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Un modèle flamand pour une société « superdiverse » ?

Et en Flandre, comment s’organisent les associations antiracistes ? Un regard de l’autre côté de la frontière linguistique ne pourrait-il nourrir les questionnements d’ici ? La quantité et la diversité des acteurs du mouvement antiraciste flamand en fait une source d’analyse tout à fait originale, dans un contexte politique très tendu sur ces questions.

Cet article a paru dans le n°115 de Politique (avril 2021).

Il est bien connu que les francophones ne savent pas grand-chose des débats qui agitent la Flandre, mais un écho leur en est parvenu lorsque la presse a évoqué, en novembre dernier, une décision très contestée prise par Bart Somers (Open VLD), le populaire vice-ministre-président du gouvernement flamand, en charge notamment de l’égalité des chances. Il annonçait qu’il renonçait à collaborer dorénavant de manière structurelle avec le Minderhedenforum (Forum des minorités), organe consultatif reconnu par le gouvernement flamand pour lui rapporter la parole des minorités ethniques et culturelles.
Derrière l’histoire du Minderhedenforum, c’est celle de la politique flamande à l’égard des associations ethnoculturelles que nous allons chercher à comprendre.

Mon point de vue, en écrivant à ce propos dans un dossier sur l’auto-organisation, part de mon intérêt pour les différences de culture politique entre le Nord et le Sud du pays, et de mon incompréhension devant la distance et l’indifférence qui se ressentent de part et d’autre de cette véritable frontière[1. Je remercie Fred Dhont, Billy Kalonji et Kathleen Vandendaele pour le temps qu’ils ont bien voulu consacrer à des échanges qui ont nourri ma réflexion et la matière de cet article.]. Puisque, dans un article pour Politique, c’est à des francophones que je m’adresse, je le fais en ayant à l’esprit les raccourcis et les préjugés qui, trop souvent, colorent leur regard sur la Flandre : un regard négatif qui apporte le réconfort facile de se sentir du bon côté de la politique. Je suis convaincue que les francophones ont, dans certains domaines, beaucoup à apprendre de leurs « voisins du Nord ». Je suis sans doute influencée en l’occurrence par la richesse des débats en Flandre, ou encore par la fréquentation de Napar, la Coalition pour un plan interfédéral contre le racisme[2.Cf. T. Peeters, « La Coalition Napar : collaboration “belge” dans la lutte contre le racisme », Politique, n° 114, décembre 2020.] : les associations flamandes y sont non seulement plus nombreuses, mais aussi plus actives, et souvent représentées par des militants ou permanents issus de « la diversité ». En écrivant à propos des associations ethnoculturelles flamandes, j’espère pousser à la réflexion sur le sujet au sein de la Communauté française, en interrogeant l’histoire et le modèle de la politique menée en la matière. J’ai volontairement centré le propos sur le mouvement associatif que l’on peut considérer comme institutionnalisé, en laissant de côté tout un pan, pourtant passionnant, de l’auto-organisation. Par définition, celle-ci est intimement liée aux générations de militants, et le paysage des associations est mouvant. Le monde de l’antiracisme en est un exemple, les jeunes mettant à l’ordre du jour d’autres questions que leurs aînés. Mais cet aspect des choses sera peut-être pour un autre article.

Une politique interventionniste

Il y a trois ans, Politique s’était déjà penchée sur la représentation des musulmans et la manière dont la Flandre officielle avait envisagé de manière volontariste la question de la « diversité »[3.F. Blanmailland, « Moslim zijn in Vlaanderen », Politique, n° 102, septembre 2017, p. 91.]. En la matière, l’histoire remonte aux années 1980, lorsqu’il est encore question de zelforganisaties, une notion qu’on aurait traduite à l’époque par « organisations d’immigrés ». C’est en effet la ministre communautaire Rika Steyaert (CVP) qui a considéré le soutien à ces organisations comme l’un des piliers de la politique d’intégration, à côté de la structuration de services d’accompagnement et de soutien, qui ressemblaient à ce que faisait la Wallonie avec les centres régionaux d’intégration (CRI). De son côté, la Communauté française va rapidement renoncer à soutenir des initiatives de promotion des cultures d’origine et mettre plutôt l’accent sur les politiques sociales. La Flandre, quant à elle, va opter au cours des années 1990 pour une politique multiculturaliste qui ne s’adresse plus aux « immigrés » mais aux « minorités ethnoculturelles ». Pour que le propos soit clair, je définis ici une politique multiculturaliste par les caractéristiques suivantes : la reconnaissance de la diversité ethnique et culturelle, un objectif d’égalité sociale pour les groupes ethniquement différenciés et le fait de présumer que la reconnaissance de ces différences ethniques et culturelles aura comme conséquence la cohésion sociale[4. D. Jacobs, “Alive and kicking ? : multiculturalism in Flanders”, International Journal on Multicultural Societies, 6, 2, p. 189-208.]. Une des traductions pratiques de cette ligne politique, c’est le passage en 1995 de la charge du subventionnement de ces associations du budget « santé et bien-être » vers le budget « culture » de la Communauté flamande.

On peut remarquer que le gouvernement flamand a toujours développé une politique assez volontariste dans le soutien au mouvement associatif socioculturel en général. Les conditions de reconnaissance et de subsidiation de ce mouvement sont définies actuellement par un décret du 7 juillet 2017. Selon une étude réalisée en 2019 pour le gouvernement flamand, plus de 2 millions de personnes, soit 55 % de la population flamande, sont actives dans une ou plusieurs associations reconnues[5.« Actief lidmaatschap van verenigingen », www.statistiekvlaanderen.be, février 2019.]. La forme du processus de reconnaissance, différente de celle que l’on connaît en Communauté française, mériterait certainement une analyse spécifique, mais notre propos se concentrera sur l’un des aspects de ce mouvement associatif, celui des associations dites « ethnoculturelles ».

Le cadre légal

Un décret du 28 avril 1998 a posé les bases de la politique en la matière, sous le titre « Décret relatif à la politique flamande à l’égard des minorités ethnoculturelles ». Ces dernières étaient définies comme l’ensemble des allochtones, des réfugiés et des nomades et des étrangers n’appartenant pas aux groupes précités qui résident illégalement en Belgique et qui sollicitent une aide ou un accueil en raison de leur situation précaire. Les allochtones quant à eux sont les personnes qui résident légalement en Belgique, qu’elles aient la nationalité belge ou non, et qui remplissent simultanément les deux conditions suivantes :

a) au moins un de leurs parents ou de leurs grands-parents n’était pas belge à la naissance,
b) elles se trouvent dans une position défavorisée en raison de leur origine ethnique ou de leur situation socioéconomique précaire.

Dix ans plus tard, un décret du 30 avril 2009 supprime la référence au terme allochtones, en réduisant dans la foulée la définition du public-cible, qui n’inclut désormais plus la troisième génération d’immigrés. Le titre du décret change également : il devient le « Décret relatif à la politique flamande de l’intégration », ce qui amorce sans doute déjà un virage dans le rapport entre l’autorité et les associations.

C’est ce décret qui prévoit l’obligation d’un tiers de représentants des minorités dans les organes décisionnels d’institutions telles que les centres d’intégration, ainsi que l’existence d’une organisation partenaire du gouvernement flamand pour la politique à mener, organisation coupole qui sera, jusqu’à aujourd’hui, le Minderhedenforum.

Le paysage de la représentation des minorités s’est fortement densifié en 25 ans. Il y avait 8 fédérations reconnues en 1995, elles étaient 14 en 2002 : 3 turques, 2 marocaines, 2 italiennes, 2 africaines, 2 interculturelles, une musulmane, une latino-américaine, une féminine. Les objectifs imposés par les autorités – moins exigeants que pour les associations classiques – étaient d’ordre quantitatif, comme de représenter au moins 10 associations réparties sur deux provinces. Les exigences s’orientent ensuite davantage vers le contenu : proposer un plan de travail, accepter une évaluation, en échange de quoi une enveloppe est attribuée pour une période déterminée, en principe cinq ans. Progressivement, les critères pour la reconnaissance des associations ethnoculturelles seront mis sur le même pied que ceux applicables à l’ensemble des associations culturelles. Aujourd’hui, comme n’importe quelle autre association, les associations ethnoculturelles sont concernées, pour leur reconnaissance et leurs subsides, par le décret du 7 juillet 2017 « portant subvention et agrément de l’animation socioculturelle des adultes ».

Diversité des fédérations
Voici quelques exemples, choisis de manière aléatoire, parmi les dix fédérations qui se retrouvent aujourd’hui au sein du Minderhedenforum :

Sankaa : cette fédération est issue de la recomposition du paysage associatif « africain » qui a, pendant des années, été principalement organisé au sein de l’Afrikaans platform (« plateforme africaine ») anversoise. Cette structure était née du constat d’un manque : qui organisait et aidait les expatriés d’Afrique dans les années 1970 ? À part l’Amicale des marins congolais et de vieux prêtres, il n’y avait pas grand-chose dépassant le niveau des relations personnelles. C’est la socialiste Leona Detiège, bourgmestre d’Anvers à la fin des années 1970, qui a souhaité rencontrer la diaspora africaine et a stimulé la création d’une structure qui puisse parler au nom des « Africains ». De là est né ce regroupement d’associations d’origines diverses, tant par leurs centres d’intérêt que par les origines nationales de leurs membres, tous cependant issus de la diaspora africaine.

L’évolution de ce regroupement illustre bien le rapport dialectique entre les évolutions de la base, d’un côté, et l’influence qu’exercent les exigences des autorités de l’autre. Progressivement, pour être reconnu comme fédération, il ne faut plus seulement représenter dix associations, mais déborder du cadre d’une seule implantation, ne plus se concentrer sur Anvers, mais aller aussi à Gand et à Bruxelles. Il ne faut plus viser une seule communauté, mais élargir sa base… Différentes recompositions sont intervenues et aujourd’hui, Sankaa – qui trouve sa principale origine dans une petite organisation qui en regroupait quelques autres, d’origine ghanéenne – regroupe plus de 80 organisations non gouvernementales membres, actives en Flandre et à Bruxelles, dont le point commun reste le lien avec l’Afrique (Ghana, République démocratique du Congo, Nigéria…). Certaines associations s’adressent prioritairement aux femmes, comme, parmi des dizaines d’exemples, l’Ounib (Otu Umunwanyi Igbo Belgium, qui s’est développée à Anderlecht depuis le début des années 2000 et organise des activités culturelles, des rencontres à propos des violences familiales, de la traite des êtres humains, de la drogue…). D’autres mettent l’accent sur l’héritage artistique, comme le Cultural African Arts & Development (CAAD), basé à Anvers, qui a commencé par organiser, à la fin du siècle dernier, des festivals de musiques africaines et qui travaille maintenant dans les écoles ou encore avec le Museum aan de Stroom (Mas), le musée de la ville.

FMDO : cette Federatie van Mondiale en Democratische Organisaties (« Fédération des organisations mondiales et démocratiques ») trouve ses racines dans les années 1990 au sein de l’association Al Manar. En 2007, certains décident de s’ouvrir à d’autres communautés que la communauté marocaine et le M devient celui de mondial : les 200 associations membres ont leurs racines au Maroc, mais aussi en Égypte, en Somalie, aux Philippines… FMDO a des bureaux à Anvers, Ostende, Bruges et Bruxelles et, comme les autres fédérations, elle offre à ses membres des formations, de l’aide pour les demandes de subsides, des tables de conversations, des rencontres autour de questions de santé ou de rapports avec l’école.

Feniks est le fruit du regroupement, en 2009, de ACLI Vlaanderen, association issue de l’émigration italienne après 1945, et Wereldvrouwen Federatie (« Fédération des femmes mondiales »). Là aussi, les associations membres, qui ne sont plus liées seulement à l’Italie et au Limbourg, s’engagent à effectuer un travail éducatif et culturel, en acceptant de le mener dans une optique de rencontre, d’é­change et de participation à la société dans son ensemble.

Un exemple particulièrement parlant de la vitalité et de l’évolution du paysage associatif que recouvre le vocable association ethnoculturelle est celui de la VOEM (Vereniging voor Ontwikkeling en Emancipatie van Moslims, « association pour le développement et l’émancipation des musulmans »), qui a choisi de ne pas rejoindre la coupole du Minderhedenforum. Tout a commencé dans les années 1980 avec la création d’un groupement de fait lancé par des professeurs de religion islamique désireux de plaider pour la défense de leurs droits en tant que professeurs de religion. Une fois ce but atteint, l’association s’est tournée vers une intervention plus large dans la société. Son rapport d’activité 1992 se conclut par un appel à former un instrument qui stimule le dialogue et l’échange, dans un but de développer l’esprit critique et la participation. En 1989, seuls des hommes, à une exception près, – et marocains d’origine – étaient membres de l’association. En 1996, au moment de la reconnaissance par les autorités flamandes, il s’agit déjà d’une coupole qui regroupe 13 organisations dont les membres sont des musulmans. Un quart de siècle plus tard, les membres sont plus d’une centaine, et, s’ils sont supposés partager la vision émancipatrice prônée par la VOEM sur les terrains de la culture et de l’engagement social, ils ne sont plus uniquement musulmans, mais aussi parfois non-croyants, bouddhistes, sikhs ou juifs. Le M de moslims vaut également pour minderheden (« minorités ») et mensen (« gens »). La VOEM explique être passé d’une vision « multiculturelle » à celle d’une société « superdiverse », dans laquelle la culture reste un outil privilégié pour bâtir des ponts : des soirées littéraires, des expositions, des cours de calligraphie, des concerts, mais aussi des prix annuels pour des individus ou des initiatives qui œuvrent pour l’émancipation, des débats (sur les thèmes du foulard, des « émeutes »), une visite « décoloniale » aux Flanders Fields (musée de la Première Guerre mondiale à Dixmude) et un lobbying actif auprès des autorités, notamment pour la légalisation de parcelles musulmanes dans les cimetières de Flandre.

On retrouve dans les différentes fédérations cette évolution du spécifique au plus global, cette prise en compte de ce que les liens entre les différents membres des minorités culturelles ne sont pas exclusivement ceux qui les rattachent à leurs origines nationales. Les fédérations refusent presque toutes de ne regrouper que des associations d’une seule origine. Parfois, cela peut sembler un peu cosmétique, comme dans le cas de la Turkse Unie («Union turque ») qui est devenue récemment UAV ou Unie van Actieve Verenigingen (« Union des associations actives »), en expliquant vouloir n’exclure personne.

Un organe de participation…

On ne peut parler des associations ethnoculturelles sans parler du Minderhedenforum, qui est en quelque sorte leur représentant.

Le Forum a été créé en 2002 pour rencontrer les critères du décret de 1998 relatif à la politique à l’égard des minorités. L’objectif global qui lui est fixé est de répondre au souhait des autorités flamandes d’impliquer les « publics-cibles » dans l’élaboration des politiques qui les concernent. Lors de la modification légale introduite en 2009, la description de la mission de cet « organe de participation » se précise et s’alourdit : il lui est imposé de faire du plaidoyer, de représenter les minorités (qui ne sont donc plus qualifiés d’allochtones), de veiller à leur émancipation, de produire des recommandations à l’intention des autorités, de contribuer à combattre les images négatives de ces minorités dans la société[6.Vlaamse Regering, Regeerakkoord 2019-2024, p.172.] et last but not least, de convenir d’un accord de coopération négocié avec le Centre d’expertise en matière d’immigration et d’intégration. L’ensemble de ces objectifs doit se traduire dans un plan pluriannuel de cinq ans…

Le Forum s’est considérablement développé de­puis vingt ans. Il regroupe aujourd’hui une dizaine de fédérations, elles-mêmes représentatives de plus de 1000 associations locales. Il a progressivement décidé d’intégrer dans ses instances des membres indépendants, académiques ou non, évoluant ainsi, selon ses propres dires, d’une coupole d’organisations vers un réseau, dont l’objectif reste d’œuvrer à une société inclusive dans laquelle les personnes issues de la migration voient se renforcer leurs possibilités d’intervention sociale.

Les rapports d’activités du Minderhedenforum montrent que ses interventions sont nombreuses dans des domaines divers. Dans la lutte contre le racisme, il est intervenu activement pour la mise en place d’une coordination pour un plan interfédéral contre le racisme (Napar) et dans un plaidoyer pour l’amélioration de la situation des gens du voyage, en particulier les Roms. L’organisation s’est aussi beaucoup impliquée en matière d’emploi, notamment pour l’amélioration du cadre légal et pratique pour les tests de situation, dans l’initiative Mentor2work (lancée dans le même esprit que le francophone Duo For a Job[7. Initiative de coaching intergénérationnel : un professionnel senior expérimenté assiste dans sa recherche d’emploi un jeune chômeur issu de l’immigration.]), dans l’organisation de journées où des responsables d’entreprises ou d’administrations communiquent leurs expériences en matière de politique volontariste de diversité… Le Minderhedenforum a lancé avec le Sociaal Fonds voor de Podiumkunsten (« Fonds social pour les arts de la scène ») une initiative originale et pragmatique à travers sCan&Do – une sorte de coaching sur 3 ans pour améliorer la diversité au sein des associations du monde culturel, en visant aussi bien les membres du personnel que les partenaires, la programmation, les publics ou les lieux d’implantation. C’est notamment à Bruxelles que ce travail a été repris dans deux maisons de la culture subventionnées par la Communauté flamande, à Molenbeek-Saint-Jean et à Berchem-Sainte-Agathe.

Mais peut-être faut-il aller chercher plus loin si l’on veut comprendre les prises de position des décideurs flamands contre le Minderhedenforum en 2019. En effet, le Minderhedenforum ne s’investit pas uniquement sur le terrain des discriminations dans l’emploi ou la culture. Il intervient aussi dans un champ plus clairement politique. Ainsi, dans le cadre des différentes élections de 2019, il a lancé une campagne mettant en évidence la présence des personnes issues de l’immigration sur les listes de candidats et présentant la société « superdiverse » du futur. Il a surtout publié un mémorandum de près de 60 pages, adressé aux différentes instances de pouvoir, qui est une extraordinaire mine de revendications concrètes dans tous les domaines imaginables. Or plusieurs de ces revendications se heurtent frontalement aux positions d’une partie de la coalition au pouvoir en Flandre, et principalement de la N-VA. Qu’il s’agisse des programmes et de la politique du personnel de la VRT, ou des exigences en matière de logements sociaux, ou du fossé à combler entre le corps enseignant et les élèves de milieux populaires de plus en plus souvent issus des « minorités », ou de la suppression des interdictions de signes convictionnels, ou du soutien aux mobilisations contre le profilage ethnique, ou encore de la politique en matière d’asile et de regroupement familial, on peut dire que les positions avancées par le Minderhedenforum, pour étayées et pertinentes qu’elles soient, ne lui attirent pas que des amis.

Est-ce là l’origine de la décision du gouvernement flamand de ne pas renouveler le « contrat » qui le liait au Minderhedenforum en tant que son interlocuteur privilégié, subventionné dans ce but, dans les matières concernant l’intégration des minorités ethnoculturelles ? En réalité, cette décision semble être, au moins en partie, la conséquence d’une pression exercée depuis plusieurs années par la N-VA, au sein des gouvernements flamands successifs, en matière d’intégration. Tout en restant fortement interventionniste, la ligne défendue par le parti (pour la construction d’une « nation flamande ») a évolué vers le rejet progressif – et fluctuant, les lignes en la matière restant labiles – de la tendance multiculturaliste au profit d’une politique aux accents assimilationnistes. Par conséquent, une menace pèse sur les associations qui ne correspondraient pas aux vues intégrationnistes mises en avant par les autorités. Une autre conséquence en est la défiance manifeste à l’égard du Minderhedenforum et l’intention du gouvernement de se tourner vers une autre structure comme organisation de participation et de réseau, l’ASBL Join.Vlaanderen.

Soutiens au Minderhedenforum

Les réactions critiques à la décision du gouvernement ont été nombreuses. Certaines ont été très nettes dans leur analyse. Ainsi, dans une opinion publiée par le magazine MO le 11 novembre 2020, quatre universitaires spécialistes de la politique sociale – Ilke Adam, Pascal Debruyne, Dirk Jacobs et Mieke Schroten – écrivent : « Cette décision politique a été précédée par la diffusion d’une idéologie libérale qui met en avant les compétences individuelles opposées à ce qu’on qualifie de communautarisme, qui ne s’adresse jamais qu’aux gens de couleur et pas aux organisations majoritairement blanches, supposées sans couleur […]. On fait de la politique en visant un électorat à arracher au Vlaams Belang, en visant la diffusion de ces choix sur les réseaux sociaux, alors que le succès de ce genre de politique d’intégration est loin d’être scientifiquement démontré. Les chiffres du marché de l’emploi ou de l’enseignement sont désespérants. Ce genre de décision est prise pour montrer qu’il y a des citoyens de seconde zone et que la “population flamande bien assise” ne doit pas avoir peur […]. Les questions d’inégalité structurelle sont soigneusement gommées, de sorte que la responsabilité collective et le double mouvement disparaît du récit de l‘intégration. Bart Somers veut-il surtout des histoires de “happy diversity”, et moins d’échos des problèmes qui doivent être résolus pour parvenir à réaliser l’égalité des chances ? »

De manière plus nuancée, ou plus tactique, d’autres voix évoquent la coexistence nécessaire entre plusieurs approches et défendent la pertinence de l’approche du Minderhedenforum, qui représente des intérêts clairement affirmés et s’adresse au politique : « C’est à partir de leur expérience et de leur fonctionnement sur le terrain que sont mis en lumière les problèmes et les obstacles. Les organisations qui sont en contact avec la réalité devraient avoir la possibilité d’élever leur voix critique à l’égard de cette politique. Une approche collective des problèmes structurels de l’inégalité, du racisme et de la discrimination est au moins aussi importante que les actions visant l’intégration et l’émancipation individuelles[8.Lettre ouverte publiée le 13 novembre 2020 par Beweging.net, nouveau nom du Mouvement ouvrier chrétien en Flandre, et signée par de nombreuses associations.]. »

Depuis lors, le gouvernement flamand a fait marche arrière, face, d’une part, à une levée de boucliers assez large et, d’autre part, à un arrêt du Conseil d’État qui estimait hâtif et mal motivé le choix de Join.Vlaanderen. La situation semble évoluer aujourd’hui vers un accord entre le cabinet de Bart Somers et les deux associations, qui sont priées de s’entendre pour élaborer un programme commun et pour former, avant la fin de 2021, une « organisation de participation ». Landry Mawungu a démissionné de ses fonctions de directeur du Minderhedenforum et sera remplacé par l’actuelle porte-parole, Kathleen Vandendaele. Les protagonistes se sont engagés à ne pas communiquer davantage vers l’extérieur pour le moment, estimant préférable de laisser travailler les 8 personnes chargées de préparer la suite et apparemment désireux de résoudre les contradictions plutôt que de les exacerber.

L’intégration comme politique

L’histoire du Minderhedenforum n’est pas finie, et encore moins celle du mouvement associatif flamand. En général, les fédérations ont évolué en même temps que la Flandre elle-même, à la fois de manière naturelle et parce que c’était là la condition pour bénéficier des avantages d’une reconnaissance de la part des autorités. Elles ont illustré depuis des décennies le choix politique d’entretenir et de stimuler une vie associative destinée à renforcer l’intégration au sens large.

Tous les observateurs confirment la réalité du discours de Fred Dhont, interviewé ci-après. Mise à disposition de salles, défraiement des déplacements, paiement de formations… la plus petite association bénéficie d’un endroit pour tenir ses réunions, d’espace pour se faire connaitre à travers un site web, éventuellement hébergé par la fédération à laquelle elle adhère. Incontestablement, cette politique a favorisé l’émergence de cadres et une participation accrue du « public-cible ». Il faut dire que cette participation était requise en partie pour les objectifs que les autorités fixaient à sa politique et aux associations chargées de la mettre en œuvre. La croissance du nombre d’associations reconnues et actives, au cours de la décennie qui a suivi 2003, illustre l’influence et la pertinence de ces choix politiques. Mais il est probable que les associations ont parfois souffert de se voir imposer des exigences politiques (bureaucratiques ?) de participation, de représentation, au détriment des moyens pour les besoins de base et des services que leurs membres attendent d’elles.

Rien n’est d’ailleurs acquis. La ligne officielle s’est infléchie dans le sens d’une méfiance à l’égard du mouvement associatif en général, et des associations ethnoculturelles en particulier. Celles-ci sont en effet en première ligne lorsqu’il s’agit de mesures « d’assainissement » et d’économies budgétaires. Indépendamment des choix politiques globaux, qui privilégient progressivement une intégration aux accents assimilationnistes, elles sont plus que d’autres dépendantes des subsides, et principalement de ceux de la Communauté flamande, qui couvrent les deux tiers de leurs ressources.

L’inquiétude pourrait se renforcer à la lecture de l’accord de gouvernement flamand de 2019, qui annonce des restrictions dans la subsidiation et la reconnaissance d’associations qui « se replieraient sur leurs origines ethnoculturelles » et affirme la primauté du choix du pouvoir politique sur l’avis des experts indépendants chargés des missions d’inspection[9.Vlaamse Regering, Regeerakkoord 2019-2024, p. 173.].

Le modèle est à l’évidence sous pression. L’évolution du rapport entre l’« auto-organisation » et le monde politique est l’une des plus passionnantes qu’il soit possible d’observer. La question ne se pose pas qu’en Flandre, mais l’interventionnisme volontariste qui s’y manifeste est riche d’enseignements. Entre le dynamisme de base et le carcan bureaucratique souvent animé des meilleures intentions, comment garantir le développement, ou simplement le maintien, de ce qu’a été pendant des années ce vivier émancipateur ? Le défi est d’autant plus important qu’il ne peut que mettre en lumière le fossé entre, d’une part, le monde des structures établies et reconnues, et d’autre part, une partie de la jeunesse, qui ne s’y reconnaît sans doute plus très bien et qui cherche, pour se faire entendre, de nouveaux moyens d’existence et d’expression.