mobilité
Penser les mobilités à l’époque du télétravail
17.03.2023
Les confinements liés à la pandémie de covid-19 ont vu une part importante de l’activité professionnelle basculer brusquement vers le télétravail à domicile. Le confinement de mars et avril 2020 impliquait l’arrêt des déplacements des secteurs « non essentiels », ce qui a permis d’observer, d’une part, une amélioration environnementale et, d’autre part, l’expression d’un idéalisme futuriste relatif à une nouvelle société « d’après confinement » faisant la part belle au télétravail. Ce dernier y apparaissait comme la panacée réconciliant vie professionnelle et vie familiale tout en rencontrant les exigences liées au défi climatique par la diminution drastique des déplacements.
Mais la réalité est bien plus complexe. Les mobilités quotidiennes, les déplacements professionnels et le télétravail s’inscrivent à la fois dans des dimensions structurelles (organisations des modes de transports, du travail, de l’accès au logement) et idéologiques (conception du temps, représentations des territoires, normes, valeurs et utopies orientant l’action des individus et des organisations humaines). On interroge souvent uniquement la relation entre télétravail et déplacements professionnels, en présupposant une diminution des trajets vers le travail, ce qui constitue un argument de greenwashing aisé pour légitimer le basculement vers la digitalisation généralisée des activités humaines, qu’il s’agisse du secteur privé ou des services[1. Où l’on peut s’interroger sur la transformation du sens même du mot « service » puisque la digitalisation renforce la précarisation d’une part importante de la population. Voir également, en ce qui concerne le secteur public, l’article de S. Halimi, « Maltraitance institutionnelle », Le Monde diplomatique, mars 2022] publics. Peu de recherches[2. L’appel à candidature doctorale publié en février 2022 par l’Institut français des sciences et technologies des transports, de l’aménagement et des réseaux, « Comprendre et mesurer les évolutions récentes de la mobilité liées au télétravail », témoigne du peu de maîtrise actuel des effets précis du télétravail sur les déplacements.] interrogent les effets du télétravail sur l’ensemble des déplacements quotidiens.
Celles du début des années 2000 montraient que loin de réduire le nombre de déplacements, le développement du télétravail tendait à démultiplier les déplacements quotidiens. Comment expliquer cette observation contre-intuitive ? Si les déplacements domicile-travail (généralement de plus longue distance) diminuaient, on observait par contre une augmentation des petits trajets locaux permettant à la fois la gestion souple de multiples contraintes quotidiennes (courses, accompagnement d’enfants, etc) et le maintien d’un niveau de contacts sociaux en face à face que le télétravail diminuait de facto dans la sphère professionnelle.
On pourrait rétorquer que le confinement a clairement accéléré le développement du commerce en ligne et des services de livraison à domicile. De nouvelles habitudes commerciales ont été prises qui peuvent diminuer le nombre de « petits déplacements contraints » du quotidien, renforçant, en apparence, l’argument pseudo-écologique en faveur d’une informatisation du travail et des relations humaines pour réduire les coûts environnementaux des déplacements. Cependant, cet argument ne prend pas en compte les nouveaux coûts de déplacements propres aux livraisons ou aux retraits des commandes en ligne dans des « points-relais » dispersés dans l’espace. La conception du télétravail sous-jacente à ce modèle ne renvoie qu’à une forme monolithique du télétravail : celui à temps plein au domicile.
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Quel télétravail ?
Si le confinement a conduit une part[3. Rappelons que le travail en ligne ne peut exister que dans des activités de production ou de gestion intellectuelles. Il est matériellement impossible pour la production industrielle de biens matériels et inadéquat pour le secteur culturel et l’enseignement dès qu’il s’agit de dépasser une simple transmission d’informations pour envisager une construction collective de sens.] de la population active vers des formes de télétravail où le « temps plein » s’exerçait derrière un écran, force est de constater que lorsqu’il n’y a pas d’assignation au domicile, le télétravail prend de multiples formes temporelles et spatiales.
L’imaginaire lié au télétravail a renforcé l’illusion de l’accessibilité rapide tout en rendant caduque l’isolement des sphères professionnelles et de travail[4. Remarquons qu’un temps de travail sur site permet plus aisément de refuser le maintien d’un contact en ligne (« J’ai fait mes heures »), et qu’a contrario les formes de télétravail rendent plus difficile le refus de connexion tardive. Ce qui fait d’ailleurs émerger le droit à la déconnexion… mais qui reste une droit « défensif ».].
La presse promeut l’idéal du vécu de ces rares travailleurs indépendants vivant à la campagne derrière leur ordinateur tout en bénéficiant des revenus d’activités proprement urbaines. Ces situations exceptionnelles occultent la réalité de bon nombre de télétravailleurs. Le télétravail – qui se déroule aussi parfois dans des bureaux dédiés – se combine généralement avec des moments d’activités en « présentiel ». Les coordinations d’activités, les réunions de mise en commun, le sentiment d’appartenance à un projet ou à une entreprise nécessitent ces moments de rassemblement physique des travailleurs. Ces moments en « présentiel » peuvent être programmés régulièrement ou peuvent entrer eux-mêmes dans une logique de flexibilité (« Tu dois être là demain ») qui ont des incidences sur les choix de distance/proximité entre le domicile et le lieu de travail. Devoir se rendre une fois par semaine au bureau le vendredi, par exemple, peut permettre d’envisager une distance spatiale plus grande et donc des coûts de déplacement (temporel et économique) plus importants que des conditions incertaines quant à la fréquence de rappel sur le lieu de travail. Le déplacement domicile-travail garde donc toute sa pertinence dans la compréhension des mobilités dans une société valorisant le télétravail massif.
La qualité de connectivité aux réseaux de mobilités et aux coûts temporels qui en résultent participe au coût du logement. Cela renvoie aux questions fondamentales de l’ancrage spatial auquel chaque travailleur est confronté, tout en gardant à l’esprit que les déplacements demeurent le plus souvent des activités interstitielles pour les individus et ne sont qu’une dimension parmi d’autres à prendre en compte dans leurs choix d’ancrages du domicile et de l’emploi.
Mais qui parle d’ancrage, parle de temporalité longue. Le choix d’un domicile implique souvent un investissement affectif et économique conséquent intégrant les contraintes des divers partenaires de vie. L’accès à la propriété en particulier se confronte à un monde économique où le travail est de plus en plus précaire ou en tout cas rarement « définitif ». L’ancrage de l’emploi n’est lui-même qu’une variable contextuelle, mais secondaire, par rapport à l’obtention d’un revenu et l’adéquation aux aspirations professionnelles personnelles. Dans ce cadre où habiter ? Quels ancrages « choisir » avec un coût de déplacements domicile/travail supportable tant en termes économiques, temporels et humains, tout en sachant que le marché du logement est lui-même fortement dépendant des connectivités aux réseaux de transports ? La question des mobilités face au télétravail dépasse largement le point de vue idéologique concevant l’annihilation des trajets par le remplacement numérique des déplacements humains dans l’espace physique.
Des frontières devenues floues
La mobilité n’est pas qu’un phénomène comportemental, il s’agit également d’une valeur défendue dans nos sociétés souvent connexe à celle de liberté. De « Ma voiture c’est ma liberté » à La République en marche[5.Nom du mouvement politique lancé par Emmanuel Macron en vue des élections présidentielles et législatives de 2017. (NDLR)], l’idéologie du « mouvement » est partout présente. Cette idéologie mobilitaire[6. Pour plus d’explications, voir Les enjeux spatio-temporels du social – Mobilités, Paris, Montréal, L’Harmattan, 1998 ; B. Montulet et C. Mincke, « L’idéologie mobilitaire », Politique, n° 64, avril 2010 ; C. Mincke et B. Montulet, La société sans répit – La mobilité comme injonction, Paris, La Sorbonne, 2019.] renvoie à des conceptions de l’espace-temps identiques à celles du modèle du réseau informatique et du télétravail qu’il permet. Pour comprendre ces éléments, il faut toutefois distinguer l’espace physique de l’espace conceptuel et de l’espace social. Le premier, matériel, renvoie à nos corps dans l’espace et aux multiples frictions, frontières et dépenses énergétiques que nous éprouvons quand nous voulons bouger. Le second tend au contraire à nier ces frictions par la valorisation d’une immédiateté électronique. Le troisième résulte de la structuration des relations sociales et des jeux de dominations entre groupes et individus qui s’y jouent.
Le télétravail suppose le fonctionnement d’un réseau informatique matériel coûteux tant en matériaux qu’en dépense énergétique[7. G. Pitron, « Quand le numérique détruit la planète », Le Monde diplomatique, octobre 2021.]. Il ne peut être mis en œuvre dans de bonnes conditions que pour autant que cette infrastructure soit suffisamment développée et stable. Cependant une fois notre ordinateur connecté, notre smartphone allumé, cette infrastructure disparaît de notre esprit. Place à l’étendue des relations du web, aux « autoroutes de l’information » à l’ubiquité qui nous permet de passer de notre onglet professionnel belge à la page de l’événement sportif au Japon. L’espace matériel s’efface au profit de nos clics immédiats et des connexions/déconnexions de nos envies. Plus de limites, ni spatiale, ni temporelle. La période de vacances voit arriver les informations du bureau sur la boîte mail, les injonctions professionnelles peuvent survenir 24 h sur 24.
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Dans un monde informationnel, le web fonctionne sur base de la « forme-flux »[8. La « forme-flux » permet d’unifier l’étendue spatiale et le temps du changement. Nous nous la représentons généralement sous la métaphore du réseau où chaque connexion se déploie dans l’étendue spatiale d’un nœud de connexions à un autre nœud de connexions dans l’éphémérité des relations. Dans ce cadre le temps dit l’espace. Aucune frontière ne peut s’instituer : le changement la rendant instantanément caduque. Elle s’oppose à la « forme-limite » qui permet de concevoir un « idéal-type », un modèle de pensée, qui permet d’unifier le temps permanent et l’espace délimité. Dans ce cadre l’espace dit le temps. La délimitation spatiale d’un territoire ou d’une durée définit des permanences qui ne peuvent être modifiées.], un espace-temps où l’important est l’instantanéité de la relation dans l’étendue spatiale. Un espace-temps où l’espace ne peut se représenter que sous la métaphore d’un réseau dynamique qui se constitue à chaque instant dans l’état des connexions-déconnexions. Pas de limite à ce réseau. Il évolue dans une étendue indéfinie. Dans cet espace-temps, l’essentiel est le terme « dynamique » car le temps est ici perçu comme changement, chaque instant étant une nouvelle opportunité de connexion ou de déconnexion.
Cette conception de forme-flux flatte nos individualités. Qui ne rêverait d’être, libre d’attaches, en phase avec un environnement s’adaptant à nos sautes d’humeurs ou l’évolution de nos désirs. Ceci se concrétise dans l’espace-temps informationnel où un simple clic permet d’affirmer nos « like » ou de rejeter ce qui ne correspond pas à nos émotions immédiates.
Cependant dans le cadre du télétravail, l’espace-temps digital est moins lisse qu’il n’y paraît. Les structures sociales y sont toujours bien présentes. Le cadre temporel donné au travail demeure généralement institué par l’employeur. La flexibilité trouvée dans les activités domestiques est souvent rattrapée par la disparition de la légitimité des structures temporelles qui protégeaient traditionnellement les travailleurs. L’appel tardif ou de week-end est fréquent. Les contraintes domestiques s’insinuent dans l’organisation du travail à domicile, les contraintes professionnelles s’insinuent dans les temporalités domestiques. Les frontières qui séparaient nettement l’espace domestique de l’espace professionnel deviennent poreuses.
En quoi ces éléments renvoient-ils au système des mobilités ? Le modèle de la forme-flux renvoie nécessairement à l’espace-physique, à son organisation, et à l’espace-social car nous ne sommes pas que des êtres de pensées, nous sommes également un corps dans l’espace matériel et un acteur dans l’espace-social.
Les quatre injonctions de l’idéologie mobilitaire
Cependant, ce modèle de la forme-flux porte en lui-même l’idéologie mobilitaire. Celle-ci repose sur quatre injonctions auquel est soumis l’individu dans les divers aspects de sa vie. Pour s’adapter à ce monde social du réseau et du flux, l’individu doit faire preuve d’activité. L’activité apparaît comme l’épanouissement par le mouvement de soi. Il s’agit de ne pas rester en place et encore moins « à ne rien faire ». Mais chaque personne est unique et doit être porteuse de son propre mouvement. En ce sens, elle doit faire preuve d’activation et être porteuse elle-même de ses propres projets individuels comme en témoignent les dispositifs d’aide aux changements et autres « self-help » qui placent l’individu au cœur des processus de toute transformation. Activité et activation sont les deux impératifs de gestion de soi de l’idéologie mobilitaire.
L’idéologie mobilitaire suppose également deux impératifs propres à la gestion des relations sociales : la participation et l’adaptation. Pas question pour l’individu de faire preuve d’activité et d’activation pour lui-même dans son espace autarcique. La personne-sujet ne peut se positionner spatialement que dans les relations avec ses « réseaux » sociaux. C’est dans la participation à ces multiples réseaux que son activité prend sens. L’action doit être participative et entraîner ou se faire entraîner dans des projets temporaires.
Cela impose de faire preuve de capacité d’adaptation. L’obligation de participer implique qu’on accepte de collaborer avec des personnes qu’on n’apprécie guère ou qui correspondent peu à nos goûts ou opinions politiques.
Pris dans cette idéologie de la forme-flux et « dopés » par sa validation constante dans l’espace virtuel digital, nous tendons à penser l’espace matériel et l’espace social[9. Les emplois les moins valorisés et moins rémunérés sont souvent les emplois où la marge d’autonomie pour assurer sa propre activation et sa participation à l’idéologie du flux est la moins large.] en référence à elle. C’est-à-dire en négligeant l’ensemble des frictions, délimitations et temporalités qui structurent tant notre rapport physique à l’espace matériel que nos relations sociales.
L’espace doit être accessible et ouvert, les déplacements doivent y être fluides et immédiats.
Quels effets sur le système des mobilités ?
Le discours des hérauts du télétravail est généralement porteur en lui-même d’une valorisation de l’ubiquité, niant la dimension spatiale au profit de l’immédiateté et du flux temporel. Il renvoie l’individu vers un espace privé atomisé avec un effet sur les mobilités. Les effets spatiaux de ces transformations sont la multi-localisation des emplois, des services et des logements, en favorisant la désynchronisation des activités. Ainsi, loin de la logique du « métro/boulot/dodo » de la fin du XXe s. avec des heures de pointe et des lignes de transports principales, on assiste à une individualisation des mobilités qui rend moins prévisibles les déplacements. Les trajets ne s’effectuent plus vers les mêmes destinations et tendent à s’éparpiller au long de la journée. Le télétravailleur a souvent l’occasion d’organiser sa journée en prévoyant des interruptions permettant de conjuguer plus facilement les contraintes domestiques et professionnelles ; les livreurs se dispersent à toute heure dans les espaces résidentiels plutôt que dans les zones commerciales. De fait, du point de vue du système des transports, l’idéologie du flux renforce l’affaiblissement de la prévisibilité des trajets et des déplacements.
Penser démocratiquement le système de mobilité dans ce contexte suppose tout d’abord de reconnaître l’importance de l’idéologie du flux dans nos propres existences et les conséquences pratiques de cette tension libérale qui pousse à la vitesse et au « désancrage ». Les espaces urbains offrent plus de facilité pour offrir une infrastructure de transports qui rencontre ces exigences, que les zones péri-urbaines ou rurales. En effet, la densité des déplacements permet d’assurer une densité d’offre de transports collectifs. Les distances physiques à parcourir souvent moins longues rendent les modes de transports « doux » (vélos, trottinettes) pertinents, lorsque l’automobile leur laisse l’espace libre et sécurisé.
L’imaginaire urbain des décideurs en matière de mobilité l’a bien compris. La densité des modes de transports collectifs de surface assure cette impression d’étendue spatiale urbaine où tous les points sont accessibles. La fréquence disponible tend à laisser l’impression d’une maîtrise du temps. Ceci est particulièrement pertinent pour le métro qui traverse rapidement l’espace urbain en oblitérant le reste de activités, du trafic et même du climat. L’espace urbain est lissé. Seule la densité des usagers témoigne de la proximité ou non du/des centre(s) urbain(s). Que ne peut-on annihiler la durée des trajets et les congestions ; l’ubiquité serait parfaite. L’individu y fusionnerait ses pensées déspatialisées aux opportunités des l’espace matériel de la ville. Cependant, rapidement, l’allongement de ces distances rend l’impression caduque. Même dans le métro bruxellois, le trajet « Herrmann-Debroux » – « Roi Baudouin » dure déjà plus d’une demi-heure.
Cette caducité est d’autant plus marquée en espace non urbain, puisque l’illusion de système ubiquitaire n’y est possible matériellement qu’au travers de l’usage de l’automobile. Les modes de transports collectifs n’y ayant ni la densité en fréquence ni en couverture spatiale suffisante pour répondre aux attentes individuelles. De ce fait, suite à l’augmentation des coûts de l’énergie et de perte de légitimité du mode automobile due à ses coûts écologiques, une part de la population s’est sentie précarisée entre les injonctions mobilitaires de la forme-flux et les conditions de possibilités matérielles de réponses à ces exigences. Et c’est là que le jeu social réapparaît clairement. Le mouvement des Gilets jaunes est né en France en zone non urbaine au départ de décisions politiques relatives au coût du carburant. De même, suite à la crise ukrainienne, les médias relaient le désespoir de travailleurs ne pouvant plus financer leurs trajets vers leur propre lieu de travail.
Ne pas se focaliser sur les transports
L’enjeu démocratique de l’organisation des mobilités est complexe lorsqu’il intègre les dimensions sociales organisant l’espace physique. Les accès aux modes de transports ne sont pas identiques en fonction des niveaux économiques mais également en fonction du lieu d’implantation du logement par rapport au(x) lieu(x) de travail. Cette complexité porte également sur les structurations du temps. Si le modèle de l’espace digital tend à nier l’espace, il nie également les durées temporelles et tend à désynchroniser les temps sociaux[10. Ce qui renvoie également aux aménagements des temps sociaux par les pouvoirs publics. Ceci s’observe par exemple très bien dans l’enseignement (décret paysage de l’enseignement supérieur, décret relatif à l’aménagement des rythmes scolaires, etc.) où privilégiant les logiques individuelles des acteurs, les décisions collectives désynchronisent les fonctionnements institutionnels ou plus sociétaux]. Or qui assume les coûts temporels d’un modèle conceptuel désancré des réalités physiques et sociales ?
Ainsi, le temps devient l’enjeu dans la course à l’ubiquité, tant pour la logique économique libérale que pour l’individu pour qui le temps de trajet devient un coût professionnel au-delà du coût économique du déplacement. Dans cette optique, un télétravail à temps plein à horaires maîtrisés est moins coûteux temporellement qu’un emploi sur site qui suppose des temps de navettes parfois conséquents où la journée de 8 h se transforme aisément en journée de 10 h.
Lorsque les structures socio-professionnelles imposent à la fois télétravail et travail « présentiel », l’individu se voit contraint d’adapter ses ancrages aux dynamiques de la forme-flux auxquelles il est censé participer. Dans ce cadre, une grande proportion de temps de télétravail peut, par exemple, permettre de choisir un domicile plus éloigné du « lieu » de travail tout en reportant la contrainte du coût immobilier sur les coûts temporels de déplacements.
Ce sont ainsi les individus qui portent le coût temporel des aménagements permettant de conjuguer leurs ancrages aux dynamiques du flux. Observons que ces coûts temporels ne sont jamais reportés vers l’employeur et que le pouvoir d’allocation de son propre temps de travail dépend généralement de la position hiérarchique professionnelle du travailleur. Tout se passe comme si les coûts liés aux transformations de nos perceptions du temps et de l’espace devaient être d’autant plus lourds à assumer que l’on se trouve bas dans l’échelle socio-économique et éloigné des centres urbains.
Nous ne sommes donc pas égaux face aux contraintes et aux possibilités de réponses à la forme-flux. L’impression demeure cependant que les décideurs économiques et publics font fi de ces contraintes sur les gestions des mobilités personnelles.
Quels flux ? Quels rythmes ?
Ce contexte global enjoint d’assurer une offre de transports suffisamment dense – temporellement et spatialement – pour répondre au cadre de fonctionnement économique et à nos propres exigences mobilitaires. Cependant, faute d’inventer la téléportation, l’organisation du système de mobilités ne pourra jamais déployer une infrastructure répondant à l’imaginaire d’accessibilité ubiquitaire aux divers lieux de l’espace matériel. Ainsi, penser démocratiquement le système des mobilités ne peut se faire uniquement en termes de système des transports.
Le déplacement demeure l’activité qui permet l’organisation de tous les autres aspects de la vie individuelle et collective. La mobilité n’est que la résultante de la mise en œuvre de ces déplacements. Si la forme-flux tend à répondre à nos projets individuels, nos ancrages renvoient à nos territoires sociaux[11.Le succès des thèses identitaires de l’extrême droite peut aisément s’expliquer par la réaction excessive à l’idéologie de la forme-flux.] et spatiaux, lesquels renvoient à nos appartenances collectives. Penser la mobilité suppose donc réfléchir à de nouveaux équilibres entre flux et territoires, entre temps et espaces.
Quels territoires sont légitimes aux yeux des individus ? Quels territoires sont nécessaires aux institutions du collectif ? Quels flux sont indispensables aux fonctionnements économiques ? Quels rythmes et changements sont supportables pour les diverses catégories de population ? Il s’agit aujourd’hui de concevoir une politique globale des temps sociaux et des espaces partagés propres à la « forme-flux » postmoderne. Cette politique aura à penser un nouvel équilibre dans la répartition des charges temporelles connexes au travail entre employeur et travailleur. Cette politique sera sans aucun doute bien éloignée du contrat social du « métro-boulot-dodo » propre à l’époque industrielle moderne.
Penser le système des mobilités ne pourra donc faire fi d’une politique urbanistique pensant tant l’accès économique et spatial au logement qu’à la dispersion des activités économiques dans l’espace. Enfin, le système des mobilités ne pourra être cohérent sans développement d’une véritable politique du temps, qui réfléchira aussi bien les cohérences des rythmes sociaux que les contraintes temporelles matérialisées dans les structurations des espaces… institués entre autres par le système des mobilités lui-même.
(Image de la vignette et dans l’article sous CC-BY-SA 2.0 ;illustration du télétravail pour le personnel de l’École Polytechnique Paris, prise en 2020 par J. Barande.)