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Travail associatif contre militance politique ?

Lily Zalzett, Stella Fihn, « Te plains pas, c’est pas l’usine. L’exploitation en milieu associatif », Niet ! Editions, 2020.
Lily Zalzett, Stella Fihn, « Te plains pas, c’est pas l’usine. L’exploitation en milieu associatif », Niet ! Editions, 2020.

En 2020 sortait un petit livre au succès inattendu : Te plains pas, c’est pas l’usine chez Niet ! éditions. Partant du contexte français, ses autrices, Lily Zalzett et Stella Fihn, examinaient, en parallèle, la situation des associations, leur transformation plus ou moins reconnue en organisations para-étatiques et l’évolution de leurs modes de financement avec la génération des appels à projet ; et la dégradation des conditions de travail et leur impact sur les travailleurs et travailleuses de plus en plus sujettes à l’épuisement et au burn out. De manière surprenante, le livre a beaucoup circulé en Belgique, décrivant des évolutions aussi sensibles qui s’y passent et brisant une sorte de « tabou » sur la dimension sacrificielle que peut prendre le travail associatif.

Nous avons rencontré les autrices à l’occasion de leur venue à Bruxelles pour une conférence co-organisée par Politique, Econosphères et le CADTM et dont l’enregistrement audio et diverses sources sont disponibles sur le site d’Econosphères (www.econospheres.be). Cet article a paru dans le n°121 de Politique (décembre 2022).

En Belgique, la réception de votre livre s’est focalisée sur deux thématiques de l’ouvrage : celui des conditions de travail, du burn out associatif, et celui des liens avec l’État, des appels à projet, etc. Avez-vous reçu le même type de réactions en France ?

STELLA FIHN : De notre côté, nous avons écrit de deux points de vue et de deux expériences différentes, ce qui explique ces deux dimensions que vous évoquez. Mon point de départ, c’était d’expliquer en quoi l’associatif peut desservir des dynamiques de lutte. Et donc aussi comment d’autres formes d’organisation, peut-être moins structurées ou de petites associations, peuvent encore s’inscrire dans ces dynamiques. Lors de nos différentes présentations ou conférences, j’ai surtout eu l’impression que la question de la souffrance au travail éclipsait le reste. Elle a été tellement un tabou, un non-dit, cette douleur au cœur même des associations, comment cette souffrance avait des raisons structurelles, liées à une organisation du travail spécifique… Il y a souvent cette prise de conscience : en fait, ça n’arrive pas qu’à moi ! On comprend tout d’un coup que les problèmes au boulot ne sont pas seulement interpersonnels mais découlent d’une structure, et donc de choix qui sont posés au-dessus de nous. Cet aspect-là a beaucoup animé les discussions autour du livre.

LILY ZALZETT : En réalité, tout dépend des publics et des endroits. Je trouve que sa réception a été assez drôle : par exemple, quand nous sommes intervenues devant des collectifs de lutte, ils revenaient surtout sur cette dimension de dépolitisation, de la place des associations par rapport à l’État. Et quand on prend la parole devant des dirigeants associatifs, ils vont aussi avoir tendance à prendre la question sous l’angle de l’État qui se désinvesti du champ associatif ou comment il réduit les subventions… Ils se considèrent comme les défenseurs d’un corps, qui serait le secteur associatif. Et à l’inverse, devant un public de travailleurs ou travailleuses associatives, ou même devant des syndicalistes, la discussion revenait plus fortement sur les conditions de travail.

Mais on n’a pas eu, encore, des espaces où ces deux sujets dialoguaient au sein d’une seule présentation et avec un même public. Le plus important, c’est que ce livre a été pensé comme un outil de lutte, pour que des personnes qui travaillent dans la même boite puissent s’en emparer et qu’il leur donne envie ou les moyens de s’organiser. Et c’est pour ça que les retours étaient toujours plus passionnants quand on faisait face à des gens qui travaillaient ensemble, le retour sur leur expérience collective était plus constructif. Le livre a d’ailleurs beaucoup été utilisé, en dehors de notre présence, pour des arpentages[1.L’arpentage est une pratique de lecture collective où plusieurs personnes lisent des parties d’un livre avant d’en discuter.], des « auto-formations » entre travailleurs, ce qui est vraiment positif !

Pensez-vous que, malgré tout, il reste un espace de lutte au sein du secteur associatif ? Qu’il pourrait enclencher un mouvement pour s’autonomiser de l’État et pour améliorer les conditions de ses travailleurs et travailleuses ?

LILY ZALZETT : On s’est justement interrogées pour savoir si le fait que des militant·es se salariaient dans des associations, ce n’était pas un frein aux luttes, en amenant une désertion des milieux militants. Puisque c’est devenu leur boulot, ils n’ont plus le temps pour militer à l’extérieur, réduisant les forces vives dans les conflits sociaux.

STELLA FIHN : Cela amène aussi une marchandisation des rapports de solidarité. Je faisais le constat : quand certains militant·es commencent à bosser dans le secteur social, l’expérience qu’ils vont acquérir est très difficile à mobiliser à l’extérieur du cadre de travail. Ils font face à une telle charge de travail et à un tel épuisement que les questions sociales sont liées dans ce qu’il y a de pire au travail. Ce qui fait que la solidarité se retrouve réduite au travail social et ne peut plus s’exprimer hors de ce cadre.

LILY ZALZETT : De mon point de vue, je dirais qu’il y a quand même un avenir de lutte dans l’associatif. Bon, je ne suis pas devin, je ne prétends pas avoir une vision prospective, mais je constate que les manifestations des travailleurs sociaux français de novembre 2021 ont été incroyables. Je n’avais jamais vu autant de travailleurs et de travailleuses sociaux dans les rues ! Et j’y vois aussi l’expression de l’état de santé catastrophique des gens qui bossent dans le secteur – on les voit pleurer en manif en secouant une pancarte disant : « On n’en peut plus. » On est arrivé à un tel niveau d’épuisement physique et moral que oui, j’aperçois des possibilités de luttes et de mobilisations sur les questions de condition de travail. Je vois aussi un certain mouvement de syndicalisation dans le même secteur.

Ce que je trouve en revanche questionnable, c’est à quel point les prises de conscience, qui peuvent être très nombreuses, se soldent par des départs, des démissions, des ruptures conventionnelles ou même des procédures d’inaptitudes et le recours à la médecine du travail. C’est une manière de survivre entendons-nous bien ! Je ne dirais pas que c’est une défaite, vis-à-vis du travail, mais cette situation actuelle révèle une individualisation des problèmes et des perceptions. Et de moins en moins l’utilisation du collectif pour remédier aux causes structurelles.

STELLA FIHN : Voilà la conclusion de notre discussion : pour que des luttes surviennent, ils faut que les gens fassent collectif, qu’ils se syndiquent et qu’ils se battent pour leurs conditions de travail et en même temps pour la qualité des services qu’ils rendent aux usagers. L’un ne peut pas aller sans l’autre. Là où les travailleurs ne s’inscrivent pas dans cette opposition à l’oppression qu’ils subissent directement, mais seulement à leur cadre de financement ou à leur autonomie, les luttes ne peuvent décoller. C’est le risque de la dépolitisation de l’organisation du travail.

LILY ZALZETT : C’est la quadrature du cercle. Si ton combat se résume à demander des moyens à l’État, tu finis par t’épuiser, par succomber au burn out et là tu pars, tu abandonnes parce que tu n’en peux plus. La lutte pour plus de moyens dans le secteur associatif n’est pensable que simultanément avec une amélioration des conditions de travail pour les travailleurs du secteur. Sinon, la lutte est réduite au travail, où tu finis par seulement lutter pour les autres. Mais on sait bien qu’on lutte toujours depuis une position, qui est d’abord la sienne avec ses contraintes, ses difficultés… Il faut éviter de tomber dans une vision « charitable » qui évacuerait le problème des conditions de travail.

STELLA FIHN : Un contre-modèle, c’est celui d’asso­ciations qui seraient en même temps des « syndicats de base » et qui disposeraient d’une grande auto­nomie dans leurs moyens. C’est quelque chose qui existe en Argentine : les travailleurs et les travailleuses gèrent en même temps leurs conditions de ­travail et les moyens à allouer aux services qu’ils rendent à la société. Ils sont doublement autonomes, sur leur propre organisation et sur la manière d’allouer les services ; c’est un choix qu’à fait l’État de se désengager face à la gronde sociale[2.Sur le modèle du syndicalisme de base argentin, on peut lire : S. Duhalde, J. S. Montes Cató et P. Rouxel, « Le “syndicalisme de base” dans l’Argentine kirchneriste. Une autonomie en question », Cahier des Amériques latines, n° 86, 2017, p. 71-87.].

En France, de nouvelles contraintes se sont rajoutées dans les appels à projet des associations, notamment suite à la loi dite « séparatisme ». C’est une situation que nous ne connaissons pas encore en Belgique francophone, mais qui peut nous éclairer sur certains dangers, qu’on peut voir poindre. En Flandre, par exemple, on coupe allégrement dans les budgets associatifs pour des raisons très idéologiques. Selon vous, cela affecte-t-il la gestion du secteur et son rapport aux luttes ?

STELLA FIHN : Oui absolument ! En particulier le contrat d’engagement républicain[3.Depuis janvier 2022, toutes les associations françaises subventionnées par l’État doivent signer un contrat les engageant à respecter « les principes républicains ». Il est décrié par le secteur associatif et par une partie de la gauche à cause de ses critères flous et qui visent notamment les associations dites « communautaires ».], qui mériterait un retour historique comme on l’a fait pour la loi de 1901[4.La loi du 1er juillet 1901, aussi appelée loi Waldeck-Rousseau de 1901, organise le statut des associations en France. On parle couramment « d’association loi 1901 ».] sur les origines de l’associatif. À l’époque, la création du statut associatif était déjà un moyen de pacifier les organisations autonomes ouvrières, une manière de les encadrer et de dépolitiser les luttes. Nous pourrions faire le même exercice avec cette loi séparatisme et sur les liens avec le lexique employé au début du siècle dernier, notamment dans la stigmatisation de la communauté juive[5.En France, à la fin du XIXe s. et à la fin du XXe s., l’antisémitisme et la question de l’assimilation (ou non) ont été au centre de violents combats politiques. Lors de l’affaire Dreyfus, les antidreyfusards défendaient l’idée que les Juifs étaient inassimilables et étaient par essence des ennemis de la nation ; une rhétorique qui a notamment conduit aux crimes de la collaboration et du pétainisme.], pour montrer qu’il s’agit d’une constante pour créer des lignes de démarcation entre des sujets intégrables et d’autres qui restent en marge de « la République ».

LILY ZALZETT : Ou c’est une logique de discrimina­tion qui permet de distinguer les bonnes des mauvaises associations ! Parce qu’effectivement, il y a des choses que nous n’avons pas pu prendre en compte parce qu’elles sont arrivées après la sortie du livre. Par exemple des interdictions qui ont été prononcées contre des associations décrites comme « islamistes » et une définition extrêmement claire des musulmans qui s’organisent comme l’ennemi de la République. Il faut noter que ce qui se passe avec le contrat d’engagement républicain n’est pas étonnant. Ce qu’on appelle en France, le mouvement associatif, qui fédère le patronat associatif, s’est élevé contre ce contrat mais sans relever qu’il n’était qu’une nouvelle expression du contrôle de l’État sur les associations…

Une partie du patronat associatif se réveille maintenant, mais à partir du moment où les associations ont déjà servi à la pacification sociale ou à vanter les valeurs de la République et de la laïcité – en acceptant, par exemple, le service national universel[6.Le service national universel a été mis en place en 2019 et doit devenir obligatoire pour tous les jeunes français à partir de l’année scolaire 2022-2023. Il recouvre des activités très diverses, basées sur un séjour de cohésion et/ou une mission d’intérêt général. Les associations peuvent participer à son organisation.], ou encore que le ministère de la Jeunesse, aujourd’hui, soit associé à celui des armées à travers un secrétariat d’État –, une fois qu’ils ont accepté tout ça, qu’il y ait des liens de dépendances et de co-dépendances avec l’État, ça se solde nécessairement par un contrôle accru des associations.

Vous avez écrit votre livre en 2020. Depuis lors, beaucoup de choses se sont passées : la pandémie de covid-19, la réélection d’Emmanuel Macron en France… Réécririez-vous aujourd’hui le même livre ?

LILY ZALZETT : Oui mais avec des parties plus déve­loppées, notamment la dimension autour des luttes dans le secteur associatif, qui prend un tour­nant nouveau. Il y a eu, l’hiver dernier (2021-2022), une grande mobilisation des travailleurs sociaux, avec beaucoup de monde dans les rues, la création de coordinations, mais aussi de comités intersectoriels, où ces travailleurs ont pu rencontrer ceux de l’hôpital ou du service public. C’est une dimension qu’on a peu exploré dans le livre, où on avait plutôt fait l’hypothèse d’une rencontre entre usagers des services associatifs et les travailleurs. Et puis bien sûr, il y aurait un chapitre à écrire sur l’impact de la pandémie sur les associations. Elles ont servi à l’État pour maintenir des services de proximité mais de manière assez cynique et tout ce qu’on a évoqué dans le livre est arrivé à cette occasion : une multiplication des appels à projet, le fait que les associations endossent des services essentiels comme la distribution de nourriture ou l’aide à la scolarisation, tout en mettant au chômage technique une partie de leurs salariés qui devaient quand même continuer à travailler…

C’est un point que nous apportons dans la nouvelle édition de Te plains pas, c’est pas l’usine, que la pandémie a constitué un moment paradoxal pour les associations. Pendant le premier confinement, il y avait presque ce sentiment d’être des super-héroïnes, de réussir à combler tous les manques du système, quelque chose de grisant presque. Et puis, consécutivement, l’épuisement absolu des travailleurs et travailleuses du secteur. Je suis militante syndicale et nous organisons des permanences où nous recevons un nombre affolant de personnes en burn out. Ça mériterait d’être approfondi. Et puis on réfléchit à un tome 2 ! (rires) On pense toutes les deux qu’on peut encore creuser sur le lien entre le secteur associatif et l’État, les appels à projet… pour regarder très concrètement, dans le contenu des appels, comment se manifestent les demandes de l’État. On a presque envie de faire un livre illustré !

Entretien mené le 23 septembre 2022 et retranscrit par Thibault Scohier.