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Perdre sa culture avec David Berliner

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Ce serait une évidence, presque un truisme. La culture se perd. Elle est une forme de richesse de plus en plus rare ; il faut donc se donner les moyens de la protéger. David Berliner part de ce constat, de cette autopsie de l’air du temps, et note que l’importance prise par le sentiment de perte culturelle s’accompagne d’une généralisation de la nostalgie vis-à-vis des connaissances et des pratiques passées. Par corollaire, elle nourrirait la résurgence des discours réactionnaires et conservateurs.
Cet article a initialement été publié en février 2019.

 
Dans Perdre sa culture, l’anthropologue et professeur à l’Université libre de Bruxelles David Berliner propose un autre angle d’analyse sur les transformations de nos sociétés : l’évolution et la réinvention de la culture sont, pour lui, sous-estimées alors qu’elles constituent l’une des spécificités essentielles des sociétés humaines. Plutôt que de s’enfermer dans un débat purement théorique, il mobilise des cas d’études pratiques au fil d’une série de quatre chapitres assez courts.

Le premier relativise le diagnostic de disparation des cultures pré-coloniales en s’intéressant au cas des Bulongic en Afrique de l’Ouest. Le second se penche sur les politiques internationales du patrimoine en partant du cas de Luang Prabang au Laos et appuie en particulier sur les effets négatifs d’une politique de conservation détachée des préoccupations contemporaines des populations concernées. Le troisième revient sur l’évolution de l’épistémologie anthropologique, de ses origines marquées par une vision romantique de la disparation des sociétés ancestrales ou «primitives» jusqu’au trope plus récent des sociétés conçues comme persistantes, mettant ainsi en valeur le silence ou l’absence du rituel comme une forme en soi de rapport au passé et de continuité. Le quatrième est une réflexion sur l’anthropologie comme discipline et sur la nécessité, pour les anthropologues pratiquant l’immersion, de jouer sur le mimétisme social pour s’intégrer dans leurs terrains.

Loin d’être artificielle, la réunion de plusieurs articles publiés au départ dans des contextes variés permet de mettre en lumière la complexité des processus de transmission et de la thématique de l’identité. Ainsi, du rôle des femmes qui peut varier radicalement. Chez les Bulongic, elles sont devenues de facto les conservatrices des traditions que les élites masculines ont abandonné en se convertissant à l’Islam an milieu du XXe siècle – elles assument un rôle en partie subversif puisque ne s’inscrivant pas dans le double mouvement de modernisation et de conversion religieuse propre à cette région. À l’inverse, dans la culture patriarcale laotienne, la conduite des femmes serait l’échelle à laquelle le respect de l’ordre immémorial peut être mesuré. Dans la ville conservatrice de Luang Prabang elles subissent un ordre moral strict, érigé en bouclier contre les changements venus de l’extérieur et notamment l’occidentalisation.

La thèse centrale de David Berliner tourne autour de la tension entre la complexité des sociétés humaines, non réductible à une essence culturelle ou à un code moral, et la capacité des êtres humains à transformer et à réinventer les règles du jeu social, y compris sous la pression d’une mondialisation de plus en plus étendue. Sa démonstration est, je dois le dire, convaincante et les cas pratiques sont exposés avec un mélange de rigueur et de plaisir rafraîchissants. De la même manière, et bien qu’il effleure à peine le sujet, sa description des problématiques animant l’anthropologie contemporaine ne peut que faire grandir la curiosité du lectorat et son envie d’approfondir la recherche.

On peut s’interroger sur les catégories descriptives utilisées par l’auteur qui semblent, parfois, réduire la complexité des individus à peau de chagrin, comme par exemple, chez les Bulongic, il y a les jeunes, les vieux, les citadins, les femmes… L’identité individuelle est entièrement subordonnée à la détermination situationnelle. De la même manière, les différents cas d’étude de Perdre sa culture sont placés côte à côte sans qu’une réflexion sur les limites d’une comparaison aussi large soit menée jusqu’au bout – est-il pertinent de considérer la «culture» comme un rapport social unique et fonctionnant à l’identique dans toutes les communautés humaines ? Mais ces limites se relativisent quand on prend en compte les intentions du livre et la synthèse qu’il opère magistralement. Au-delà de tout cela, demeurent deux questions fondamentales : celle du sens politique de la nostalgie et de la dimension sociale de l’identité.

Nostalgie réactionnaire

Il y a en effet un jugement – clairement exprimé – qui parcourt tout le travail de David Berliner : le rôle réactionnaire de la nostalgie. Qu’on éprouve, selon ses concepts, une exonostalgie, c’est-à-dire une nostalgie pour une époque ou une situation que l’on n’a pas vécue soi-même, ou une  endonostalgie, c’est-à-dire une nostalgie pour une part de notre vie personnelle passée, on tombe toujours dans une forme d’idéalisation dangereuse parce que charriant une volonté de refaire ce qui n’est plus. Jamais l’auteur ne développe de véritable polémique autour de cette question éminemment politique : la nostalgie nourrit-elle forcément des discours et des actes réactionnaires et même, pour suivre la ligne jusqu’au bout, des discours et des actes stigmatisants, racistes et haineux ? Ne peut-elle être, au contraire, la source de nouvelles formes d’émancipations ?

Le texte de David Berliner n’est pas exempt d’ambiguïté sur la question. A la fin de son troisième chapitre, page 95, après avoir expliqué que les anthropologues «nostalgiques» forment aujourd’hui une minorité marginalisée dans la discipline, il conclut : «Pour ma part, je ne suis pas surpris par l’attachement des anthropologues à des petites gens fragilisées face à l’adversité. Cette attitude est profondément enracinée dans leur exonostalgie disciplinaire, une indignation et un positionnement théoriques vis à vis de la perte irréversible. Surtout, elle révèle aussi leur engagement avec l’avenir. La nostalgie est étroitement liée à leur désir d’imaginer un autre monde : un monde capable de résister à l’homogénéisation culturelle et de préserver la diversité ethnique, un monde où la reconnaissance sociale et politique peut être acquise pour tous. L’espoir n’est jamais loin de la nostalgie.»

Cette conclusion étonne parce qu’elle adopte un ton dissemblable du reste de l’ouvrage. Elle laisse ouverte la possibilité de concevoir la nostalgie comme un moteur d’émancipation… ou de remettre en cause l’espoir lui-même ? Car David Berliner le note aussi ailleurs : les anthropologues sont souvent habités par la question sociale ou celle des discriminations. C’est une discipline qui nécessite l’empathie. Lui-même prend pleinement en compte les effets rapaces de la «globalisation» mais dénonce, en même temps, la tentation du repli sur soi. La nostalgie, toutefois, est-elle d’autorité un repli ? L’histoire n’a-t-elle pas démontré qu’en de nombreux lieux et circonstances, la nostalgie ou la mélancolie ont pu, peut-être paradoxalement, s’inscrire dans des épisodes de créativité, d’invention voire d’hybridation ? Même quand elles étaient «exo», non pas le résultat d’une expérience de première main mais d’une extension du moi dans un être collectif ou historique ou artistique ? Le récent ouvrage d’Annie Le Brun, Ce qui n’a pas de prix, est une démonstration exemplaire qu’une critique mélancolique de la réalité est possible sans être réactionnaire – et qu’elle peut puiser dans des traditions politiques opposées au conservatisme comme le situationnisme, l’écologie radicale ou encore les pensées libertaires.

La deuxième grande question posée par Perdre sa culture concerne la peur d’une «crise identitaire». L’un des objectifs de David Berliner semble être de battre en brèche un discours sur le monde, porté par l’intelligentsia conservatrice sur la «perte des valeurs» ou la perte de valeur de la société en général. Un décadentisme tourné vers l’âge d’or et construit comme une arme culturelle contre des «ennemis» tout désignés : les migrants, les homosexuels, les femmes, bref toutes les catégories de la population discriminées d’une manière ou d’une autre et qui luttent pour défendre leurs droits ou faire cesser des actes stigmatisants. Dans ce combat, on ne peut que suivre avec enthousiasme l’auteur. Mais il n’évoque quasiment pas la dimension sociale et disons, le poids de la distinction sociale sur les processus identitaires.

Aberration théorique et substrat idéologique

Que l’identité des anthropologues immergés dans un terrain se fasse plastique est une chose, que toute identité possède une plasticité et un potentiel de changement relativement rapide et radical en est une autre. Ainsi, s’il est à mon avis impossible de remettre en cause la dimension construite et toujours en construction de l’identité, il faut aussi prendre en compte ses caractéristiques contextuelles et, par exemple, le sentiment de fixité ou d’invariabilité qui peut exister dans certaines couches de la population. Quand David Berliner juge que le choc des civilisations est une aberration théorique et un pur substrat idéologique, il a parfaitement raison. Mais pour les élèves d’une Haute École bruxelloise que j’évoquais dans un article précédent, le choc des civilisations est vécu comme une réalité, comme une forme du stigmate. Au final, qu’est-ce qui importe le plus dans le cas présent ? La bassesse d’un discours performatif ou l’auto-description du vécu des acteurs eux-mêmes ?

J’ai bien conscience que le public visé par Perdre sa culture est avant tout universitaire – ce qui est énoncé explicitement par l’auteur – mais ne risque-t-on pas de prêcher avant tout les convaincu-e-s ? Surtout, en décrivant le seul aspect réactionnaire et risqué de la nostalgie, ne tranchons-nous pas une nouvelle part dans un camp «progressiste» déjà si fractionné ?
L’analyse de David Berliner sur la capacité des sociétés à récréer du sens et à faire persister son historicité dans une multitude de formes présentes, est indispensable pour se protéger contre les idéologies conservatrices. Elle met en avant une réalité insensible mais néanmoins toujours présente : nous participons tou-te-s à des échelles diverses à déconstruire et reconstruire notre univers social. Cependant, doit-on faire l’impasse sur l’espoir ? Même s’il contient parfois ou chez certains, une dose de nostalgie irréductible ? N’ignore-t-elle pas que dans nos sociétés (et peut-être dans d’autres) la nostalgie peut justement jouer un rôle de médiation entre l’avenir et le passé mythifié soit-il ou non ? Qu’elle peut être justement, un rouage de la recréation ?

David Berliner, Perdre sa culture, éditions Zones Sensibles, 2018, essai.


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