mobilité
Sommes-nous égaux devant l’électrification du parc automobile ?
28.03.2023
Constituant le seul secteur à avoir enregistré, en Europe, une hausse des émissions de CO2 au cours des trente dernières années, les transports font l’objet d’une attention spéciale au sein des politiques climatiques actuelles. À elles seules, les voitures particulières, couplées aux véhicules utilitaires légers, sont responsables de 16,3 % du CO2 émis par l’Union européenne en 2019, auquel il faut ajouter les émissions de polluants atmosphériques (oxydes d’azote et particules fines), dont la forte concentration, en milieu urbain notamment, est à l’origine d’une série de maladies respiratoires et cardio-vasculaires.
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L’Union européenne souhaite dès lors pousser le secteur à fournir les efforts nécessaires afin qu’il contribue, à sa juste mesure, à l’objectif global de neutralité carbone que l’Europe s’est fixé pour 2050. Parmi les politiques privilégiées pour y parvenir, une série d’entre elles ont pour ambition d’amorcer la fin des voitures à moteur thermique, en ce compris les hybrides rechargeables, au profit de l’essor des véhicules électriques. Trois leviers ont été activés dans cette logique : un renforcement progressif des normes d’émissions imposées aux constructeurs, la mise en place de zones à faibles émissions un peu partout en Europe, et l’annonce, par plusieurs États membres puis par la Commission européenne elle-même, de la fin programmée de la vente de voitures particulières à moteur thermique à l’horizon 2035.
Confrontés au durcissement des normes d’émissions, les constructeurs historiques ont entamé une transition à marche forcée et voient désormais dans le développement de leur gamme électrique
la solution la plus efficiente, économiquement parlant, pour respecter la réglementation européenne dans les temps impartis. Si certaines marques se lamentent encore quant au rythme effréné de cette mutation, et espèrent toujours que des délais ou exceptions pourront être négociés, toutes ont investi des montants colossaux dans ce virage vers l’électrique. Et pour rentabiliser ceux-ci, il faut désormais convaincre les utilisateurs.
Si ces derniers semblent conscients qu’un retour en arrière s’avère de moins en moins probable, beaucoup d’entre eux expriment encore une frilosité importante face à cet avenir électrique auquel ils se voient désormais contraints à leur tour[1. Mobia, « Les Belges sont moins disposés à acheter une voiture électrique que l’année dernière », 21 septembre 2022]. Au centre de cette inquiétude légitime, et au-delà des considérations environnementales, se pose la question de l’accessibilité de cette mobilité électrique. Dans une société entièrement convertie à l’électrique, cet accès sera-t-il assuré pour tout le monde, sans accroître les inégalités sociales ? Si le prix constitue le principal axe de réflexion pour répondre à cette question, deux autres aspects sont également à prendre en considération : l’autonomie des véhicules et la disponibilité des points de recharge.
Ma très chère voiture
Le prix d’achat constitue sans aucun doute le principal frein à l’acquisition d’une voiture électrique. Pour des segments comparables, une voiture électrique est actuellement vendue plus chère qu’une voiture essence ou diesel, même lorsque des primes à l’achat sont accordées, comme en France par exemple. Cette différence, qui peut parfois atteindre jusqu’à 40% pour les modèles d’entrée de gamme, s’explique essentiellement par le prix des batteries et des composants électroniques qui équipent les véhicules électriques.
Plusieurs éléments permettent toutefois de remettre en perspective cet obstacle évident pour les
éventuels acheteurs. Si ce n’est encore que timidement le cas pour les coûts liés à la recherche et au développement dans le domaine de la mobilité électrique, le coût des batteries, lui, diminue de manière régulière depuis une bonne dizaine d’années déjà.
Cette évolution à la baisse s’explique notamment par un volume de production et de vente toujours plus important et par le recours, désormais, aux batteries lithium-fer-phosphate (LFP), bien moins chères à fabriquer que les précédentes à base de nickel. Vu les enjeux financiers et environnementaux importants qui entourent l’électrification du parc automobile, d’autres innovations devraient encore intervenir à l’avenir. Ainsi, certains parient déjà sur la batterie dite « solide », qui devrait offrir une densité énergétique nettement plus importante et une vitesse de recharge sensiblement accélérée, mais qui serait également plus chère à produire, au moins dans un premier temps.
Ensuite, l’écart de prix constaté à l’achat s’amenuise si l’on considère l’ensemble du cycle de vie du véhicule, car les coûts liés à la consommation et aux entretiens des voitures électriques sont moins élevés que pour une voiture thermique. La longévité de certaines batteries et la demande croissante de voitures électriques d’occasion entraînent par ailleurs une hausse rapide de la valeur résiduelle de certains modèles, ce qui permet de revendre ces véhicules à un bon prix.
Enfin, l’une des portes d’entrée vers l’achat d’une voiture électrique pourrait être le marché de l’occasion, qui promet de se développer considérablement dans les années à venir puisque les ventes de voitures électriques s’inscrivent progressivement à la hausse. Sur ce marché, l’écart de prix d’achat entre voitures électriques et voitures thermiques se resserre également. Les partisans des voitures de société en Belgique y voient d’ailleurs un argument pour le maintien du système : l’électrification de ce type de voitures, encouragée fiscalement[2. À partir de 2026, seules les voitures de société zéro émission seront encore déductibles fiscalement.], fournirait les voitures d’occasion de demain. En 2021, un peu moins de neuf voitures électriques sur dix vendues en Belgique ont d’ailleurs été immatriculées par des entreprises ou des indépendants[3. Febiac, Analyse du marché automobile belge en 2021, 7 janvier 2022.].
Si on peut se réjouir de voir ensuite ces véhicules alimenter le marché de l’occasion, cela démontre que l’accès au marché de l’électrique neuf n’est pas une évidence, hormis dans le cadre particulier de ce système de « voitures-salaires » détenues par une catégorie socio-économique relativement aisée de dirigeants d’entreprise et de salariés de catégorie moyenne ou supérieure, et qui ne concerne qu’une grosse dizaine de pourcents du nombre de voitures en circulation en Belgique[4. R. Lemoine, « Voitures de société et carte essence : un non-sens social et écologique », Alter Échos, 14 avril 2022].
Un avenir incertain
Malgré les nuances qui viennent d’être apportées, d’autres paramètres pourraient accroître encore
l’obstacle à l’achat et mettre les voitures particulières, thermiques dans un premier temps et électriques dans un futur proche, complètement hors de portée de certains budgets.
La fédération Transport & Environment, qui milite au sein de l’Union européenne pour le déploiement de la voiture électrique, estime que, si la baisse du coût des batteries se poursuit[5. Le rapport sur lequel s’appuie cette fédération table sur une baisse du prix des batteries neuves de l’ordre de 58% entre 2020 et 2030.] et que des chaînes de production dédiées spécifiquement aux véhicules électriques sont mises en place, le prix d’achat des voitures électriques, compte tenu de la politique adoptée en Europe, pourrait concurrencer celui des voitures thermiques d’ici 2027[6.Transport & Environment, Des véhicules électriques moins chers que les voitures à essence, toutes catégories confondues d’ici 2027, 10 mai 2021]. Mais cette fédération concède également que, pour y parvenir, il faudra pouvoir compter sur une fiscalité appropriée, qui favorise l’achat des voitures électriques et pénalise celui des voitures thermiques, poussant donc finalement l’ensemble des prix vers le haut.
Autrement dit, pour que l’écart de prix se réduise plus rapidement et facilite la transition vers l’électrique, il faudrait rendre les voitures thermiques fiscalement plus chères, via un système de bonus-malus que pratiquent d’ailleurs déjà certains pays européens, comme la France, l’Italie ou la Suède. Or le prix d’achat des voitures thermiques subit déjà des tensions à la hausse, pour au moins deux raisons. Avec plus de 40 % des parts de marché enregistrées en Europe, les SUV sont aujourd’hui devenus incontournables. Ce type de véhicules ne représente pas une gamme identifiable, au même titre que les berlines ou les citadines, par exemple, mais il constitue une « tendance », caractérisée par une carrosserie rehaussée, et qui concerne tous les segments ou catégories du marché automobile. Sous ce motif d’un habillage de carrosserie plus imposant, le prix de vente moyen des SUV s’avère bien plus élevé que celui des citadines ou des berlines qui leur servent pourtant de modèle. Le succès des SUV génère de ce fait des marges très intéressantes pour les constructeurs qui entendent bien poursuivre sur cette voie, à grands
renforts de publicité, que ce soit pour les modèles thermiques, hybrides ou électriques.
Un autre phénomène est venu quant à lui compliquer l’acquisition des véhicules thermiques des segments les plus abordables financièrement, à savoir les « micro-urbaines » (Smart) et les « petites citadines » (Twingo, Aygo, Up!…). Les normes d’émissions de plus en plus sévères imposées aux constructeurs ont non seulement poussé ceux-ci à investir dans l’électrique, mais les ont également amenés progressivement à renoncer à la production des petits modèles thermiques. Avec des moteurs de plus en plus coûteux à concevoir pour respecter les exigences européennes, ces voitures, dont le prix restait concurrentiel par rapport aux modèles de gammes supérieures, ne sont tout simplement plus rentables aux yeux des constructeurs. Les adeptes des petites citadines devront donc se rabattre sur des modèles électriques de même gabarit, plus chers et encore peu nombreux même si l’offre est amenée à se diversifier à l’avenir, ou sur des modèles low cost de gammes supérieures, comme ceux proposés par Dacia, par exemple.
Par ailleurs, la poursuite de la baisse du prix des batteries, envisagée par Transport & Environment, n’est pas chose acquise. Au contraire, les constructeurs et professionnels du secteur s’inquiètent de voir le développement progressif du marché des voitures électriques venir gonfler de manière de plus en plus marquée la demande de matériaux et de métaux qui constituent les batteries lithium-ion (lithium, graphite, nickel, cobalt…). Cela a pour conséquences, dans un premier temps, d’accroître la tension sur le prix des batteries et, dans un second temps, d’entraîner des risques de ruptures de la chaîne d’approvisionnement pour la conception de nouveaux véhicules[7. IEA, The role of critical minerals in clean energy transitions, mai 2021 ; R. Berger, The lithium-ion (EV) battery market and supply chain – Market drivers and emerging supply chain risks, avril 2022]. Si des investissements importants sont prévus afin d’accroître l’offre de matières premières à l’avenir, celles-ci ne sont de toute façon pas inépuisables, ce qui induira immanquablement de nouvelles pénuries et rend cruciale la question du recyclage. Certains constructeurs cherchent de leur côté à se prémunir d’une hausse des coûts en misant sur des alliances avec des sociétés liées à la production ou au raffinage des matières premières utilisées dans les batteries.
Les constructeurs ont en outre adapté leur stratégie aux circonstances. Pour faire face à la pénurie de semi-conducteurs qui a fait suite aux conséquences de la pandémie de covid-19, ainsi qu’aux coûts induits par la transition du secteur vers l’électrique, les constructeurs donnent désormais la priorité aux modèles les plus profitables, avec en prime un nouveau mot d’ordre : « Vendre moins mais plus cher ».
Prête-moi ta prise
Si la question du prix d’achat des véhicules électriques semble donc encore loin d’être réglée et
qu’elle aura sans nul doute un impact sur les revenus les plus modestes, l’autonomie et l’accessibilité de points de recharge peuvent également pénaliser de manière différenciée les futurs utilisateurs de ces véhicules.
La question de l’autonomie peut être liée à celle du prix puisque les véhicules qui proposent les meilleures autonomies sont également les plus chers à l’achat. Une faible autonomie peut pourtant s’avérer plus problématique encore si elle est couplée à des soucis d’accessibilité aux points de recharge. Compte tenu du temps de recharge nécessaire, les utilisateurs préféreront assez logiquement recharger leur véhicule à domicile ou sur leur lieu de travail. Mais cela nécessite l’installation d’une borne de recharge – le temps de recharge sur une simple prise classique de 220 volts se révélant vite très pénalisant –, ce qui n’est bien entendu pas toujours réalisable, compte tenu de la configuration des lieux (appartement, absence de parking…). Si l’on dépend du réseau de bornes de recharge publiques (environ 13 000 points de recharge en Belgique contre plus de 60 000 aux Pays-Bas), mieux vaut l’être en Flandre, qui s’avère, pour l’instant du moins, largement en avance sur Bruxelles et la Wallonie.
Reste la question du prix de la recharge. Si le coût d’utilisation des voitures électriques reste plus avantageux que celui des voitures thermiques, et ce malgré la hausse actuelle du prix de l’électricité, des disparités existent. Utiliser une borne de recharge publique s’avère toujours plus cher, parfois nettement, qu’une recharge à domicile ou, a fortiori, sur le lieu de travail. Cette différence se justifie par la prise en charge, par le consommateur d’une recharge publique, des coûts d’utilisation et d’entretien de l’infrastructure. Le tarif aux bornes publiques variera également selon le fournisseur, l’emplacement et le type de recharge (ordinaire, rapide, voire ultra rapide). À cet égard, des soucis de transparence se posent quant aux tarifs pratiqués.
Juste une transition ou une transition juste ?
La mutation du secteur automobile vers le tout électrique telle qu’elle se présente aujourd’hui, c’est-à-dire sans aménagements ciblés pour les ménages les plus précaires, remet en question l’accès actuel à un véhicule particulier pour une large part de la population. Si la baisse du nombre total de véhicules en circulation pourrait représenter une bonne chose dans les efforts réalisés en faveur de la réduction des émissions de CO2 et de polluants atmosphériques, elle n’est certainement pas neutre sur le plan social.
Comparer l’utilisateur d’une berline électrique sous le régime des véhicules de société, rechargée majoritairement au travail et à domicile grâce à des panneaux solaires, au détenteur d’une petite citadine thermique, habitant un appartement sans garage et devant passer à l’électrique, donne un aperçu des inégalités qui pourraient intervenir en la matière. Dans certaines situations, comme au sein d’un environnement rural isolé, par exemple, l’accès même à la mobilité pourrait considérablement être remis en cause par cette évolution contrainte.
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S’il appartient aux pouvoirs publics de mettre en place des mesures de soutien et des politiques fiscales adaptées, ainsi que d’assurer une offre adéquate de transport public, les constructeurs avancent quant à eux plusieurs pistes de solution destinées à dépasser la barrière du prix d’achat. Parmi celles-ci figure le développement de marques « secondaires », telles que Dacia pour Renault ou Skoda pour Volkswagen, dont les modèles se vendent à des prix plus compétitifs, grâce à l’utilisation de technologies et de pièces éprouvées au sein de la marque originale, à des choix limités d’options et à une certaine délocalisation de la production dans des pays à bas salaires. Les constructeurs comptent également convaincre leurs clients de passer à un véhicule électrique en leur offrant la possibilité de financer leur achat via un crédit ballon, à savoir une formule prévoyant des mensualités modérées et une option d’achat à la fin de la période par le versement d’une dernière tranche nettement plus importante. Les voitures partagées peuvent également ouvrir l’accès à cette mobilité électrique, mais sans devenir propriétaire du véhicule.
Enfin, une dernière possibilité d’acquisition consiste à se tourner vers le marché de l’occasion. Cependant, l’augmentation de la demande sur ce segment risque, là aussi, d’engendrer une hausse des prix. Bref, l’électrification du parc automobile ouvre un débat non seulement en termes environnementaux, mais également d’un point de vue social. Comme à bien d’autres égards, c’est assurément dans leur globalité que les questions de mobilité doivent dès lors être prises en considération.
(Image de la vignette et dans l’article sous CC BY-NC-SA 2.0 ; photo d’une borne de recharge pour voiture électrique, prise en décembre 2013 par Patrick M. Lozeau.)