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Quelle place pour les femmes dans l’espace public ?

Comment les femmes sont-elles représentées et viven­­t-elles dans l’espace public ? La question est de plus en plus souvent posée, mais où en est-on ? Quelles sont les priorités, quels devraient être les points essentiels d’une vraie politique publique de l’espace genré ? Cette interview d’Apolline Vranken, fondatrice de l’association L’architecture qui dégenre, poursuit le travail engagé dans notre 121e numéro et notamment l’article consacré à la mobilité des femmes.

On sait que les femmes occupent une place particulière dans l’espace public. Par exemple, elles ont été longuement invisibilisées dans la nomination des monuments et des rues, reléguées aux oubliettes au profit d’une mémoire d’abord masculine. Est-ce toujours le cas ?

Apolline Vranken : Malheureusement, c’est encore et toujours le cas… Bien évidemment, la situation à Bruxelles et en Belgique évolue dans le bon sens, sur certains aspects du moins. En quelques années, suite à la mobilisation d’associations politiques et militantes, on compte désormais 7,26%[1.Voir le travail de cartographie et de visualisation de données disponible grâce à EqualStreetNames.] de noms de rues attribués à une personne portant le nom d’une femme (pour 6% en 2020). Du côté de la Stib, à Bruxelles, 17 arrêts seront féminisés en trois ans. Toutefois, si ces changements indiquent la bonne direction, la collective Noms Peut-être dénonce le feminism washing derrière ce type de décision de façade : à ce rythme la Stib atteindra la parité ‒ dans sa nomenclature du moins ‒ dans… 66 ans. Il faut donc que la Région mette les bouchées doubles, voire triples, si elle veut œuvrer à une représentation réellement égalitaire et diversifiée dans l’espace public. Nous espérons à ce titre que le Plan bruxellois de lutte contre les violences faites aux femmes 2020-24 remplira ses objectifs en matière de représentation symbolique. Au niveau associatif, nous continuons de déployer, avec l’appui et les contributions de nombreux·euses chercheur·euses, historien·nes, militant·es, associations, musées, etc., une riche programmation lors des Journées du matrimoine et de la Saison matrimoine afin de prendre place dans l’espace public et de célébrer la mémoire collective portée et transmise par les femmes et les minorités de genre.

Il existe beaucoup de débats et de propositions pour réaffirmer la place des femmes dans l’espace public : changer le nom de certaines rues, remplacer des statues d’hommes (souvent des militaires ou des souverains) par de nouvelles créations remettant en avant des pionnières oubliées. Que pensez-vous de ces différents scénarios ? Sont-ils suffisants ?

Apolline Vranken : Suffisants ? Certainement pas. On ne se contentera pas de symboles. Le féminisme est un véritable projet de société.

Repenser l’architecture et la ville par le prisme de l’intersectionnalité et dans une perspective « sensible au genre » est une nécessité qui répond, dans un même mouvement, à des besoins pratiques ‒ de réponses aux difficultés et réalités de tous les jours ‒ ainsi qu’à des enjeux stratégiques ‒ de changements profonds de notre société. En Belgique, nous n’en sommes qu’aux balbutiements… En comparaison avec nos voisin·es viennois·es, parisien·nes ou encore barcelonais·es[2.Voir, respectivement, le travail mené par le bureau de planification urbaine sensible au genre de la ville de Vienne piloté par l’urbaniste Eva Kail depuis les années 1990 ; le projet Place du Panthéon porté par Les MonumentalEs en 2018 ; ou encore le travail mené par le Col·lectiu Punt 6 depuis 2005.], nous accusons un retard conséquent dans nos politiques d’aménagement.

En ce sens, la révision du Règlement régional d’urbanisme à Bruxelles essaye d’y pallier avec la proposition d’approches dites « intersectionnelle » et « gender plus » qui se veulent donc plus larges que le genre en soi. C’est un bel horizon pour nos villes. Toutefois, voter un texte de loi ne suffit pas à le rendre effectif dans la pratique. Les lois gender mainstreaming et gender budgeting de 2007 en sont la triste preuve[3.Quinze ans après le vote de ces lois, la Région bruxelloise développe désormais des manuels à destination des administrations, faute de bonnes applications de ses outils analytiques et faute de résultats.]. Nous plaidons pour que ce travail d’inclusion et de perspectives genrée et intersectionnelle se fasse main dans la main avec les associations sans but lucratif actives sur le terrain (L’architecture qui dégenre, Garance, Angela D., L’Ilot, entre autres). Au même titre que la certification PEB ou la participation citoyenne, ces outils et méthodologies nécessitent des savoirs et savoir-faire situés et spécifiques. Il nous faut donc accompagner, outiller et « capaciter » le personnel des administrations compétentes au regard de ces nouveaux critères et objectifs. Le chantier est ambitieux !

Y a-t-il une mobilité ou une absence de mobilité spécifique aux femmes dans l’espace public ? Si oui, comment s’explique-t-elle ?

Apolline Vranken : Une absence de mobilité ? Au contraire : les femmes ont tendance à démultiplier les trajets et les distances dans la ville. Ici, on parle évidemment de mobilité urbaine (et non rurale ou périurbaine qui ont aussi leurs spécificités). Le « phénomène de la ville couloir », par exemple, désigne cette tendance qu’ont les femmes à traverser la ville sans s’y arrêter, privilégiant des trajets d’un point A à un point B sans pause ni détour. D’un point de vue général, les mobilités sont clairement inégales au regard du genre.

Au niveau du temps consacré aux déplacements d’abord : les femmes passent en moyenne plus de temps à se déplacer. Ceci s’explique, entre autres, par une inadéquation de l’offre en mobilité avec les réalités temporelles des femmes, résultant d’une vision biaisée et unilatérale de l’économie. Cette dernière ne tient compte que du travail rémunéré des personnes employées qui se rendent sur leur lieu de travail avec des horaires classiques 9h-17h, une catégorie surreprésentée par de jeunes hommes blancs valides. Cette approche invisibilise une part importante de nos dynamiques urbaines : celles basées sur le travail à temps partiel ainsi que sur l’économie domestique et du care, encore majoritairement féminines.

Au niveau de la praticabilité et de l’accessibilité des moyens de transport, nous ne sommes pas non plus égaux·ales. En effet, les tâches liées aux soins sont encore majoritairement à charge des femmes et impliquent très souvent une mobilité réduite : accompagnement de personnes non autonomes, en situation de handicap ou déplacements avec poussette et caddies. Cela influence évidemment notre expérience de la ville[4.Pour aller plus loin : L. Kern, Ville féministe : notes de terrain, Éditions du Remue-Menage, 2022.] !

Au-delà de la mobilité comprenant les réseaux de transports et leur accès, le concept de motilité est aussi éclairant du point de vue du genre. La motilité caractérise la capacité d’une personne à être mobile d’un point de vue physique (la personne est-elle valide ou non ?) mais est aussi liée à ses conditions sociales, savoirs et compétences, aspirations (la personne se sent-elle en capacité de se déplacer ?). Il existe donc d’autres barrières, psychologiques et mentales, à la mobilité des femmes. Ce sont des données importantes pour comprendre les usages, les vécus, les mobilités et, in fine, le rapport à la ville des femmes. Les récentes et nombreuses études sur le harcèlement de rue ont mis en lumière l’importance du « sentiment » de sécurité et d’insécurité ressenti par les femmes dans l’espace public. Si l’insécurité n’est pas toujours réelle, le sentiment d’insécurité l’est ! La motilité éclaire également les rapports de genre qui se jouent dans le choix des mobilités douces, par exemple : se sent-on en capacité physique et/ou mentale d’opter pour le vélo ?

Ces mobilités différenciées du point de vue du genre sont, comme nous le voyons, le résultat du système patriarcal, capitaliste, classiste, raciste et validiste actuel. Mais celles-ci contribuent aussi à reproduire et à renforcer les inégalités en place…

L’espace public pose aussi des problèmes de sécurité, il n’est pas toujours (ou même rarement ?) sûr pour les femmes. Comment le traitement de ces problématiques a-t-il évolué ces dernières années, plutôt dans le bon sens ?

Apolline Vranken : La problématique de la sécurité des femmes a été au cœur des politiques communales, régionales et nationales en Belgique. La vidéo Femmes de la Rue de Sofie Peeters, diffusée en 2012, a été un véritable élément déclencheur dans le paysage médiatique et politique belge. Toutefois, si cette caméra cachée a permis la prise en compte de la sécurité des femmes dans les décisions publiques, cette intensification des politiques autour de cette question a aussi nourri dans son sillon des discours, au mieux paternalistes ‒ réaffirmant les poncifs essentialistes de la nécessaire protection de ces petites choses fragiles et sans défense que sont les femmes ‒ au pire racistes, rejetant la pleine faute sur les hommes racisés.

Malgré les discours, les politiques et les études (qui manquaient cruellement à l’appel jusque-là) sur la sécurité des femmes, certaines décisions politiques sont actuellement complètement contradictoires… Par exemple, si les mesures en faveur de la sécurité plaident pour une augmentation des réverbères en ville, les politiques durables défendent, quant à elles, la suppression ou le remplacement de ceux-ci par des lampes « dimmables » (dont l’intensité lumineuse varie en fonction du passage). Résultat des courses : soit on y voit rien, soit on clignote littéralement dans l’espace public. Vous me direz : pas idéal pour le sentiment de sécurité[5.Pour aller plus loin : C. Mouzelard, « Lumière et genre. Le sentiment d’insécurité dans l’espace public », Natrimoine, n° 2, décembre 2022 – février 2023.].

D’autres exemples paradoxaux viennent compléter le tableau : le renforcement des dispositifs de surveillance, en ce compris les caméras de sécurité, qui ont un effet négatif sur le sentiment de sécurité des femmes et des personnes queer, renforçant le contrôle des corps déjà subi par ces dernier·ères, ou encore les projets de cartographie de harcèlement de rue dont les résultats risquent de stigmatiser des quartiers déjà relégués.

Plutôt que d’amplifier la surveillance, la ville sensible au genre explore plutôt la coveillance. Une planification urbaine et des modes de vie plus poreux entre espaces publics et privés en sont les clefs. C’est bien la sensation, le sentiment de sécurité qu’on cherche ici à travailler à travers différents sens : connexions visuelles avec les rez-de-chaussée habités ou les terrasses commerciales animées, présence lumineuse que l’on devine derrière les rideaux, éclats de rire ou bribes de conversations qui s’échappent d’un balcon, odeur du barbecue des voisins, etc. Les architectes ont aussi leur rôle à jouer dans le dessin de ces villes hospitalières.

D’une manière plus générale, comment prendre en compte correctement les femmes et les minorités de genre dans des espaces habituellement construits suivant des logiques utilitaristes ou visant une efficacité logistique ? Faut-il repenser directement la formation des architectes par exemple, intégrer ces éléments dans les cahiers des charges publics ?

Apolline Vranken : Repenser les formations liées à la fabrique de la ville est un impératif : du côté des architectes mais aussi des urbanistes, ingénieur·es, paysagistes, travailleur·euses sociaux·ales, etc. La pédagogie est un vecteur puissant de transmission, de changements et d’actions. L’architecture ne pourra jamais se substituer à une égalité de fond. Mais penser le genre dans la ville peut hisser l’enseignement ainsi que la pratique architecturale et urbanistique vers l’égalitaire.

Penser une ville résiliente passe par une réelle politique du soin, du care. C’est ce que les crises passées (et celles à venir) nous confirment dans nos expériences spatiales, à l’échelle tant du logement que de l’espace public articulé dans un même continuum, au regard des infrastructures comme des symboles, de la brique comme de l’humain, dans les ruses du quotidien comme dans nos imaginaires.

Efficacité et care ne sont pas des concepts antagoniques. Mais ils posent tous deux la question de nos temporalités : comment aménager les espaces et les espaces-temps pour que ceux-ci soient mieux partagés ? Il n’y a pas de réponse univoque et linéaire ou de check list à cocher (ce que les institutions aiment parfois trop à croire). Les réponses sont historiques, prospectives, économiques, culturelles, associatives, institutionnelles… car il existe autant d’architectures féministes que de féminismes : une infinité.

Cet entretien a été réalisé par écrit entre le 13 février et le 2 mars 2023 par Thibault Scohier.

(L’image de la vignette et dans l’article demeure sous copyright de Louis Van Ginneken ; portrait photographique d’Apolline Vrancken.)