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Rendre visible et légitime la parole des concerné·es

Comment se construit la visibilité des luttes antiracistes ? Comment la parole doit-elle être prise ou distribuée ? Dans quel(s) espace(s) public(s) ? La légitimité dans les luttes d’émancipation est une question délicate qu’il s’agit d’approfondir en tentant de dépasser l’opposition entre l’approche universaliste et l’approche politique de l’antiracisme. Parce que la parole doit être entendue, surtout quand elle provient d’expériences se situant sous le spectre politique institutionnel.

Cet article a paru dans le n°115 de Politique (avril 2021).

Le fil conducteur et l’intérêt de cet article peuvent se résumer par le questionnement suivant. Alors que la présence numérique et physique dans l’espace public et la légitimité des publics alimentant les luttes antiracistes ou antidiscriminatoires sont souvent interrogées, il n’y a finalement que trop rarement de focus sur :

1. la capacité et les dynamiques de réappropriation d’un droit d’énonciation et d’autodétermination politique des « groupes subalternes » ;
2. les conditions et processus méthodologiques ou créatifs qui les invitent à le faire, partant notamment de l’infrapolitique des luttes.

En parlant de « groupes subalternes » et « d’infrapolitique des luttes », je fais référence à la nécessité de s’intéresser aux groupes marginalisés (femmes, jeunes, migrant·es…) qui développent des représentations, des discours et des initiatives en dehors du « spectre du visible », du « fracassant », du « marquant », du commentaire constant de l’actualité, du débat public ou du buzz. Il s’agit donc aussi de s’intéresser à d’autres narrations et codes que celles et ceux qui ont tendance à animer les espaces publics politiques et les acteurs/trices les plus visibilisé·es.

Universalisme ou « post-universalisme » ?

L’approche « post-universaliste » peut traduire une intention initiale de décloisonner les avis et l’expertise sur le racisme et de permettre la libre expression (parfois l’indignation) de toutes et tous. En d’autres

termes, une personne, quel que soit son genre, son âge, son origine ethnique ou encore son (non-)vécu existentiel du racisme, aurait le droit de porter un avis et de prendre position publiquement sur des phénomènes et actualités liés au racisme ou aux discriminations. Ce débat peut jusqu’à un certain point se régler de lui-même pour deux raisons. D’une part, la démocratie prévoit en effet la libre expression de tout un chacun. D’autre part, nous (re)vivons un moment où le racisme, l’exclusion et les violences poussent nos consciences et nos identités à se décloisonner et où l’étape clé de la démarche interculturelle, c’est-à-dire la compréhension du cadre de référence de l’Autre, progresse d’année en année.

De ce fait, certaines personnes ayant pour rôle l’expression ou le commentaire dans les espaces publics (j’aborderai plus loin l’usage du terme « espaces publics politiques » au pluriel) tentent ainsi de rendre explicite ou d’affirmer nos identités et nos cultures multiples.

Je préfère proposer l’appellation de « post-universalisme » car si l’universalisme occidental originel prévoyait autrefois coûte que coûte (et prévoit encore largement aujourd’hui selon les cas ou les motivations politiques) d’imposer, d’enseigner, de transmettre les principes des Lumières, le « post-universalisme » constaté aujourd’hui tente davantage de propulser un « nous collectif » au destin et aux enjeux communs, partagés, similaires. Cette « impulsion universaliste », pour être sincère et effective, sous-entend au moins deux conditions : d’une part, le respect d’une série de principes moraux non négociables (notamment la non-atteinte à la dignité d’une personne ou d’une communauté de personnes) et légaux (l’absence de diffamation, d’injure, de provocation ou d’appel à la haine…). D’autre part, la nécessaire vigilance, d’autant plus quand on est symboliquement[1.Dans le sens du « capital symbolique » de Pierre Bourdieu : ce que l’on représente dans la société et ce que l’on cumule favorablement comme autres capitaux économique, culturel (les diplômes, connaissances…) et social (les relations, le réseau…).] « sachant·e » ou « dominant·e » d’affirmer des discours et des pratiques qui peuvent être altruistes, solidaires ou émancipatrices mais nourries par un (post-)universalisme qui ne soit pas radical ou borné, c’est-à-dire sans être pessimiste ou prescriptif. L’universalisme prescriptif consisterait à condamner ou à juger a priori et non empiriquement la capacité d’un groupe à faire citoyenneté ou à lutter pour son émancipation, à hiérarchiser ces mêmes capacités autour d’une critérisation des bonnes mœurs, valeurs, pratiques (jugées comme universelles) à avoir.

Dimension politique des initiatives antiracistes

Ce dossier nous invite à réfléchir sur le fait que la « société civile antiraciste » tente de faire évoluer une approche principalement morale vers une lecture plus systémique du racisme afin de lire et d’énoncer des réalités complexes et jusque-là trop invisibilisées.

Cette approche politique, portée notamment par certains mouvements abordés dans le présent dossier, conduit à l’émergence d’une « parole militante qui revendique la prise en compte de son vécu et son expérience du racisme ». D’un point de vue tant militant que sociologique, j’adhère pour ma part à celui des subaltern studies qui donne la parole à celles et ceux dont la voix et les actions sont souvent ignorées, détournées ou rendues inopérantes. Dans ce sens, il ne s’agit pas seulement de décrire ou d’analyser mais de participer – en tant qu’intervenant du débat public, chercheur, artiste… – à l’affirmation d’un droit à l’énonciation et à la production de discours des groupes se situant à la base de la pyramide sociale, considérés comme des agents clés du changement social et politique.

Quand on se penche de trop près sur les réalités et les besoins de celles et ceux qui sont en bas, on se rapproche de manière dommageable des querelles et accusations (souvent stériles) portant par exemple sur un encouragement à la « tyrannie des minorités » ou encore d’être taxé·e de « populisme ». De mon point de vue, pour que la dimension politique du débat sur le racisme soit présente, il s’agit au contraire d’affirmer d’une part que l’identité ou l’appartenance ethnique ne doit pas être instrumentalisée comme unique critère de légitimité pour parler de racisme mais bien également comme construction politique à analyser et à déconstruire et d’autre part, d’aller vers plus de « décloisonnement » des espaces publics politiques (aux réalités bien plurielles) qui structurent le débat autour du racisme ou des discriminations.

Bien que le racisme et les discriminations soient un fait social total[2. En ce sens qu’il concerne la totalité de la société et de ses institutions, qu’il engage toutes ses dimensions (politiques, économiques, culturelles, sociales…) et qu’il alimente, en même temps, les diverses formes de la vie quotidienne des individus qui la composent, comme la définit l’anthropologue Marcel Mauss.] et qu’il soit ainsi logique et salvateur qu’une variété de personnes soient invitées à en parler publiquement, une question de légitimité du débat public se pose à partir du moment où on ne publicise pas en juste proportion dans ces espaces les personnes qui sont porteuses de ces phénomènes dans leur réalité sociale au quotidien. Ce ne serait donc pas tant les (nouveaux) modes d’action ou d’organisation de la lutte antiraciste qui représenterait un (nouvel) enjeu clé mais également et surtout la visibilisation des « subalternes » et la courageuse reconnaissance de l’existence des rapports de domination alimentés, consciemment ou inconsciemment, par la narration ou le discours d’une partie des acteurs/trices du débat public (médias, monde politique, intellectuel·les, citoyen·nes engagé·es…).

La visibilité des luttes antiracistes

« Courageuse reconnaissance » car cela implique des efforts conséquents pour sortir de sa zone de confort et cela renvoie à une série de conditions et facteurs environnementaux pour que des luttes antiracistes à la fois universalistes et politiques puissent s’exprimer et avoir de l’impact dans le débat et les différents espaces publics politiques. Pour éviter toute ambivalence, culpabilisation ou instrumentalisation de ce qui est parfois communément appelé le « privilège », qu’il soit blanc ou de classe, il ne faut pas nier la domination quand elle saute aux yeux et en accepter ou en favoriser l’objectivation.

Il est par exemple nécessaire de mettre en pratique au moins deux des étapes d’une démarche réellement politique et interculturelle : la décentration et la compréhension de l’univers des autres. Additionnellement, les inégalités et les rapports de force devraient pouvoir être nommés et énoncés en veillant à préférer la considération de toutes et tous plutôt qu’une critérisation élitiste ou subjective quantifiant la légitimité de l’expression d’un vécu et/ou de la narration du « récit de l’autre » dans les débats ou les espaces publics politiques.

Concrètement, il s’agit de conscientiser et de promouvoir la possibilité d’énoncer les injustices et oppressions vécues en terme de racisme ou de commenter celles vécues par d’autres à la radio, dans un média quelconque ou dans des mouvements citoyens tant pour une jeune femme de milieu populaire, une aide-ménagère, une mère célibataire en situation précaire, une femme portant le foulard, ou encore pour un jeune d’origine étrangère, en décrochage scolaire ou en difficulté d’insertion socio-professionnelle, tout autant que des personnes aux capitaux symboliques, culturels et sociaux jugés plus « légitimes » ou « acceptables ». C’est une erreur de penser que les « non-visibles » ou celles et ceux que l’on n’attend pas forcément n’ont rien à dire sur la scène publique, où argumentation à bâton rompu et usage d’une certaine forme de rationalité, traits d’humour poétiques, références conceptuelles ou maitrise et commentaire d’un jargon technico-politique sont autant de critères appréciés. Il semble nécessaire de prendre conscience de la priorité de l’expression de l’expérience du racisme et d’autoriser la dimension conflictuelle dans une narration pourtant a priori homogène du racisme. Cela se fait notamment en valorisant l’expression de groupes d’acteurs/trices différents au niveau des situations sociales, des particularismes de stigmatisation ethnique ou culturelle (on ne vit pas le racisme de la même façon quand on est congolais·e ou marocain·e), des intérêts, des représentations, des formes et réalités de lutte ou encore des codes de communication.

Pour aller plus loin, afin de permettre une juste répartition de l’accès et de la participation au débat public et/ou à une forme d’émancipation collective dans la lutte antiraciste, il est nécessaire de nommer le pouvoir à la fois dans sa matérialisation politique ou discursive mais également à travers sa répartition dans la structure des différents types d’espaces publics politiques et la relative ouverture/fermeture de ces derniers à l’expression et la « circulation » des groupes les plus marginalisés[3. « Circulation » dans le sens de la (non-)possibilité de passer d’un type d’espace public politique à un autre. Je livre plus d’informations à ce sujet ci-après et s’agissant de travaux en cours de réalisation, je me tiens à disposition du lecteur/ de la lectrice pour plus d’informations.].

Un autre regard sur les luttes antiracistes

Après avoir brièvement tenté d’objectiver la situation quelque peu inégalitaire de la visibilisation des acteurs/trices des luttes antiracistes, l’expression des témoins d’histoires militantes qui la portent au quotidien et/ou qui la « traduisent » publiquement témoignent d’un enjeu de compréhension de la structure de la société civile et des espaces publics politiques où le discours antiraciste ou antidiscriminatoire est énoncé. En d’autres termes, selon moi, une partie de la lutte consiste également à passer d’une société civile à une autre ou d’un espace public politique à un autre. De ce fait, les initiatives et méthodologies notamment présentes en éducation permanente, éducation à la citoyenneté mondiale ou dans certaines initiatives artistiques qui pratiquent quelques-unes des conditions énoncées plus haut sont autant de moyens de laisser l’occasion aux acteur·rices de s’octroyer un droit politique, puisque l’accès à une citoyenneté participative et une publicisation dans les espaces publics politiques les plus visibles et légitimisés est rendue difficile.

Quels espaces publics politiques ?

Pour bien comprendre de quoi nous parlons, il faut notamment se rappeler que l’espace public habermassien[4. Après avoir été revisitée par Kant ou encore Hegel, la notion occidentale d’« espace public » a été développée par Jurgen Habermas en sciences politiques et sociales, cf. J. Habermas, L’espace public, Paris, Payot, 1997.] (c’est-à-dire celui courant entre la fin du XVIIIe et le XXe siècle) est principalement basé sur un idéal bourgeois composé avant tout d’hommes (blancs) et de propriétaires en excluant les femmes, les étranger·es, immigré·es, les jeunes, les gens du monde populaire, les sans-travail… et leurs modalités d’expression parfois exprimées en dehors du spectre visible de l’usage de la « raison pratique » ou de l’argumentation publique autour d’intérêts divergents. Bien entendu, au fil de l’histoire, l’ensemble de ces publics dominés ou subalternes, en opposition à ce public idéal bourgeois, ont développé un peu partout leurs propres espaces publics, moyens d’expression et identités collectives politiques. C’est notamment la notion de « contre-public subalterne » développée par Nancy Fraser[5.N. Fraser, « Repenser la sphère publique : une contribution à la critique de la démocratie telle qu’elle existe réellement » in C. Calhoun, Habermas and the Public Sphere, Cambridge, Hermès, 31(3), 2001, p. 125-156.] qui fait la jonction, dans cette optique, avec les théories de la résistance infrapolitique et celles plus classiques de l’espace public.

L’approche classique de l’espace public est donc peu probante quand on effectue une sociologie ou une anthropologie empirique d’espaces publics politiques déterminés et autour des thèmes qui nous occupent. Notamment car les acteurs/trices qui sont trop souvent mis·es en avant sont des interlocuteurs/trices abstrait·es, représentatifs/tives d’argumentations qui font corps dans un espace, une réalité sociale et une culture arrêtés. C’est ce qu’Habermas appelle l’appartenance à un même « monde vécu » (Lebenswelt) où les acteurs font l’épreuve de leur critique surtout par la « raison pratique ». C’est une compréhension de l’espace public et des luttes qui met l’accent de façon un peu trop unilatérale sur la tendance à l’unification qui les parcourt et néglige les dynamiques et inégalités (sociales) qui peuvent les opposer structurellement. C’est notamment le cas de ce que j’appelle les « espaces publics politiques institutionnalisés » où les règles d’or sont notamment l’absence de conflit ou la mise à l’écart d’opinions jugées radicales, la stabilité, la pérennisation des institutions et une critique permettant le compromis. Certains médias ou certaines organisations de la société civile peuvent également mettre en avant ce type de pratiques et les problèmes collectifs comme le racisme y ont alors tendance à être débattus et traités dans l’entre soi d’un réseau inaccessible pour qui n’en fait pas partie.

À contresens, Jacques Rancière nous parle de démocratie ou de débat public en ces termes : « C’est l’institution de la politique elle-même, c’est-à-dire l’affirmation de la capacité radicale de n’importe qui[6.J. Rancière, « Politique et esthétique », Actuel Marx, n°39 (1), 2006, p. 193-202. Ibidem pour la citation suivante.] ». Concrètement, cela veut dire que c’est justement l’affirmation ou l’énonciation de réalités contraires et/ou de formes de radicalité qui « met de la politique là où le politique est nié ». Comme le décrivent très bien les travaux de Pierre Bourdieu, Daniel Gaxie ou Yves Sintomer, la structure sociale est présente dans chaque interaction[7.Cf. P. Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979 ; D. Gaxie, Le cens caché. Inégalités culturelles et ségrégation politique, Paris, Seuil, 1978 ; Y. Sintomer, « Sociologie de l’espace public et corporatisme de l’universel », L’Homme et la société, n°130, 1998, p. 7-19.]. Les interactions qui se déroulent dans les espaces publics n’échappent pas à cette règle. La participation des citoyen·nes à l’espace public et le poids des interventions qu’ils et elles y effectuent éventuellement (ainsi que la possibilité même de leur intervention) sont inégalement répartis entre les couches sociales en fonction de leur capital symbolique dans l’espace public considéré.

L’utilité et l’intérêt des mouvements (et acteurs) oppositionnels ou des espaces publics contestataires[8.Ce terme est issu notamment des travaux de Nancy Fraser et d’Oskar Negt (L’espace public oppositionnel, Paris, Payot, 2007).] dans le champ du racisme consistent donc en leur capacité à faire le lien avec la réalité sociale et les défis des quartiers ou des zones (très) marginalisées. Ce sont des acteurs dont les moyens d’expression sont notamment la publicisation dans les médias, la participation à des manifestations et débats, la création de campagnes de sensibilisation ou d’éducation populaire, l’expression sur l’espace public numérique… Ceci étant dit, si les dominant·es peuvent avoir tendance à imposer la majorité des problèmes discutés et la manière de les poser, de focaliser généralement l’attention du public, de monopoliser la parole, de parler avec plus d’autorité (parce qu’ils et elles ont plus l’habitude de parler en public, ont plus de temps à consacrer à s’informer et à se former…) ; la domination (ou la « narration dominante ») s’exerce parfois tout autant dans la « société civile oppositionnelle » ou « société civile antiraciste » elle-même ! Par exemple, entre hommes et femmes, entre vieux et jeunes, entre personnes à haut capital culturel et personnes au parcours scolaire ou professionnel plus modeste et ce tout autant entre Belges de parents ou grand-parents belges et Belges de parents ou grand-parents immigrés qu’entre les personnes issues de l’immigration.

L’importance de l’infrapolitique des luttes

Il existe non pas un espace public politique uniforme mais autant d’espaces publics politiques qu’il existe d’acteurs et de catégories sociales. Aussi, en partie en fonction de leur possession de capitaux (culturels, symboliques), de leurs compétences spécifiques et de leur position sur l’échelle sociale, certain·e·s parmi différentes catégories sociales marginalisées ont des moyens d’exercer la critique et la participation dans les espaces publics politiques qui ne se font pas toujours via l’argumentation, la raison pragmatique ni même la contestation visible et affichée. D’autant plus dans un environnement où la culture du débat ne se manifeste pas toujours dans la sphère publique élargie et visible, en ce qui concerne certains sujets plus épineux : libertés, égalité sociale, de genre, ethnique, critique du système politique…

Pour se démarquer des théories classiques de la domination qui supposent l’apathie, l’aliénation ou encore le consentement des dominé·es, s’intéresser aux discours et pratiques des prétendument « sans-voix », « non-visibles » permet de baliser des éléments pré-existants de dissidence pour repérer des formes plus visibles de « rébellion ». John Scott prend le parti inverse des visions classiques de la domination et des mouvements sociaux en révélant que sous les formes publiques de domination et de révolte spectaculaire existe toute une infrapolitique cachée et obéissant à d’autres règles, qui constitue peut-être l’essentiel de la vie politique des dominé·es. C’est ce qu’il nomme « le domaine discret de la lutte politique »[9. J. Scott, « Infrapolitique des groupes subalternes », Vacarme, n°36, 2006, p. 25-29.]. Il met aussi au jour l’informel et des formes de résistance discrètes de certains groupes moins visibilisés et faisant face à des phénomènes comme le racisme, l’exclusion, les violences policières ou institutionnelles, la discrimination à l’embauche… À noter qu’il critique également les sciences sociales qui seraient habituées aux discours visibles et lisses des espaces publics des dominant·es et habituées à diriger leur attention sur les contestations, manifestations et rebellions bruyantes qui font la une des journaux alors que « la lutte circonspecte menée quotidiennement par des groupes subalternes se situe, tels des rayons infrarouges, au-delà du spectre visible[10. Ibid., p. 26.] ».

L’infrapolitique peut tout simplement s’exprimer dans un local d’une maison de jeunes ou de quartier, d’une classe, lors d’une pause cigarette, d’un atelier créatif ou d’échange… autour de débats a priori anodins mais qui révèlent en fait la capacité de « capter » une expertise et une légitimité de dire les choses qui traduisent une compréhension de la production et de la reproduction de la violence subie ou constatée pour les autres, des besoins à faire valoir, des solutions à y apporter… C’est d’autant plus intéressant que dans ce genre de moments presque suspendus, la parole et la dynamique de changement et d’émancipation qu’elle induit n’est réellement amenée et portée que par celles et ceux qui en sont les acteurs/trices.

L’expression artistique de l’infrapolitique

Notons qu’il existe de nombreux projets et de nombreuses initiatives ou formes de lutte qui, de manière plus ou moins consciente et engagée, partent de l’infrapolitique de leur public pour proposer un « nous collectif » et des pistes d’expression, de création ou d’action dans la société. C’est notamment le cas des trois projets et processus méthodologiques suivants : les projets « Jeunesse Nomade », « Platines et Darboukas » ou encore « Melting po(t)litique »[11.Des projets portés respectivement par la Fédération des maisons de jeunes (www.fmjbf.org/jeunesse-nomade), le C-paje (https://c-paje.be/animation/projet/5/platines-et-darboukas-2019-2020) et la maison de jeunes « L’Atelier » de Saint-Nicolas (http://mjatelier.be/project/melting-potlitique).].

« Jeunesse Nomade » et « Platines et Darboukas » sont des projets qui suscitent une collaboration entre différentes jeunesses à travers la pratique artistique (chant-rap-slam, écriture, danse, composition, scénographie, photographie…) : des dizaines de demandeurs/euses d’asile, jeunes de maisons de jeunes de plusieurs régions et origines socioculturelles, jeunes migrant·es et musiciens-artistes de plusieurs disciplines et influences…

Premièrement, ce type de projets installe et permet la considération et la création de liens forts et durables dans le temps (basés sur l’amusement, la convivialité, la valorisation, la rencontre…) et un décloisonnement entre publics plus et moins marginalisés. Une fois ces deux conditions réunies, les opinions et projections de tout un chacun peuvent s’exprimer et se confronter autour de différents thèmes comme le racisme, que ce soit de façon plus ou moins infrapolitique (aux abords d’une discussion anodine, d’un moment de détente ou au contraire, de tensions quelconques) ou conscientisée ou guidée (lors de moments de feedbacks ou de débats encadrés).

Deuxièmement, c’est notamment cette accumulation de moments où l’infrapolitique émerge qui donne de la matière pour lancer une autre phase clé d’un processus méthodologique visant l’émancipation collective : la production et l’expression (artistique) dans différents types d’espaces publics politiques. « Jeunesse Nomade » et « Platines et Darboukas » ont débouché tous deux sur une création artistique collective basée sur les vécus et la rencontre de chacun·e pour ensuite dépasser le cadre des salles de spectacle en souhaitant pérenniser leurs messages et s’ouvrir à d’autres collectifs citoyens et de jeunes.

Le projet « Melting po(t)litique » a quant à lui été proposé dans une commune hautement multiculturelle qu’est Saint-Nicolas et au sein de la maison des jeunes « l’Atelier » qui a une longue tradition d’émergence du politique dans et autour d’ateliers artistiques. En concertation avec les jeunes et leurs parents et aux abords des moments suspendus des ateliers artistiques, des moments de rencontre, d’échanges et de confrontation entre jeunes et adultes, avec des citoyen·nes et politiques et expert·es (notamment sociologues et politologues) ont ainsi été organisés et encadrés à l’approche des élections communales d’octobre 2018. Ce processus permet de sensibiliser, de lutter contre les préjugés de chacun·e et in fine, de faire des choix électoraux en fonction des valeurs et projets communs et politiques souhaités pour l’avenir.

En guise de conclusion et à travers la brève présentation des processus de ce type de projets (loin d’être isolés et s’inscrivant notamment dans une longue tradition d’éducation populaire), nous voyons bien que pour que l’infrapolitique de groupes plus ou moins marginalisés soit réellement conscientisé et publicisé collectivement, il faut constamment veiller à ce que la dimension politique puisse être présente et que l’énonciation, le conflit ou la négociation soient permis. Ces trois projets peuvent ainsi nous inspirer dans le sens où ils s’inscrivent dans des processus de rencontre et de décloisonnement qui souhaitent partir des réalités de publics subalternes et de points d’entrée infrapolitiques, chacun à leur mesure et dans la limite de leurs moyens et contraintes.

Cela implique notamment trois conditions :

  • une volonté de considération et de rencontre sur le temps long ;
  • une volonté de relation horizontale entre animateurs/responsables institutionnels et différents publics (un cadre qui permet de se rencontrer en se mettant à égalité et en considérant le plus possible les propositions et les codes de tout un chacun) ;
  • la volonté de libérer la parole et de favoriser une construction collective des savoirs et des représentations.

Ainsi, Paulo Freire[12.Pédagogue brésilien, auteur de « la pédagogie des opprimés » et qui a participé à l’instauration de l’éducation comme un processus de conscientisation et de libération.] ne nous enseignait-il pas que le changement commence d’abord dans la méthodologie du changement. Chacun·e d’entre nous – citoyen·nes, militant·es, monde politique, acteurs/trices institutionnel·les – a sans doute l’opportunité et la responsabilité de se questionner sur le vecteur de changement et d’émancipation à la fois universaliste et politique qui anime ses actions, des plus individuelles aux plus collectives, des plus visibles aux plus infrapolitiques.