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Une singularité juive dans l’antiracisme

L’antisémitisme occupe habituellement une place particulière dans la galaxie des phénomènes racistes, puisqu’il est courant, dans les énoncés, de le traiter à part, comme s’il était plus spécifique que, par exemple, l’islamophobie ou la négrophobie. Si l’histoire explique largement cette distinction, est-elle encore justifiée aujourd’hui ?

Cet article a paru dans le n°115 de Politique (avril 2021).

Le génocide des Juifs commis par l’Allemagne nazie est sans conteste le plus grand crime de nature raciste commis en Europe au XXe siècle. 75 ans après cet événement réputé fondateur de la conscience européenne moderne, la prise en compte de l’antisémitisme dans une appréhension générale du racisme reste malaisée. S’agit-il d’une forme, sans doute singulière, du racisme ou s’agit-il d’autre chose ? Ce dernier point de vue est défendu à la fois par des antisémites assumés et par une certaine opinion juive. Pour les premiers, il s’agit de justifier leur focalisation obsessionnelle sur les Juifs (comme chez Dieudonné, Alain Soral et leurs émules), tandis que, pour la seconde, il s’agit d’éviter tout amalgame avec d’autres minorités « racisées » (notamment musulmane et afro-descendante) dont on souhaite absolument se démarquer.

Cette distinction est accréditée par l’énonciation rituelle de l’antisémitisme à côté du racisme, comme s’il s’agissait de deux phénomènes bien distincts, quoique reliés entre eux. Selon qu’on mettra en avant ce qui les distingue ou ce qui les relie, on en tirera des conséquences différentes dans l’analyse et dans l’action.

Venu d’Allemagne (Wilhelm Marr, 1879) le mot « antisémitisme » est entré dans la langue française quelques années avant le mot « racisme ». Mais, évidemment, le contentieux que nourrit le monde européen de tradition chrétienne à l’égard des populations « autres » remonte à bien plus loin : à l’Antiquité pour les Juifs, aux croisades pour les Musulmans, à la traite négrière au XVe siècle pour les Africains. Avec une distinction fondamentale : ce contentieux n’est interne à l’Europe que pour les Juifs. Pour les autres, il ne le deviendra vraiment que dans la deuxième moitié du XXe siècle. Les effets de ce décalage temporel persistent encore aujourd’hui.

Les effets d’un décalage

Émancipée par la Révolution française, enjeu d’une importante lutte démocratique lors de l’affaire Dreyfus, déstructurée par de puissants mouvements migratoires transatlantiques et intra-européens, puis victime du judéocide, la population juive d’Europe a vécu de nombreux bouleversements dans la période contemporaine, bien avant que d’autres minorités issues de l’immigration ne se constituent sur notre continent. Ce décalage a creusé un fossé social et culturel entre une minorité présente de longue date et d’autres, plus récentes, avec lesquelles elle s’est souvent retrouvée ces dernières années en compétition pour capter la sollicitude des autorités. De ce fait, les Juifs et l’antisémitisme sont souvent les oubliés du récit de l’antiracisme remis à jour par une nouvelle génération militante. Selon une causalité qui se renforce en boucle, les courants majoritaires de la communauté juive ont préféré se tenir à l’écart des regroupements où ils pourraient côtoyer des associations issues des autres immigrations. Ainsi, en Belgique, le Forum der Joodse Organisaties, qui représente les Juifs de Flandre et est récemment entré dans l’orbite de la N-VA, n’a pas adhéré au Minderhedenforum, la coupole des associations ethnoculturelles flamandes[1. Cf. l’article de France Blanmailland dans ce numéro de Politique.]. Ni le Forum, ni le Comité de concertation des organisations juives de Belgique (CCOJB), son pendant francophone, n’ont souhaité rejoindre la large coalition associative Napar (plus de 60 associations adhérentes), qui milite pour l’adoption d’un plan interfédéral contre le racisme[2.Cf. l’article de Thomas Peeters, « La Coalition Napar : collaboration « belge » dans la lutte contre le racisme », Politique, n°114, décembre 2020.]. Ils n’ont pas non plus donné suite à l’invitation d’Unia de participer au comité d’accompagnement « racisme » par lequel l’institution publique de lutte contre les discriminations souhaitait associer la société civile antiraciste à son action. Il faut relever que ces différentes structures juives, déjà anciennes, sont pratiquement toutes dirigées par des notables old style, très majoritairement masculins. Ceux-ci se situent aux antipodes de la bouillonnante jeunesse d’origine immigrée qui est en train de reconfigurer le paysage de l’antiracisme.

C’est tout le contraire pour l’Union des progressistes juifs de Belgique (UPJB), association bruxelloise historique, proche à sa naissance de la mouvance communiste, mais qui a su se régénérer au fil des générations. Dirigée depuis deux ans par un conseil d’administration paritaire dont les membres ont pour la plupart moins de 30 ans et sont marqués par les luttes féministes, écologistes et aux côtés des sans-papiers, l’UPJB est aujourd’hui la deuxième association communautaire juive bruxelloise en importance, après le Centre communautaire laïc juif (CCLJ). Récusant la centralité israélienne – raison pour laquelle elle ne fait pas partie du CCOJB –, présente au sein de Napar et du comité d’accompagnement mis en place par Unia, l’UPJB s’est donné pour objectif d’inscrire la lutte contre l’antisémitisme à sa juste place à l’intérieur d’un combat antiraciste global qui n’oublie personne[3.L’UPJB est aussi un partenaire associatif régulier de la revue Politique, avec laquelle elle a organisé un cycle de débats préélectoraux en 2018 et 2019.].

Les « lignes de force » de l’UPJB qui suivent tentent de cerner la singularité juive dans le paysage de l’antiracisme contemporain, sans éviter quelques « questions qui fâchent », comme l’équivalence que d’aucuns établissent entre antisémitisme et antisionisme.