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Etre réellement écologiste, c’est être anticapitaliste

Le « capitalisme vert » (CV) va-t-il servir de nouvel oxymore idéologique, après le « développement durable » (DD) et la « responsabilité sociale des entreprises » (RSE) ? Il faut craindre que oui. En fait, il est leur digne et direct rejeton. Le DD prétend concilier finitude de la biosphère et infinie croissance économique, et la RSE recherche effrénée du profit et autolimitation.

Cet avantage stratégique en a fait les deux concepts fétiches de la consultance – secteur lucratif, s’il en est, au sein du capitalisme. Eh bien, nous aurons à pré sent le CV – ou « la » CV, la croissance verte ! On imagine déjà aisément les cabinets de consultance et les unités de recherche universitaire ourdir leurs armes pour rentrer à temps des projets régionaux, fédéraux ou européens où les expressions green capitalism et green growth figureront en place stratégique. DD, RSE, CV : rien de bien nouveau sous le soleil… Mais après tout, pourquoi se plaindre ? N’y a-t-il pas des raisons de se réjouir si les thuriféraires de la rentabilité et de la compétition se convertissent à présent – sous couvert, une fois de plus, de la « réforme du système » et de son « humanisation » – à la verdeur ? Au sein de la logique capitaliste, nous sommes tous in fine les otages quotidiens d’acteurs puissants dont la santé financière et économique détermine nos possibilités d’emploi, de pensions et de financement public. N’est-ce pas, par conséquent, à ces mêmes acteurs qu’il convient de confier notre destin écologique, en comptant sur leur rapacité et leur appât du gain habituels ? Verdir le capitalisme, ce serait avant tout encadrer la morne logique de rentabilisation des capitaux par de nouvelles « normes vertes », au sein desquelles (tel est l’argument classique de la RSE selon le très néolibéral Milton Friedman) le libre jeu des incitations économiques a-morales est censé – mais ne l’a-t-il jamais fait ? – régler les problèmes d’allocation des ressources. Cette vision est terriblement naïve. En effet, elle place sa confiance dans une logique de la croissance financière qui n’a jusqu’à aujourd’hui démontré qu’une seule chose : qu’elle est excellente pour produire anarchiquement tout ce que les plus nantis sont capables de se payer (on appelle cela « répondre à la demande »…), mais qu’elle est incapable de respecter les nécessités du bien commun. Mais les normes, me direz-vous ? Les règles ? Le rôle de l’État et des administrations dans l’encadrement des entreprises privées et des grands groupes industriels et financiers ? Certes, certaines avancées peuvent être réalisées par une re-réglementation écologique qui poussera les acteurs capitalistes à financer et produire des éoliennes et des voitures électriques plutôt que des puits de pétrole et des camions diesel. Mais quelle naïveté de penser que les détenteurs de capitaux vont rester les bras croisés ! Après avoir exacerbé la concurrence fiscale, notre si « belle » et « heureuse » mondialisation va à présent permettre une mise en concurrence planétaire des systèmes réglementaires environnementaux. L’échec de la conférence de Copenhague en décembre 2009 ne fait que refléter cette dynamique, qui est inscrite dans la structure même de la politique capitaliste. Sans même parler des lobbies en tout genre, que nos décideurs politiques minimisent régulièrement tout en leur prêtant – partage du pouvoir oblige – une oreille attentive. Qu’on regarde le fiasco du premier projet de loi français de taxe carbone en janvier 2010 : chaque secteur un tant soit peu puissant avait obtenu du gouvernement très néolibéral (et donc très dirigiste) de Nicolas Sarkozy sa petite exemption à lui – de sorte que le projet pesait (directement ou indirectement) avant tout sur les moins puissants, les moins mobiles : les citoyens « lambda ».

L’écologie humaine, c’est avant tout la réflexion nécessaire sur les exploitations et les aliénations dont le capitalisme, noir, gris ou vert, a besoin pour fonctionner.

En fait, le caractère intrinsèquement contradictoire du « capitalisme vert » est magnifiquement mis en lumière par les contorsions verbales et rhétoriques du gouvernement français : d’un côté, un Grenelle de l’environnement tonitruant et médiatique, ainsi qu’un ministre Borloo omniprésent dans les médias durant tout le sommet de Copenhague, avec des déclarations toutes plus radicales les unes que les autres ; de l’autre, une taxe carbone vidée de tout contenu par les logiques capitalistes en place et une éclipse complète de l’Europe (et notamment de Sarkozy et de son projet d’Organisation mondiale de l’environnement) face aux États-Unis qui ont besoin des marchés financiers mondiaux pour financer quotidiennement leur dette stratosphérique et la Chine qui invente au jour le jour avec un cynisme ahurissant un néolibéralisme à la fois communiste et fasciste.

Encadrer le marché ?

Mais supposons que nos décideurs désirent fermer les yeux sur toutes ces incohérences et que –notamment pour des raisons d’opportunisme politique de court terme – ils promeuvent malgré tout la triade DD-RSE-CV. Outre l’absurdité de croire encore et toujours que la croissance économique pourra éternellement être positive sans jamais nous faire buter sur les limites de l’écosystème – outre cet aveuglement systématique qui caractérise décidément notre modernité incapable de concevoir la réduction et le ralentissement, où est restée l’écologie humaine dans tout cela ? Nos écologistes politiques nous rétorqueront que ce n’est que de l’humain qu’il s’agit dans les règles d’encadrement des logiques de marché ! Certes, mais selon le même biais que dans la politique européenne de la concurrence : on y porte au pinacle l’individu consommateur et « usager » – quitte à oublier opportunément que c’est ce même individu qui doit travailler et aliéner son énergie de vie afin de produire ce qu’il consommera en compagnie de ses congénères… L’écologie humaine, c’est avant tout la réflexion nécessaire sur les exploitations et les aliénations dont le capitalisme, noir, gris ou vert, a besoin pour fonctionner. La reconversion des capitalistes et de leurs porte-parole à l’environnementalisme ne peut dissimuler la réalité cruelle de notre mode de croissance : la « ressource humaine » est beaucoup plus abondante que les ressources naturelles. Le ressort secret de la croissance capitaliste réside dans cette extrême fragilité et « remplaçabilité » de la ressource humaine. C’est ce qui permet des gains de productivité immenses grâce à la mécanisation. Qui plus est, une fois passé de l’autre côté de la barrière dans son rôle d’acheteur, la ressource humaine doit être « consommative » afin de soutenir la croissance productiviste par une croissance consumériste. Un capitalisme vert va-t-il remédier à ces mécanismes profonds simplement parce qu’on produira – toujours sur un marché mondial régi par des multinationales occidentales et orientales – des éoliennes, des sacs en maïs ou des moteurs à cogénération ? Tant que l’enjeu sera la rentabilité maximale, donc le travail productif et le loisir consommatif, donc la croissance capitaliste, nous n’en sortirons pas. Il n’est pas plus joyeux d’être exploité pour des éoliennes ou des saris en lin biologique que pour des bagnoles ou des godasses en plastoche. La raison principale du malentendu : le capitalisme vert insiste sur la centralité des ressources naturelles et de l’environnement, mais nettement moins (ou pas du tout) sur l’écologie humaine. L’écologisme pro-capitaliste, porteur d’illusoires green deals et autres plâtrages de court terme, manque complètement cet enjeu central. Être réellement écologiste, c’est donc nécessairement être anticapitaliste. Aucune autre position ne peut permettre de répondre pleinement aux incohérences idéologiques du projet d’un capitalisme vert. Le mouvement actuel des « objecteurs de croissance », qui se développe timidement, mais sûrement aux marges de l’écologie politique pro-capitaliste, est un mouvement tout autant anticapitaliste qu’anti-industriel. Il s’agit avant tout – mais comme on se lasse quelquefois de devoir y insister sans cesse ! … – de repenser notre rapport personnel à l’angoisse existentielle et à notre « capitaliste intérieur » afin de comprendre quelles actions politiques collectives seraient à la hauteur des défis de notre temps. L’enjeu, ce n’est pas le capitalisme vert ; c’est la transition difficile et courageuse vers une économie post-capitaliste où les principes de base de notre existence auront été vraiment repensés.