Retour aux articles →

Un fourre-tout de créations citoyennes autonomes ?

Comment définir la société civile ? Quelle est son histoire ? Qui la compose ? Comment fonctionne-t-elle et avec quels buts ? Enfin, quel est son rapport au monde politique ?

Devenue à la mode, l’expression « société civile » recouvre des acteurs, des buts, des modes d’action et des réalités variées. Par ailleurs, elle fait l’objet d’une instrumentalisation régulière, que ce soit pour légitimer un groupe et l’impliquer dans la prise de décision ou, plus rarement, pour le disqualifier. De nombreux travaux s’intéressent à la société civile dans différents contextes (démocraties d’Europe occidentale, pays émergents…) sans vraiment figer une définition. Dans le monde entier, des citoyens, des associations, des manifestants ou encore des partis d’opposition se sont emparés des termes et se réclament de la société civile, sans nécessairement de connexion entre leurs motivations et/ou leurs activités. On peut souligner globalement une connotation positive à l’expression, connotation positive dont ne peuvent se prévaloir les groupes de pression, les mouvements, les ASBL ou, plus simplement, les individus.

Néanmoins, il faut ponctuellement relever des rejets, non de la société civile en tant que telle, mais de la place accordée à celle-ci dans les processus consultatifs et de participation à la décision politique. Sous prétexte de questionner la représentativité des associations concernées, certains partis et groupes de la population rejettent totalement toute institutionnalisation de la consultation de groupes extérieurs à l’État, mais souvent subventionnés, et relèvent là une contradiction : peut-on réclamer son indépendance vis-à-vis des pouvoirs publics tout en étant (partiellement) financé par eux et impliqué dans la prise de décision ? Dans la petite histoire des formations gouvernementales en Belgique, on trouve un double exemple récent de cette sollicitation. À l’idée du coprésident d’Ecolo Jean-Marc Nollet d’impliquer, à l’été 2019, la société civile dans la formation du gouvernement wallon a fait écho la proposition de Joachim Coens, élu depuis à la présidence du CD&V, de former un gouvernement d’experts. Un point commun aux deux hommes politiques : la volonté de contourner, d’une part, le blocage politique et, d’autre part, l’incapacité d’une classe politique largement décriée à aboutir au traditionnel consensus.

Avant de dresser un rapide historique de la société civile en Belgique, ou d’en tracer les contours, il faudra tenter d’arrêter une définition satisfaisante. Ensuite, on pourra discuter du rôle de la société civile dans les processus participatifs de formation de la décision politique (consultation, concertation…) et, ainsi, de la représentativité de ses membres et de l’opposition qu’elle peut susciter, cette opposition étant particulièrement d’actualité au sein du gouvernement flamand.

Définition

De nombreux chercheurs ont apporté leur contribution à l’effort de définition de la notion de société civile. Le plus complet est sans nul doute Jean Leca, qui en précise le périmètre de manière lucide et incisive, tout en veillant à en présenter les perceptions les plus courantes. Ainsi, empiriquement, « la société civile est un groupe concret observable immédiatement à partir de ses membres qui ne sont ni des politiciens professionnels ni leurs clients […] ni le personnel administratif[1.J. Leca, « De la lumière sur la société civile », Critique internationale, n° 21(4), p. 62.] ». Normativement, Leca convient qu’elle est « tout ce qui est bien », étant entendu qu’elle s’inscrit en opposition à l’État qui, lui, génère les problèmes et les difficultés. C’est probablement selon cette approche qu’elle est fréquemment convoquée afin de sortir d’une situation difficile par le « haut » (le « bas » étant le compromis politique). Épistémologiquement, elle serait une notion universellement reconnue, mais envisagée différemment selon les cultures, un peu à la façon dont d’autres accommodent le terme communauté. Enfin, il note la consécration d’une « société civile globale », sinon européenne, l’associant à un « mouvement brownien fait d’experts, de militants, de savants, d’hommes d’affaires, de cadres supérieurs, d’ONG, de fonctionnaires d’organisations internationales, de marchés financiers, de règlements commerciaux, de programmes de lutte contre la pauvreté et pour la sécurité humaine, etc.[2.Idem., p. 63.] ». En résumé, la société civile se-rait un concept fourre-tout et l’on pourrait y inclure à peu près n’importe quel acteur pourvu qu’il ne soit pas directement issu de l’État ou du monde politique. D’ailleurs, la convocation de la société civile en cas de crise peut être le fait d’un homme ou d’une femme politique qui préfère déléguer la responsabilité de la décision à une autre entité. C’est en ce sens que l’on peut comprendre l’appel de Nollet ou de Coens.

Dans son constat empirique, Leca s’approche des définitions les plus classiques. Ce n’est néanmoins pas la seule approche possible. Dans un ouvrage consacré aux partis politiques et à la société civile en tant que corps intermédiaires entre les citoyens et les gouvernements, mais se focalisant sur les pays fédéraux, Klaus Detterbeck et Wolfgang Renzsch s’accordent sur un point de vue délibérément large. Dans leur optique, la société civile serait un spectre d’associations volontaires qui s’organisent librement autour d’intérêts, objectifs et valeurs qu’elles ont en commun[3.K. Detterbeck et W. Renzsch, “Parties and Civil Societies in Federal Systems: An Introduction”, in K. Detterbeck, W. Renzsch & J. Kincaid (éd.), Political Parties and Civil Society in Federal Countries, Don Mills (Ontario), Oxford University Press, 2015, p. 2.]. Nulle mention dans leur chef de l’indépendance par rapport à l’État ou à la politique, puisque, au contraire, ils insistent sur le rôle de la société civile en tant que maillon assurant le contact entre la population et les gouvernants. Plus politologues que sociologues, ils rappellent que les études sur les partis politiques envisagent traditionnellement ces derniers comme des créations de la société civile.

On pourrait considérer cette conception comme étant diamétralement opposée à la définition proposée par le Vocabulaire politique du Crisp[4.En ligne ici.], selon lequel la société civile désigne de nos jours « l’auto-organisation des citoyens indépendamment de l’État et des partis politiques ». Cependant, si l’on revient sur l’histoire politique belge, les deux définitions ne sont pas incompatibles. Par antériorité de l’organisation de la société civile sur les partis et sur l’État belge, il s’agit effectivement d’une création citoyenne sur laquelle ni l’État ni les partis politiques n’ont eu de prise. Le rôle médiateur entre les citoyens et l’État ou les partis politiques n’empêche pas les associations de la société civile de veiller à leur indépendance en termes d’organisation. Il convient en effet de distinguer organisation (autonome et indépendante) et fonction (faire pression sur les gouvernants ou participer à la prise de décision).

Historique

Historiquement, en Belgique, les organisations que les spécialistes des sciences sociales estiment issues de la société civile organisée gravitaient, de manière explicite et assumée, mais autonome, autour d’un parti politique correspondant à une orientation philosophico-idéologique. Le caractère organisé de la société civile renvoie à la reconnaissance par l’État de partenaires sociaux, acteurs de la concertation sociale (les mutuelles, les syndicats et les représentants patronaux). Bien qu’autonomes dans leur fonctionnement, leur rôle est néanmoins institutionnalisé et codifié. Ils sont reconnus comme interlocuteurs et (co-)décideurs sur certains points d’ordre socio-économiques. Syndicats et mutuelles sont également les acteurs de la décentralisation fonctionnelle de certaines responsabilités habituellement étatiques.

La notice du Vocabulaire politique du Crisp nous rappelle cependant qu’en Belgique, la notion historique (jusqu’il y a une trentaine d’années) est celle de monde associatif, soit l’ensemble des associations développées par les citoyens eux-mêmes. Cette expression était alors fréquemment utilisée pour désigner ce qui est désormais recouvert par la notion de société civile. Un autre terme, sans doute préféré par les sociologues et les politologues des plats pays, est celui de « pilier ». Très visuel, il met l’accent sur la structuration de la société belge en « mondes » sociologiques encadrant les Belges « du berceau au tombeau », pour reprendre l’expression consacrée. La pilarisation est une caractéristique des démocraties consociatives, typiquement des petits pays divisés entre quelques segments de la population (ici, les segments catholique, socialiste et libéral). Cette organisation politique vise à partager, disperser et limiter le pouvoir entre les segments. Selon une logique similaire à celle du fédéralisme, ils disposent d’une totale autonomie pour gérer les matières qui leur sont attribuées, mais ils doivent néanmoins atteindre un compromis quand il s’agit de prendre des décisions qui concernent l’ensemble de la société.

Outre la partie organisée de la société civile, les « piliers » belges sont composés d’une variété d’organisations intermédiaires, développant des activités et services multiples : des écoles et des cliniques aux clubs sportifs ou aux mouvements de jeunesse, et des journaux aux centres culturels ou d’éducation permanente. Au sommet de chacun des « piliers », on retrouve le parti politique dit traditionnel. Certaines organisations y disposent alors de relais plus ou moins institutionnalisés (par exemple, la FGTB dispose d’un siège au bureau politique du parti socialiste).

Avec l’apparition de nouveaux partis et concomitamment à la scission linguistique des partis traditionnels, les « piliers » ont perdu de leur pertinence. Certes, ils continuent d’exister, mais les citoyens évoluent entre eux et non plus au sein d’un seul, à l’instar de l’électeur, devenu volatil. La « dépilarisation » progressive de la société et les nouvelles formes de militance, au sein de ce qui est appelé les nouveaux mouvements sociaux (même s’ils ne sont plus si nouveaux…), auront eu raison du terme.

Aujourd’hui, la rupture idéologique est consommée presque partout. Les associations et mouvements les plus récents se sont développés indépendamment des « piliers » et a fortiori sans lien avec les partis politiques ou l’État. Par ailleurs, le clivage linguistique est devenu central dans l’établissement et la structuration de nouveaux groupements citoyens, au point que la recherche en sciences sociales reflète elle aussi cette rupture et se focalise désormais sur le milieu associatif et militant dans chacune des communautés. Il est quasiment impossible de trouver une référence traitant du tissu associatif en Belgique de manière globale. En réalité, seuls les syndicats et les mutuelles ont conservé une coupole nationale commune. L’ensemble des autres organisations établies avant la transformation de l’État belge en État fédéral se sont adaptées à la nouvelle réalité et ont dû se scinder. Il en va de même, par exemple, pour les fédérations sportives, à l’exception notable de l’Union belge de football. Ce mouvement global de dédoublement du paysage associatif et militant s’explique de manière très simple, voire prosaïque : les interlocuteurs officiels et autres bailleurs de fonds sont désormais les entités fédérées ou relèvent de celles-ci.

C’est dans ce contexte de fracture linguistique que les nouveaux mouvements sociaux (ou NMS) se sont développés. Rihoux et Molitor[5.B. Rihoux et M. Molitor, « Les nouveaux mouvements sociaux en Belgique francophone : l’unité dans la diversité ? », Recherches sociologiques, 1997, 1, p. 59‑78.] tempèrent le constat de baisse de la militance en précisant que cela vise surtout le milieu associatif lié aux « piliers ». La militance n’a pas diminué, mais elle s’est transformée. De buts et formes variées, les NMS sont caractérisés par une organisation plus lâche, tant en interne qu’en lien avec les autres associations (pas de front commun, comme cela peut se faire entre syndicats). Si les deux chercheurs relèvent un « déplacement de la société politique vers la société civile », ils soulignent également un deuxième glissement vers de nouveaux enjeux, oscillant entre immédiateté et portée globale. Ainsi, le qualificatif «nouveau » ne marquerait pas tant une réelle nouveauté (en termes de temporalité) qu’une originalité liée à un changement qualitatif. Il ne s’agit pas que de poursuivre un but ou un objectif précis, mais également d’affirmer son identité « contre et malgré les institutions » et de « produire du sens[6.Idem., p. 61.] ». Bien que l’article date d’il y a plus de 20 ans, les auteurs donnent un double exemple d’identification qui trouvera un écho particulier à l’heure des marches des jeunes pour le climat menées par Greta Thunberg, Anuna De Wever ou Adélaïde Charlier : femme et jeune. Ils envisagent par ailleurs une série de secteurs porteurs pour les NMS : tiers-mondisme, pacifisme, environnementalisme, féminisme[7.Même si des revendications féministes étaient déjà prises en charge précédemment par des associations liées aux « piliers ».], mais aussi mouvements étudiant, antinucléaire, de consommateurs, alternatifs, urbains…

Composition

De quels types d’associations est composée la société civile ? C’est une question cruciale à laquelle on ne trouve pas de réponse univoque. Ayant proposé une définition large de la société civile, les politologues allemands Detterbeck et Renszch[8.Op. cit., p. 2.] envisagent fort logiquement un spectre tout aussi ample. Ce spectre inclurait ainsi des organisations et des groupes de degrés variés de formalisme, d’autonomie et de pouvoir, ce qui renvoie inévitablement à l’idée de « fourre-tout » dénoncé par Jean Leca. Syndicats, organisations patronales et professionnelles, institutions religieuses et groupes cléricaux, mais aussi des groupes plaidant différentes causes (environnement, égalité, liberté), ainsi que les anciens et les nouveaux mouvements sociaux. En bref et transposé à la Belgique, il s’agit de toute la gamme du tissu associatif : la société civile organisée, les associations liées aux « piliers » et l’ensemble des NMS.

Une telle exhaustivité heurte frontalement la prudence du Crisp, qui interroge la présence des syndicats dans la société civile. La notice du Vocabulaire politique relève que c’est pourtant « un des éléments les plus vifs du débat sur cette notion, de même que l’articulation éventuelle de la société civile avec les Églises ». Rapporté au contexte belge, on comprend la retenue des chercheurs de la place Quetelet. D’ailleurs, les syndicalistes eux-mêmes n’ont pas nécessairement envie d’être considérés comme des membres de la société civile au même titre que des responsables d’écoles de devoirs ou de clubs de sport (un ancien secrétaire général de la FGTB wallonne parlait de « nébuleuse associative »). À la tête d’associations de masse, comme le sont aussi les mutuelles, leur rôle est institutionnalisé. Ils sont reconnus comme des interlocuteurs sociaux et participent à la concertation socio-économique, mais ils exercent également des tâches traditionnellement dévolues à l’État en étant chargés du remboursement des soins de santé ou du paiement des allocations de chômage. Cette décentralisation fonctionnelle attribue aux mutuelles et aux syndicats des compétences de l’État, ce qui rend difficile, à certains égards, de les considérer comme membres de la société civile stricto sensu.

D’autres approches sont plus sobres et focalisent exclusivement sur l’(auto-)organisation et le but non lucratif des groupes qui en font partie. Toutes ces approches s’accordent à reconnaître la variété et l’hétérogénéité des associations composant la société civile, trop souvent vue comme étant un tout ou un acteur unique que les pouvoirs publics consultent ponctuellement. On peut également relever un glissement sémantique. Alors qu’auparavant les gouvernements (locaux ou nationaux), tentés par l’addition d’un certain degré participatif à la prise de décision, demandaient à rencontrer et à se concerter avec les parties prenantes (stakeholders en anglais) pour mener à bien un projet spécifique, ils invoquent et convoquent désormais la société civile, comme pour se couvrir.

Aucune définition ou inventaire de la société civile ne s’arrête sur les motivations et priorités portées par celle-ci – ou plutôt par les associations qui la composent. Faut-il défendre des causes comme l’environnement ou les droits humains, universellement reconnues même si elles sont contestées à certains endroits ? Militer pour des droits plus spécifiques ou une cause locale serait-il excluant ? Faut-il apporter une expertise pointue et reconnue au plus haut niveau, ou peut-on considérer qu’un groupe s’activant à améliorer la coexistence dans un quartier fait également partie de la société civile ? En résumé, la société civile se résume-t-elle à la défense du bien commun, ou peut-on y admettre des groupements plus locaux ou transitoires, militant pour des intérêts particuliers, voire même ne pratiquant aucun activisme mais fournissant un service à des publics spécifiques (par exemple, une ASBL organisant des stages de vacances pour les enfants) ? Dans ce dernier cas, on peut noter que ces organisations vont – comme les syndicats, mais de manière éminemment moins institutionnalisée – offrir un service qui, selon certaines conceptions, devrait relever de l’État. Celui-ci les subsidiera d’ailleurs, ne fût-ce que partiellement, pour leur permettre d’accomplir cette mission, ce que ne manqueront certainement pas de dénoncer les tenants d’une stricte séparation entre la société civile et l’État.

De ce point de vue, typique des milieux conservateurs (qui s’opposent aussi, selon la même logique de limitation du rôle de l’État, au financement public des partis politiques), un lobby ou un groupe de pression pourrait en revanche se qualifier aisément et réclamer le droit de participer à tout processus démocratique participatif. Cela fait d’ailleurs sciemment partie de la stratégie des lobbies : être inclus dans la société civile, car celle-ci bénéficie d’une aura vertueuse ou d’un a priori positif et peut être sollicitée de participer à la prise de décision politique. Dans cette optique, les groupes de pression divers ont tout intérêt à soutenir une définition la plus extensive possible de la société civile, en y admettant les syndicats et les représentants patronaux, les Églises, les ONG et les associations diverses. Le commun dénominateur de tels groupes serait, comme le souligne Vincent de Coorebyter, la revendication d’une expertise pertinente visant à « éclairer le monde politique sur les décisions qu’il s’apprête à prendre, sur les enjeux, les conséquences et les contraintes entourant ces décisions[9.V. de Coorebyter, « Lobbys : pourquoi tant de haine ? », Les @nalyses du Crisp en ligne : 3, 2019.] ».

Représentativité et légitimité

Cette volonté – quasi cynique – d’être assimilé à la société civile peut renforcer la réticence des syndicats à être associés, voire confondus, avec d’autres groupements plus ou moins organisés et poursuivant des buts plus ou moins incompatibles avec la défense des travailleurs. Les responsables politiques et les pouvoirs publics, même s’ils paraissent affectionner ce terme, ne sont néanmoins pas dupes et connaissent le degré d’expertise, le niveau d’organisation ou l’orientation philosophico-idéologique des groupes qu’ils demandent à consulter.

Deux questions peuvent se poser à ce stade. Tout d’abord, celle de la représentativité de l’association. Ici, les syndicats peuvent se prévaloir d’une force significative, qu’elle soit basée sur le taux d’adhésion ou sur les résultats des élections sociales. C’est évidemment moins le cas des associations au degré d’organisation plus faible ou à la poursuite de buts locaux. Pour ces raisons, des groupes ont fait le choix d’organiser des coupoles ou des organes de coordination. En se fédérant (pensons à Inter-environnement ou au CNCD), ces groupements accroissent leur masse, mais aussi leurs moyens d’action, même si cela nécessite de se mettre d’accord sur un plan d’actions et de désigner des représentants qui deviendront les porte-parole du mouvement ainsi que les interlocuteurs privilégiés des pouvoirs publics.

Quelle légitimité, objecte-t-on régulièrement ? Cette deuxième question peut trouver une réponse rapide si l’on se réfère à la formalisation de la consultation par les pouvoirs publics. Anne Guisset[10.A. Guisset, « La réforme de la fonction consultative en Wallonie », Courrier hebdomadaire du Crisp, 2017, n° 2364-2365(39), p. 5‑66.] la présente comme « l’élaboration et la remise d’avis, provenant d’organisations de la société civile (au sens large, incluant les interlocuteurs sociaux) à destination des autorités publiques ». En Belgique, l’implication de la société civile organisée, tant pour la consultation que la négociation ou la concertation, prend la forme de mécanismes néo-corporatistes. Les partenaires sociaux sont ainsi intégrés au fonctionnement de l’État et à la définition de certaines politiques publiques. Ils tirent ainsi leur légitimité de leur implication institutionnalisée.

Relations avec les partis politiques

De manière moins formalisée et plus ponctuelle, les responsables politiques rencontrent eux aussi des représentants des associations de la société civile. En effet, chacune des associations a développé une certaine expertise, dans son domaine d’action, qui peut être utile aux mandataires politiques afin d’élaborer l’agenda politique. C’est notamment le cas en amont des élections. Typiquement, avant même la campagne électorale, les associations présentent des mémorandums aux partis politiques, les pressant d’intégrer leurs revendications dans les programmes électoraux. Dans ce cas, ce sont les mouvements qui demandent à rencontrer des responsables de partis ou à être entendus par eux. Il peut arriver que des organisations soient sollicitées lors des phases d’information, en fonction des coalitions pressenties, même s’il s’agit plutôt d’une manière de sortir d’un tête-à-tête jusqu’alors souvent stérile entre partenaires politiques. Leurs intérêts sont ainsi entendus et éventuellement intégrés ultérieurement dans l’accord de gouvernement.

Une fois les majorités mises en place, les rencontres entre la société civile et les politiques ne cessent pas. En effet, les associations sont souvent tributaires de subsides pour exercer leurs activités. Outre une prise de contact avec l’administration concernée pour le suivi du dossier, il n’est pas rare de voir des responsables d’organisations de la société civile solliciter des membres des cabinets ministériels pour s’assurer plus rapidement le soutien politique, quitte à court-circuiter le processus de décision classique. À l’inverse, ces organisations peuvent être invitées par l’administration ou par les cabinets pour exposer leur expertise et ainsi faciliter la définition de priorités politiques, ou pour tester certaines pistes de mise en œuvre des politiques publiques.

Le caractère civil de cette société tient à son autonomie vis-à-vis de l’État, ce qui peut sembler contradictoire avec ce qui vient d’être énoncé. Or, il est essentiel de rappeler que cette autonomie tient à son auto-organisation. Pour le reste, la société civile se profile comme un relais, un corps intermédiaire entre les citoyens et les pouvoirs publics. Une autre manière de jeter des ponts est d’engager des responsables associatifs dans la décision politique, que ce soit comme candidat∙e∙s aux élections, comme ministres, ou comme collaborateurs et collaboratrices de cabinets ministériels. Il va de soi que ces personnes ainsi recrutées perdent alors ce caractère civil, au minimum pendant l’exercice de leur mandat. Cependant, les étiquettes politiques continuent en général de coller lors de leur sortie de charge et les ancien∙ne∙s mandataires ou cabinettard∙e∙s sont généralement rapidement assimilé∙e∙s au sein du parti ou dans leur sphère d’influence.

La composition des cabinets ministériels et l’importance de leur rôle sont régulièrement dénoncées. La réforme Copernic, au tournant du millénaire, avait d’ailleurs pour but de les supprimer purement et simplement. L’assimilation des membres de la société civile par les partis est elle aussi décriée car, en intégrant le monde politique, ces personnes perdraient la noblesse de la défense des intérêts citoyens pour servir un maître opaque et tout-puissant : le parti politique. Ce n’est pas la seule critique qui peut être entendue à l’encontre de la société civile. Ainsi, des partis plus conservateurs contestent sa reconnaissance comme interlocuteur privilégié des pouvoirs publics. C’est le cas de la N-VA lorsqu’elle était à la barre de la formation du nouveau gouvernement flamand. Une note préparatoire, rendue publique fin août, laissait présager un affrontement, qui finalement ne devrait pas se concrétiser de manière si aiguë lors de la législature. Néanmoins, les bases de la méfiance sont jetées. Le gouvernement flamand n’en est d’ailleurs pas à son premier essai puisqu’en 2012 déjà, les pouvoirs publics du Nord avaient voulu mettre fin au « saupoudrage » et rationnaliser les associations chargées de l’intégration en les fusionnant au sein d’une seule agence, dirigée par… un ancien collaborateur ministériel.

La proximité de la société civile et du monde politique est telle que certains hommes politiques proposent de former un gouvernement en impliquant des membres d’associations diverses ou des expert∙e∙s. Si l’un (Nollet) parle de « coquelicot » et évoque explicitement la société civile, le second (Coens) préfère l’idée de technocratie. Sous d’apparentes subtilités sémantiques, la réalité est la même. Dans les deux cas, on consacre l’importance du rôle des responsables associatifs et de personnes disposant d’une expertise particulière grâce à leur militance ou leur métier. Néanmoins, la motivation de ces propositions n’est pas de bénéficier d’un éclairage particulier, mais de botter en touche, en impliquant des personnes extérieures à la politique mais néanmoins connues (voire proches) des partis. Il s’agit cependant d’une mauvaise réponse à un problème qui ne se pose pas. En effet, notre pays ne connaît aucune crise des vocations politiques et les partis ne manquent pas de personnel qualifié pour s’emparer d’un maroquin ministériel. Non, là où le bât blesse, c’est dans la formation d’une coalition et l’écriture d’un accord de gouvernement. Aucun logiciel ou collège d’experts ne peut se charger de rédiger un accord précisément politique.