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Un marxisme sans foutaises. Découvrir G. A. Cohen

Pierre-Etienne Vandamme et son dernier ouvrage sur GA Cohen, une grande figure du marxisme analytique.
Pierre-Etienne Vandamme et son dernier ouvrage sur GA Cohen, une grande figure du marxisme analytique.

Entretien avec Pierre-Étienne Vandamme, chercheur en philosophie politique à la KU Leuven, autour d’un ouvrage stimulant pour découvrir G.A. Cohen, penseur socialiste trop peu connu du monde francophone.

Votre nouvel ouvrage présente la pensée de G.A. Cohen, philosophe né au Québec, qui s’inscrit dans un courant issu de Marx que les francophones européens connaissent très mal ou pas du tout : le marxisme analytique. Pourriez-vous en resituer le contexte ?

Pierre-Etienne Vandamme : Dans les années 1960 et 1970, il y avait beaucoup d’ignorance réciproque entre le marxisme et la philosophie analytique qui n’était pas très engagée politiquement, et n’intéressait donc pas les marxistes. Ce qui était dominant dans la philosophie analytique, c’était la philosophie du langage et la logique. C’est un domaine passionnant, mais qui ne pouvait pas affirmer grand-chose de substantiel sur le monde.

Les philosophes analytiques, à l’origine, pensaient que tout ce qui relevait de la morale et de la politique n’était pas philosophique. On pouvait simplement exprimer des préférences personnelles, mais on ne pouvait pas leur donner de fondement philosophique solide.

« Cohen a baigné dans un milieu familial très marxiste. L’originalité de son travail fut de défendre des thèses de Marx dans un langage tout à fait nouveau. »

Des penseurs comme GA Cohen, avec son travail sur Karl Marx ou John Rawls, ont déplacé la philosophie analytique vers de nouveaux sujets, moraux et politiques, en montrant ce qu’on gagne à penser ces questions au moyen du langage de la philosophie analytique.

Cohen a commencé comme un marxiste traditionnel. Il a d’ailleurs baigné dans un milieu familial très marxiste. Toute l’originalité de son travail fut ainsi de défendre des thèses de Marx dans un langage tout à fait nouveau.

Cette ignorance du public francophone du plat pays est d’autant plus surprenante que la Belgique compte un éminent représentant en la personne de Philippe Van Parijs. Nous parlons d’un courant reconnu internationalement, qui constitue un moment important dans l’histoire des idées. Que gagne-t-on justement à cette méthode analytique ?

La philosophie analytique est très préoccupée par la rigueur conceptuelle – utiliser des termes précis, que l’on définit – et par l’argumentation logique. En utilisant une telle méthode, on gagne en clarté. Grâce à cela, la recherche peut plus facilement progresser, car on saisit plus clairement la teneur de chaque position argumentative.

« Le grand projet de Cohen, c’est de sauver l’égalité de toutes les perspectives intellectuelles développées en contrepoint au marxisme. »

À large échelle, cela donne une communauté de recherche beaucoup plus dynamique. Des progrès deviennent plus faciles et plus rapides, à partir du moment où des personnes s’expriment avec plus de clarté, plutôt que de passer leur temps à essayer de se comprendre.  

Ce travail intellectuel s’inscrit dans le cadre d’un groupe…

En 1978, le livre de Cohen, qui défendait la théorie de l’histoire de Marx dans un langage analytique, a été remarqué. Et Cohen a été contacté par un sociologue d’inspiration marxiste – à l’époque en tout cas –, qui s’appelait Jon Elster, un Norvégien. Ensemble, ils ont créé un groupe de marxistes analytiques, des personnes influencées ou intéressées par la pensée de Marx, mais qui partageaient cette envie de reformuler ses thèses, à la fois dans le langage de la philosophie analytique, mais également avec les nouveaux outils des sciences sociales de leur époque.

« Le surnom du groupe de recherche était « No Bullshit Marxism », un marxisme sans foutaises. »

Ce groupe a été rejoint par Philippe Van Parijs, mais aussi d’autres penseurs très intéressants comme Adam Przeworski, qui a écrit sur la social-démocratie un livre de grande valeur, Capitalism and Social Democracy (1985). Il y avait aussi John Roemer et Erik Olin Wright dont les travaux commencent à être traduits en français.

Le surnom de ce groupe est resté.

Son surnom était « No Bullshit Marxism », un marxisme sans foutaises (sourire). Mais plus officiellement, il s’appelait « Groupe de septembre », car il se réunissait chaque année durant ce mois. Il existe encore, et s’est heureusement un peu féminisé depuis.

« Cohen a été engagé au Parti communiste québécois quand il était jeune. En Angleterre, il a essayé le Labour, et l’a quitté avec l’évolution vers la « troisième voie » de Tony Blair. »

Erik Olin Wright en était devenu la figure dominante après le décès de Cohen en 2009. Il est malheureusement décédé récemment. John Roemer, un économiste marxiste qui a fait des travaux très originaux sur le socialisme de marché, qui est très peu connu dans le monde francophone, mais qui vaut aussi la découverte.

Comme nous l’avons dit, ce mouvement n’est pas assez connu du monde francophone.

Tout à fait ! J’aimerais d’ailleurs écrire un jour l’histoire intellectuelle de ce groupe, elle est passionnante. Des livres vraiment importants sont sortis des travaux de ce groupe. Et seulement l’un ou l’autre a été traduit. Un livre de Jon Elster, deux de G.A. Cohen, un petit peu d’Erik Olin Wright, mais à part ça, cela reste très peu connu.

« Toute l’entreprise de remise sur le métier de l’œuvre de Marx est très stimulante. »

D’ailleurs, Marxism Recycled de Philippe Van Parijs n’a jamais été traduit et est sans doute son livre le moins connu. Et c’est pourtant passionnant. Toute l’entreprise de remise sur le métier de l’œuvre de Marx et de confrontation avec les nouveaux outils des sciences sociales et de la philosophie analytique, c’était vraiment une entreprise très stimulante.

Lorsqu’on en parle, dans le petit monde du marxisme en français, ce n’est pas pour en dire que du bien…

Malgré toute cette richesse, ce marxisme a été assez mal vu par certains marxistes européens, français en particulier, qui avaient l’impression que ce groupe trahissait complètement Marx et le mélangeait à des choses qui étaient incompatibles avec lui. Mais en fait, c’était aussi porteur d’un renouvellement du marxisme. 

Ce faisant, avec cette nouvelle méthode, Cohen a-t-il été amené à réfuter Marx, à se délester de Marx pour aller vers autre chose ? 

Je ne pense pas, au contraire. Cohen considérait qu’il y avait des intuitions fondamentalement justes chez Marx. Au départ, il considérait d’ailleurs que la théorie de l’histoire de Marx était correcte : cette idée d’une primauté du matériel et que l’évolution des rapports de production détermine la marche de l’histoire.

« Ce marxisme a été assez mal vu par certains marxistes européens, français en particulier. Mais c’était aussi porteur d’un renouvellement. »

Il pensait cependant que Marx s’était exprimé dans un langage qui n’était pas toujours clair, en particulier sous l’influence de Hegel. Il a donc d’abord défendu Marx, en faisant le tri entre les thèses qui lui paraissaient crédibles et celles qui ne l’étaient pas. Puis, il est arrivé à la conclusion selon laquelle il fallait adopter un autre langage pour défendre l’égalité et le socialisme.

Quel langage ?

Il fallait délaisser une perspective positiviste, expliquant la « marche de l’histoire ». Il y a chez Marx une forme de conviction du caractère inéluctable du socialisme. Mon coauteur Fabien Tarrit, qui est économiste et spécialiste de Cohen – il l’a notamment traduit en français – ne pense pas que chez Marx il y ait l’idée d’une inéluctabilité du socialisme. Selon moi, dans la théorie de l’histoire de Marx, cela semble pourtant assez net. Quoi qu’il en soit, Cohen pense qu’il faut abandonner cette idée-là. En particulier parce que l’idée d’abondance matérielle, sur laquelle reposait cette transition du socialisme vers le communisme, ne tient plus la route à une époque de prise de conscience des limites des ressources planétaires.

« Cohen pense que l’idée d’abondance matérielle, sur laquelle reposait la transition du socialisme vers le communisme, ne tient plus la route à une époque de prise de conscience des limites des ressources planétaires. »

À la place du caractère inéluctable, pour Cohen, il fallait adopter plutôt une posture différente, normative et argumentative : « Voilà pourquoi le capitalisme est injuste et doit être dépassé. Voilà vers quoi on veut aller. Pour quelles raisons ? Quels principes ne sont pas réalisés par le capitalisme et pourraient être réalisés avec le socialisme ? » Parler ainsi, c’est s’exprimer dans un langage qui n’est plus celui de Marx. Néanmoins, les valeurs fondamentales demeurent : l’attachement à l’égalité, au socialisme, à la communauté. C’est en ce sens qu’il n’aurait pas présenté sa pensée comme une critique du marxisme, mais comme un marxisme moderne.

Vidéo par Philoxime, autour de l’ouvrage sur G.A. Cohen.

La pensée de G.A. Cohen s’est-elle aussi matérialisée dans un engagement politique concret ? Notamment dans un parti ?

Cohen a été engagé au Parti communiste québécois quand il était jeune. En Angleterre, il a essayé de s’engager au sein du Labour, le parti travailliste, puis il l’a quitté avec l’évolution de ce parti vers la « troisième voie » de Tony Blair. Il a donc été « compagnon de route », mais déçu par les travaillistes. Son activité principale reste néanmoins d’ordre intellectuel.

Votre ouvrage s’appelle « Sauver l’égalité ». De qui ou de quoi faut-il la sauver, cette pauvre égalité ?

Le grand projet de Cohen, c’est de sauver l’égalité de toutes les perspectives intellectuelles développées en contrepoint au marxisme, toutes ces philosophies politiques qui se sont données pour mission, explicitement ou pas, d’attaquer l’égalité, de décrédibiliser le socialisme et finalement de justifier l’ordre existant, en essayant de légitimer un certain nombre d’inégalités.

L’égalité passe-t-elle nécessairement par le socialisme pour Cohen ? 

Oui, c’était sa conviction. Il l’a maintenue tout au long de sa trajectoire intellectuelle. Il a vraiment évolué sur beaucoup de points, mais pas sur l’idée que le capitalisme est incapable de voir émerger une société juste, c’est-à-dire une société égalitaire. Et que seul le socialisme en est capable. Pourquoi ? D’une part parce que le capitalisme repose sur l’appropriation privée des ressources naturelles et des moyens de production, et d’autre part parce qu’il se nourrit des inégalités de talent et de chance pour les transformer en inégalités économiques. Il ne peut donc être qu’inégalitaire, même si des formes de redistributions peuvent limiter la casse dans une certaine mesure. 

« Cohen a évolué sur beaucoup de points, mais pas sur l’idée que le capitalisme est incapable de voir émerger une société juste, c’est-à-dire égalitaire. Et que seul le socialisme en est capable. »

Cohen expliquait que même une forme de socialisme de marché, comme on a pu en proposer des modèles dans les années ’80, ’90, reste fondamentalement inégalitaire. Parce que toute logique de marché crée des gagnants et des perdants. Elle crée donc des inégalités injustifiées, qui ne peuvent se justifier autrement que d’un point de vue économique – par le fait qu’elles contribuent au dynamisme économique – , mais qui ne peuvent pas être justifiées moralement. 

L’égalité des chances apparaît souvent dans le discours politique comme une sorte de nuage de fumée, un concept libéral, méritocratique, pour justifier les inégalités existantes et détourner la population de « l’égalité des places », qui signifierait une égalité réelle. En lisant votre ouvrage, on découvre pourtant une autre notion, celle d’« égalitarisme de la chance ». Qu’entendez-vous par‑là ?

C’est important de distinguer « l’égalité des chances » comme on l’entend régulièrement, de « l’égalité de la chance », qui est une perspective beaucoup plus radicale et beaucoup moins connue. L’égalité des chances c’est l’idée que des personnes qui ont les mêmes talents devraient pouvoir accéder aux mêmes positions, aux mêmes places, aux mêmes emplois.

Mais donc ce principe ne condamne pas les inégalités entre personnes qui ont des talents différents. Pour Cohen, au contraire, tout ce qui échappe à notre contrôle ne devrait avoir aucun effet sur nos perspectives et notre qualité de vie. Ainsi, la position qu’il défend, l’égalité de la chance, dit que, même les inégalités de talent sont injustes. Le fait que certains aient des talents plus valorisés par le marché que d’autres ne peut pas justifier des écarts de salaire. On est donc beaucoup plus proche d’une égalité stricte des revenus.

« Toute logique de marché crée des gagnants et des perdants. »

Ce qui le distingue cependant de la position d’une égalité pleine et entière des conditions de vie, c’est qu’aux yeux de Cohen, si une inégalité de revenus est liée à des différences de préférences – si certains préfèrent par exemple une charge de travail moins lourde et plus de loisirs – , elle n’est pas injuste. À condition bien sûr que ce soit un vrai choix, pas une situation subie ou imposée par des normes patriarcales. Cela reste une position radicale ! 

Votre précédent ouvrage portait notamment sur le lien que l’on peut établir entre démocratie et justice sociale1. Est-ce que G.A. Cohen permet de développer cette relation ? 

Bien que démocrate convaincu, il n’a pas développé de pensée originale de la démocratie. La justice est vraiment ce qui le préoccupait le plus. Il a été très stimulé par la lecture de John Rawls. Ce dernier l’a convaincu que la justice sociale était centrale. Mais en même temps, Cohen a acquis la conviction que Rawls avait un peu trahi, dénaturé l’idée de justice, parce que, dans les principes de justice de Rawls, on trouve un mélange de justice et d’efficacité, afin de paraître crédible aux yeux des économistes.

« Le fait que certains aient des talents plus valorisés par le marché que d’autres ne peut pas justifier des écarts de salaire. »

Ce souci de l’efficacité économique fait qu’il va considérer comme « justes » des inégalités liées aux différences de talents, parce qu’elles peuvent stimuler l’économie et bénéficier à tous, alors qu’elles sont injustifiées aux yeux de Cohen.

C’est pour ça qu’un des derniers livres de Cohen s’appelle « Sauver la justice et l’égalité ». La justice est quelque chose de plus fort aux yeux de Cohen qu’aux yeux de Rawls, alors que l’on considère généralement Rawls comme le théoricien de la justice. 

Norberto Bobbio décrit l’égalité comme l’étoile Polaire de la gauche. À quoi ressemble cette étoile pour vous ? 

La vision de l’égalité de Cohen, à laquelle je souscris assez, et qui serait idéalement le principe qui devrait régir nos sociétés, c’est une égalité des charges et des bénéfices. Une égalité des charges de travail, c’est ce à quoi on aspire de plus en plus dans les couples, par exemple, même si on en reste souvent loin.

« On peut aussi aspirer à une forme d’égalité des charges de travail dans la société, avec une égalité des bénéfices, puisqu’ils sont le produit de la coopération sociale et de ce dont nous avons hérité en commun. »

Mais on peut aussi aspirer à une forme d’égalité des charges de travail dans la société, avec une égalité des bénéfices, puisque finalement les bénéfices sont le produit de la coopération sociale et de ce dont nous avons hérité en commun : les ressources naturelles de la terre, les ressources culturelles, technologiques, dont nous avons hérité des générations passées. Tout cet héritage commun, finalement, ne justifie pas que certains en bénéficient de manière démesurée et que d’autres restent sur le carreau. 

S’il fallait résumer l’originalité de la pensée de Cohen, telle que vous la présentez dans votre livre, que diriez-vous ?

Il y a déjà énormément de choses qui ont été publiées sur Marx, mais nous montrons dans cet ouvrage que Cohen a apporté vraiment une perspective différente. L’originalité de son point de vue consiste à la fois à défendre l’idée que les structures sociales sont déterminantes et qu’il faut changer les structures de la société pour arriver à une société juste, mais qu’en plus, les comportements individuels sont aussi importants.

« Son originalité consiste à la fois à défendre l’idée qu’il faut changer les structures de la société pour arriver à une société juste, mais que les comportements individuels sont aussi importants. »

À l’heure actuelle, on oppose beaucoup les discours qui incitent les gens à agir de manière éthique – les écogestes, etcétéra, une approche individuelle – à une approche structurelle. Chez Cohen, on trouve des arguments pour agir sur les deux tableaux. Il n’y a aucune raison en fait de choisir l’un ou l’autre. Les structures sont aussi le fruit des comportements individuels. Et pour arriver vers une société plus juste, il va falloir changer les structures et les comportements. 

Propos recueillis par Martin Georges