juste ? La demande et les chiffres de fréquentation du métro n’ont pourtant jamais cessé d’augmenter. Le plus surprenant a été l’explosion de la demande sur la ligne de métro 2. Lorsque, dans les années 1980, le gouvernement (national) décide de sa conversion en métro, nombreux sont les politiciens bruxellois qui n’y croient pas : ceux-ci tiennent mordicus à « leurs » trams, puisque pas moins de six lignes irriguent alors l’axe de pré-métro n° 2, et desservent de nombreuses communes du nord, de l’ouest et du sud de la ville. Lors de son inauguration, en 1988, le métro 2 n’est exploité qu’avec des rames de deux voitures. Très vite, on se rend compte de l’explosion de la demande, et, en 1989, la veille de la régionalisation, le gouvernement national commande in extremis les véhicules de la 4ème génération (les véhicules intermédiaires motorisés), qui permettront d’exploiter la ligne 2 de métro avec des rames de
trois voitures. Sur cette ligne, on en est aujourd’hui à une exploitation avec des rames de cinq voitures, et la demande ne faiblit pas : les fréquences sont passées à une rame toutes les 2 minutes et demie, comme sur l’axe est-ouest (lignes 1 et 5 actuelles).

Oui, le métro est le mode de transport le plus demandé des habitants de la Capitale, car il est rapide et ne dépend pas des aléas de la circulation, comme l’est le tram, fût-il intégralement en site propre. Les chiffres de fréquentation du métro n’ont d’ailleurs cessé d’augmenter, passant de 114 millions de passagers en 2005 à 150 millions en 2010, pour atteindre 165 millions en 2019, à la veille de la crise du covid.

Face à des lignes de tram peu performantes

Mais revenons à 1989, au début de la régionalisation. À cette époque, le tramway est en déclin, car, considéré comme un moyen de transport lent, inconfortable, où il faut « monter » deux marches pour y accéder, par des portes étroites, il est de plus en plus boudé par le public. Ce moyen de transport était sans cesse englué dans la circulation de plus en plus dense à Bruxelles. Il faut dire que le tram en site propre était assez rare. La Stib préférait à cette époque supprimer les lignes de tram peu performantes, et les remplacer par des bus, ce que l’on a appelé la « bussification ».

C’est d’ailleurs ainsi que naquit le Gutib, en luttant contre la bussification du tram 81 ! Dès 1989, sous le premier gouvernement Picqué, le ministre bruxellois des Transports, Jean-Louis Thys, s’emploiera à remettre le tramway à l’honneur et créera la première ligne de tram « à plancher bas » (le fameux « tram 2000 ») en site propre : ainsi naquit la ligne 91, qui devait relier le « parking Stalle » à la place Louise, en utilisant le tout premier site propre de la rue de Stalle et de l’avenue Brugmann. Cette ligne connut un échec retentissant, puisque la chaussée de Charleroi ne fut jamais mise en site propre, et resta un obstacle à la vitesse commerciale de cette ligne. Il n’en reste pas moins que cette expérience donna des ailes au lobby pro-tram et anti-métro, le même qui, depuis 1989, et toujours aujourd’hui, milite contre le métro.

Les prolongements du métro

En 1995, le ministre des Transports du gouvernement Picqué II, Hervé Hasquin, obtient le prolongement du métro jusqu’à Erasme, un quartier en plein développement. Et avec raison : aujourd’hui, ce quartier est en pleine expansion, on vient d’y construire un nouveau dépôt, et quantité de logements… Le prolongement du métro, considéré à l’époque comme le caprice d’un ministre « ULBiste »[2. Hervé Hasquin jugeait alors inacceptable que l’hôpital Erasme (l’hôpital de l’ULB), n’ait pas son métro, alors que l’hôpital de l’UCL, Saint-Luc, avait le sien depuis l’extension de la ligne 1B du métro à Alma en 1982], s’est révélé être un investissement visionnaire ! L’extension d’une ligne de métro doit en effet se voir dans un ensemble, et particulièrement dans une optique de développement du territoire.

En 1999, arrive le troisième gouvernement bruxellois, dont le ministre des Transports est Jos Chabert, celui qui, au gouvernement national en 1976, avait inauguré le métro. L’apport de Jos Chabert fut la décision du « bouclage » de la ligne de la « petite ceinture » : l’idée était de raccorder celle-ci à la gare de l’Ouest, pour venir se brancher sur l’antenne de la ligne 1A vers le Heysel.Durant son mandat, le ministre Chabert commande également une étude sur la ligne de pré-métro 33, dont la régularité des cinq lignes de tramways qui la parcourent laisse de plus en plus à désirer. Une ligne en particulier attire l’attention des décideurs politiques : la ligne 55, la plus longue et la plus chargée du réseau, qui va de l’extrême-sud de la Région (le cimetière d’Uccle) à l’extrême-nord (la station Bordet à Evere). Une étude est commandée au consultant Semaly, qui va livrer le résultat de ses recherches en 2002 : cette étude conclut à la nécessité pour cette ligne 55 de passer en mode métro, tant la demande pour cet axe est importante. Mais en ce début de XXIe s., il est toujours aussi politiquement incorrect de parler de métro, d’autant plus que les partis écologistes, principaux relais politiques de tout le lobby anti-métro, montent en puissance.

Les débuts du « métro 3 »

En 2004, le ministre des Transports du nouveau gouvernement bruxellois, Pascal Smet, se révèle un ministre hyper-actif, qui commence son mandat par promouvoir un nouveau « plan tram ». Ce plan tram, ébauché sous la précédente législature par les instances dirigeantes de la Stib, prévoyait à l’origine une ligne de pré-métro 3 exploitée par une seule et unique ligne de tram à haut niveau de service. On y voyait une préfiguration de la mise en métro de cet axe, et c’est pourquoi le lobby anti-métro exigea une deuxième ligne, reliant des terminus aux antipodes de la Région, mais en site propre[4. A l’origine, la ligne de tram 4 reliait le Parking Stalle à l’Esplanade, en passant uniquement par des sites propres. Mais l’irrégularité sur cette ligne fut telle qu’il fut décidé que les trams 3 et 4 se partageraient l’itinéraire, en desservant chacun la moitié du parcours, et en se chevauchant entre Albert et la gare du Nord.], ce qu’il obtint.

Le « plan tram » verra le jour en 2005 et sera l’occasion d’une vaste restructuration du réseau de tramways, qui en avait bien besoin, avec du matériel moderne, le « Flexity Outlook », tramway à plancher bas intégral, long de 30 ou 42 mètres, les fameux « t3000 » et « t4000 ». Toujours est-il que la demande ne cesse de croître sur l’axe nord-midi, et que les trams sur cet axe peinent de plus en plus à absorber toute la demande. On sent que la limite de la saturation est atteinte, alors que la population plébiscite le métro.

Il faut savoir que les années 2000 marquent également un tournant dans la démographie bruxelloise : alors que jusque-là, la Région perdait ses habitants, les chiffres de la démographie repartent maintenant à la hausse.

En avril 2009, juste avant les élections régionales, fut inaugurée la nouvelle station Gare de l’Ouest, et, partant, le fameux « bouclage » de la ligne 2, qui fut l’occasion de restructurer le réseau de métro, donnant ainsi les quatre lignes[5. En réalité, il n’y a que deux lignes : une boucle en forme de « 6 » (qui a donné son numéro à la ligne éponyme), et l’axe est-ouest, prolongé d’une part jusqu’à Erasme, et toujours débranché à l’est pour desservir les deux branches historiques.] actuelles. C’est aussi cette année-là que le lobby anti-métro[6. La plateforme Smob (Sustainable Mobility in Brussels) fédère les associations comme Inter-environnement Bruxelles (IEB), Brusselse Raad voor het Leefmilieu (Bral), l’Arau, TreinTramBus, NoMo, le Gracq, le Fietsersbond, et de nombreux comités de quartier anti-métro] publie une étude intitulée « La cityvision, ou comment faire beaucoup mieux que la “métrovision” de la STIB avec moins de moyens »[7. L. Lebrun, V. Carton, M. Hubert, e.a., 23 octobre 2009.] : cet opus fustige « l’impuissance de la STIB à assurer la régularité de ses lignes de surface, engluées dans les embouteillages, l’obligeant à se rabattre sur l’option de lignes de métro coûteuses, obligeant les voyageurs à de nouvelles correspondances ».

L’étude envisage plutôt de créer du « métro léger » sortant des pertuis de métro pour se retrouver dans la circulation. En quelque sorte, on réinvente le concept de pré-métro, ou plutôt, à vrai dire, de « post-métro ». La Stib réagira à cette publication, en publiant l’année suivante une plaquette intitulée « La “Cityvision”, une vision tronquée », répondant point par point aux critiques du lobby anti-métro, l’argument principal étant celui du manque de capacité des tramways et « rames de métro léger ». En 2009, eurent lieu également de nouvelles élections régionales, au terme desquelles s’intensifia la présence des partis écologistes (Ecolo et Groen), principaux relais du lobby anti-métro. Paradoxalement, la ministre des Transports, Brigitte Grouwels (CD&V), et le secrétaire d’État à la Mobilité, Bruno De Lille (Groen) finissent par succomber aux sirènes du métro, puisqu’en 2013, le gouvernement Vervoort Ier décide de concrétiser les recommandations de l’étude Semaly de 2002, et de convertir la ligne de pré-métro 3 en métro, prolongeant celle-ci de sept stations vers Schaerbeek et Evere, par la méthode du tunnelier. En 2014, le tracé de ce prolongement est décidé[8. Ce tracé passera par la place Liedts, la maison communale de Schaerbeek (Colignon), une station multimodale (train, tram, métro) à Verboekhoven, le square Riga, la rue du Tilleul, la place de la Paix, et aboutira à une autre station multimodale (train, tram, métro) à Bordet, où un accès est prévu à un futur dépôt sur le terrain de la Stib à Haren].

Il faut observer que ce tracé correspond plus ou moins exactement aux plans imaginés déjà en 1965 ! Il pose néanmoins question quant à la station multimodale de Verboekhoven, située en prévision d’une très hypothétique halte ferroviaire qui ne verra peut-être jamais le jour[9. La très fréquentée ligne de chemin de fer 161 (celle qui relie Bruxelles à Luxembourg), devrait subir de nouveaux et très coûteux travaux d’infrastructures si elle doit comporter des points d’arrêt supplémentaires].

Un projet trop cher, inefficace et dangereux

De nombreuses critiques ont jusqu’à présent été émises par le lobby anti-métro pour discréditer ce projet : jugé trop cher, inefficace (car soi-disant il ne transportera pas assez de voyageurs), dangereux (car les stations sont trop profondes, ce qui dissuadera les voyageurs de s’y rendre, surtout le soir), néfaste (pour le climat, car les travaux engendreront trop d’émissions de carbone)… Et pourtant, le cours de l’Histoire est inexorable. Par le passé, comme nous l’avons démontré, le métro a toujours obtenu un succès incontestable, même là où on ne l’attendait pas. Certes, c’est un investissement important en termes d’infrastructures, qui coûtera très cher aux contribuables, mais pas seulement aux Bruxellois, puisque ce sont tous les Belges, via Beliris[10. Fonds mis à disposition de Bruxelles par le Fédéral pour développer et promouvoir son rôle de capitale nationale et internationale.], qui financeront l’extension nord du métro. Par ailleurs, ce que l’on ne dit jamais, c’est que le métro reste le mode le moins cher en termes de coûts d’exploitation (au voyageur transporté) : un bus transporte 60 personnes, un tram « t3000 » (comme le 55) en transporte 180, un tram « t4000 » (comme le 3) en transporte 253, mais une rame de métro en transporte 700. Si l’on prévoit une fréquence de 3 minutes, le métro offre une capacité de 14 000 personnes par heure et par sens, ce qu’un tram, même en site propre, ne pourra jamais offrir.

Alors certes, les stations seront profondes, comme c’est le cas dans de nombreuses villes dotées d’un métro, comme Paris, Lisbonne ou Barcelone… mais cela n’empêche nullement des foules de voyageurs d’y avoir accès quotidiennement, à toutes les heures.

De nouvelles habitudes

Quant au report multimodal, nous pensons que le lobby anti-métro se trompe entièrement en pensant que ce métro n’attirera pas foule. D’une part, les quartiers traversés sont très denses, et ont été densifiés depuis le boum démographique. D’autre part, les stations multimodales attireront beaucoup de voyageurs en correspondance, notamment sur l’axe de la « grande ceinture » (boulevard Lambermont) : nombre de voyageurs prendront de nouvelles habitudes et feront des correspondances à des endroits plus avantageux pour eux.

Le développement du tramway, en parallèle avec celui du métro, crée ainsi un cercle vertueux. Il a ainsi été prouvé que « mettre l’essentiel des moyens sur un seul mode, en particulier si sa couverture territoriale est limitée, n’est pas suffisant pour attirer une clientèle nouvelle[11. V. Carton, « Offre et fréquentation des transports publics bruxellois de 1950 à 2017 », Brussels studies, 2018.] », ce qui n’est précisément pas le cas, quoiqu’en disent les détracteurs du métro. Enfin, le terminus Bordet, avec l’école européenne, ses nouveaux quartiers en développement, et le crématorium d’Evere, se trouve à un jet de pierre du ring et de
l’autoroute d’Anvers, où un parking de transit pourrait être aménagé.

Avec un peu de volontarisme, cette ligne pourrait facilement être prolongée, en surface, à moindre coût, vers Haren, vers le site de la future prison, du futur parking de la E19, et même à travers le site de Schaerbeek-Formation en plein développement urbanistique, jusqu’à la zone de Buda, située juste à côté de Neder-over-Heembeek, ce qui offre des perspectives très intéressantes pour le développement de cette ligne de métro.

Pour conclure, il faut considérer que le développement du métro est inexorable dans un continuum historique tel que le nôtre. Bruxelles n’est certes pas Paris ou Londres, mais est comparable à une ville comme Lyon, où le métro s’est considérablement développé, en parallèle avec les réseaux de tramways et de trolleybus. Bruxelles n’est pas en reste de développer son réseau de tramways. Et c’est bien précisément la raison pour laquelle il n’est pas à douter que le métro 3 remportera un franc succès dès sa mise en service.

On peut aussi espérer que, complémentairement au RER « en devenir », les transports en commun de la Région bruxelloise et de la périphérie brabançonne pourront à l’avenir se développer sans être garrottés par les limites institutionnelles.

(Image de la vignette et dans l’article sous CC BY-NC-SA 2.0 ; photographie d’un métro prise à la station Art-Loi par Antonio Ponte en août 2018.)