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Quelle autre construction du politique ?

Après plusieurs longues années d’exercice, l’un des reproches fait aux Forums sociaux est qu’ils peuvent reproduire les formes d’organisation et de fonctionnement des acteurs politiques et sociaux traditionnels. À cet égard, quelques expériences récentes aident à penser que des alternatives existent.

Au moment où tant de voix s’élèvent pour clamer la fin du politique et le retour de l’individualisme, on constate une politisation d’un très grand nombre de citoyens qui ne se reconnaissent pas dans les formes traditionnelles d’organisation. La soif de politique et de démocratie est aussi grande que le rejet de la politique politicienne qui rend les nouvelles constructions politiques fragiles dans leur rapport à l’institué dont elles se méfient. La construction d’alternatives politiques se heurte, entre autres, à la permanence des formes traditionnelles de lutte des nostalgiques du grand soir. Les appareils et partis en crise de représentativité voient dans les nouveaux agencements un réservoir potentiel de militants et tentent des opérations de détournement de ceux ci. Alors que l’enjeu serait de laisser de nouvelles formes politiques se construire, se renforcer, les partis et organisations de traditions léninistes tentent de les assimiler sans complexe. Le moindre bruissement de créativité sociale est aussitôt l’objet de tentative de récupération qui décourage rapidement les nouvelles mobilisations. Dans un moment où les conflits sociaux demanderaient une intelligence collective pour lutter contre les attaques perpétrées par la financiarisation et la mondialisation du capitalisme, la tentative de détournement systématique des nouvelles formes d’organisation est destructrice. L’énergie est mise à résister pour exister avec ses propres modes stratégiques alors qu’il faudrait la mobiliser pour transformer la société. On ne peut pas vouloir construire un autre monde sans s’interroger sur les processus, les démarches et les méthodes d’action.

Forums : identité bicéphale

L’expérience des forums sociaux est très intéressante à observer sous cet angle car c’est une expérience politique tout à fait singulière. Les forums sociaux s’emploient avec leurs limites à construire un autre espace politique pluriel intégrant des composantes et des préoccupations très variées en fonctionnant comme un espace d’expression collective et une caisse de résonance de l’état du monde. Leur intérêt est de réunir des forces très diverses issues de courants et de mouvements très diversifiés qui ont tous des habitudes singulières de rapport au politique, allant de l’institution de rapport de force à la coopération. Il s’agit de faire travailler toutes ces composantes ensemble, d’organiser des espaces de rencontre et de discussion et de confrontation. L’organisation des rencontres est elle-même très intéressante à observer. La prise de décision collective, les mobilisations se font dans une relative spontanéité, mais se construisent malgré tout. On pourrait dire que les forums ont réussi dans une certaine mesure à se doter en interne d’un fonctionnement relativement démocratique dans la tension et le conflit entre les différentes composantes. Mais cela ne se fait pas sans heurt car les modèles traditionnels d’organisation demeurent très prégnants et on constate une forte tendance à les imposer de force. Le passage de la contestation radicale et de la culture du conflit à d’autres modes d’intervention ouvert à la créativité et aux alternatives s’est concrétisé dans la transformation du mouvement anti-mondialiste à celui altermondialiste. Mais la tension entre ces deux tendances est toujours resté. La mouvance «anti» cherche en permanence à imposer ses modèles et ses manières de voir à d’autres composantes moins organisées qui ne recherchent pas la conquête systématique du pouvoir et le contrôle du mouvement. Le respect des différences et des singularités est une ardente obligation pour réconcilier les gens à l’action politique collective. Par contre, ces tensions se retrouvent dans les thèmes même et les modes opératoires de ces forums. L’intégration de problématiques moins classiquement politiques reste toujours difficile. Les thématiques de genre, de culture, de santé mentale, d’économie sociale et solidaire, en un mot les questions de société sont toujours obtenues de haute lutte car considérées comme secondaires par les apparatchiks qui réfléchissent uniquement en terme de lutte globale. Les luttes intestines pour pouvoir simplement participer à une table ronde ou à une conférence, l’opacité du système de décision épuisent ou découragent de nombreuses énergies. La marche mondiale des femmes avait organisé au FSE de Paris Saint Denis sa propre rencontre la veille du forum car la parité dans les tables rondes mais surtout l’intégration de la question du genre n’est pas effective. Elle n’est pas considérée comme essentiel et reste en marge M. Hersent : «Porto Alègre : La place des femmes», dans Multitudes, mai-juin 2002.

Nouvelles formes d’action

Cependant, par rapport aux premiers forums de début 2000, les choses ont évolué concernant la composition des tables rondes où une parité plurielle a été recherchée en termes de mixité de sexe, d’âge et d’origine sociale et géographique. La tenue des forums dans d’autres continents a permis de mieux cerner les enjeux globaux et mondiaux. À ce titre le Forum de Bombay, en janvier 2003, a été particulièrement décoiffant et interpellant sur les manières de faire et les mobilisations. Les Indiens ne participaient pas aux grandes messes intellectuelles, par contre le forum fourmillait d’actions collectives, de manifestations culturelles et de mobilisations. Ces formes singulières d’action ont permis à certains organisateurs des forums de mesurer à quel point les enjeux culturels étaient importants et nécessaires à intégrer dans l’organisation même alors que cette démarche avait soulevé de très nombreuses critiques lors du FSE de Paris et n’avait pu aboutir. Rechercher la cohérence dans l’organisation matérielle même de l’événement en respectant les travailleurs et la diversité des participants est un véritable enjeu. Par exemple, au FSM de 2002, dix pour cent de l’organisation du FSM a été réalisé par des groupements de l’économie sociale et solidaire. Le forum brésilien a mobilisé des personnes issues de différentes régions du Brésil dans un forum véritablement populaire ouvert à tous en centre ville.

Rapport au politique

Un autre enjeu du mouvement, objet aussi de nombreux conflits, concerne le rapport aux décideurs politiques. Le Forum social se veut un espace de la société civile comme le décrit Jacques Rancière: «lieux de discussion des intérêts collectifs qui échappent au monopole du gouvernement savant» J. Rancière, La haine de la démocratie, La Fabrique éditions, 2005. C’est pourquoi les débats ne sont pas ouverts aux élus. Le forum des autorités locales se tient avant le forum pour ne pas interférer avec les débats. Mais le rapport au politique est très différent selon les contextes continentaux. En Inde la séparation entre association, société civile, parti et syndicat n’existe pas. Les appartenances sont enchevêtrées. On peut faire l’hypothèse que la tenue du FSM à Bombay a facilité des rapprochements entre différents mouvements et différentes luttes. Par exemple des collectifs sont venues du Tibet et de Chine pour participer aux débats et ont permis des confrontations fécondes. Mais ce qui a profondément transformé le rapport des forums au politique, ce sont les nouveaux gouvernements en Amérique latine très imprégnés de la culture et des thèses du FSM. Au Brésil, le gouvernement Lula s’appuie sur les forces vives du FSM. De nombreux participants du comité d’initiative de Porto Alègre sont entrés dans le gouvernement brésilien. Un glissement s’est opéré sur les modes d’intervention politique avec l’espérance démocratique ouvert par les mouvements en Amérique latine où peuvent se vivre en grandeur réelle les alternatives et se pratiquer de nouvelles solidarités. Le Venezuela et la Bolivie témoignent également de ces changements. En Europe, la situation est très différente et le rapport aux réalités concrètes des luttes toujours aussi problématique. Plus le mouvement social s’essouffle, plus les discours se radicalisent plus les modes de prise de contrôle des mouvements sont anti-démocratiques agrandissant les fractures et entravant la capacité d’action collective. Il faudra du temps pour passer d’un mouvement revendicatif à la formulation de propositions alternatives et surtout réconcilier les discours avec les pratiques et les modes de mobilisation. La cohérence, le respect des singularités et des multitudes, les fonctionnements rhizomatiques Horizontal et transversal, sans hiérarchie (G. Deleuze et F. Guattari, Rhizome, Ed. Minuit, 1976, p. 62) ancrés en profondeur sur les pratiques sont des passages obligatoires pour la construction d’une autre culture politique M. Hersent, «Les dynamiques des forums sociaux», dans Cultures en mouvement, n° 63, novembre 2003.