Retour aux articles →

Sport et économie : quelles règles du jeu ?

Par ses liens rapprochés avec la sphère économique, le sport (professionnel) peut-il encore se définir comme porteur de valeurs propres (« l’esprit du sport ») ? Un club de haut niveau peut-il être à la fois du « terroir » et brasser des millions d’euros de profit ? Où est la frontière ?

«Il n’y a pas beaucoup de gens qui savent faire le boulot que je fais, tout comme peu de gens savent jouer au tennis comme Justine Henin.» Ce sont les mots que Jean-Paul Votron prononçait début 2008 pour justifier le salaire dont il bénéficiait alors à la présidence du groupe Fortis. Ceux-ci peuvent faire sourire ou choquer aujourd’hui, ils ne constituent qu’une illustration parmi d’autres de la relation paradoxale que le sport entretient avec le monde économique en général, et le système capitaliste en particulier. Ils révèlent en quoi le sport nourrit et éclaire à la fois certains fantasmes du système capitaliste.

Sphère perméable

Le sport se présente a priori comme une sphère à part de l’activité sociale, dotée de ses propres règles, langages, fonctions légitimantes. La sphère sportive se présente comme un système social doté de valeurs propres, à savoir le fameux «esprit du sport» ; d’institutions politiques à part entière, qu’il s’agisse du Tribunal d’arbitrage sportif, des polices anti-dopage ou du système des fédérations sportives ; et d’une fonction sociale autonome liant la formation de l’individu à la création d’identités collectives multiples. Néanmoins, le sport constitue une sphère d’activité spécifique mais pas autonome. Il suffit de faire un rapide détour par le football pour se rappeler que le sport reflète et institue des rapports de force politique – du Réal de Madrid franquiste au Barca autonomiste – ; prolonge dans le stade des conflits religieux – des Glasgow Rangers protestants aux Celtic Glasgow catholiques – ; et constitue même une source de conflit militaire, comme en témoigne le rôle de certains clubs de supporters dans la formation des milices pro-serbes lors de la guerre de Bosnie. Cependant, l’impact politique du sport reflète la plupart du temps la relation plus particulière qu’il entretient avec la sphère économique. Les années 1960-70 ont vu un grand nombre de sports se tourner vers le professionnalisme. Les sportifs deviennent des travailleurs, dont le revenu atteint des sommes folles dans les sports les plus médiatisés mais dépasse rarement la fourchette moyenne des revenus dans les sports à faible ou moyenne audience. Les clubs deviennent des employeurs, parfois puissants, souvent incapables de définir un modèle de développement économique propre à l’activité sportive. Et les fédérations sont censées organiser à la fois les règles de la compétition sportive et celle de la concurrence économique, sans que l’on sache toujours exactement quelle ligne les sépare. Dans ce cadre, la tentation est forte, précisément, d’assimiler la compétition sportive à la compétition économique libérale. Ces deux catégories se caractérisent en effet par leur caractère concurrentiel. Elles reposent sur le postulat que la poursuite égoïste d’un gain contribue au bien de tous, qu’il s’agisse de la croissance économique d’une part, du plaisir du sportif et des spectateurs d’autre part. Elles supposent tous les deux que ces possibilités de gain ne sont pas illimitées, et que la compétition produit des perdants. Elles considèrent toutes deux que le seul principe de justice présidant à la concurrence consiste à assurer le respect formel des mêmes règles par tous les acteurs, et cela sans supposer – ni même espérer – que ceux-ci soient dotés à l’origine des mêmes capacités.

Valeurs propres

Les relations qu’entretiennent sport et économie soulèvent deux types de difficultés. La première consiste à penser, comme Jean-Paul Votron, que l’économie obéit aux mêmes règles que le sport. Que le sportif est à la fois un ouvrier modèle et un trader comme les autres, qui prend des risques et investit sur un produit rentable mais éphémère. Que le citoyen doit montrer autant d’indulgence pour la brutalité de la compétition économique qu’il ne montre de plaisir pour la joute sportive. Et que le profit économique, comme la victoire sportive, est justifié car il reflète l’énergie et les compétences mobilisées par les acteurs. Or, une telle conception est simplement incorrecte. Assimiler le sport à l’activité économique laisse penser, comme pour la citation sur Justine Henin, qu’il est normal de calquer la redistribution des biens sociaux sur le double principe de la compétition sportive : «que le meilleur gagne» et «le meilleur gagne tout». Par ailleurs, là où le jeu économique entend matérialiser des rapports de profit, le sport se caractérise au contraire par la volonté de réduire la vie et ses conflits à un terrain de jeu, et de créer précisément un sas de sortie – c’est une des fonctions originaires de ce qu’on appelle la société des loisirs – vis-à-vis de la vie sociale. La défaite sportive est cruelle mais ne concerne que le terrain de jeu. La perte économique est cruelle parce qu’elle touche toutes les dimensions de la vie sociale. Enfin, le gain économique est moins lié au choix autonome de l’acteur qu’au surcroit de capitaux dont il dispose ou non pour élargir son panier de choix : en ce sens, la compétition économique ressemble à une course de cent mètres dont les concurrents sont présentés comme égaux mais qui partent chacun à une seconde d’intervalle. La seconde consiste au contraire à penser que le sport obéit à des valeurs propres, dont la mise en avant doit prévenir de la marchandisation l’activité sportive : le sport forme l’individu, éduque la jeunesse, unit les communautés et les cultures. En réalité, la mise en valeur de «l’exception sportive» revient souvent à supprimer la régulation économique là où elle nécessaire, et a contrario à imposer des formes de capitalisme monopolistique qui ne disent pas leur nom. C’est au nom des fonctions de «formation» du sport que les clubs de football ont longtemps considéré leurs joueurs comme des propriétés faisant partie de leur fonds de commerce plutôt que comme des travailleurs salariés. C’est la mise en évidence du côté «terroir» du cyclisme professionnel, du «spectacle» offert par le basket professionnel ou de la tradition des grands clubs de football qui permet de masquer non seulement les logiques de profit, mais des dynamiques de concentration de pouvoir que la Commission européenne sanctionnerait – pour une fois – à raison pour toute autre activité économique. C’est l’affirmation hypocrite de la «gratuité» du sport qui a permis au monde du sport de ne pas se pencher sérieusement sur le statut des petites mains du sport professionnel, semi-pros, porteurs de serviette, ou authentiques champions dans des sports peu rentables.

Quel modèle économique ?

Ces deux difficultés se retrouvent dans un grand nombre de questions concrètes : comment penser le modèle économique de l’activité sportive ? Quel est le statut du sportif ? Comment reconnaître au sport sa spécificité tout en parvenant à réguler sa dimension économique ? Dans quelle mesure le sport ne permet-t-il pas d’éclairer d’importants problèmes connexes au capitalisme, tels que la gestion des migrations ou le rapport à la performance individuelle ? Le dossier qui suit présente trois perspectives sur le sujet. Michele Colucci s’interroge sur le statut légal accordé à l’activité sportive au regard du droit de l’Union européenne. Il montre en quoi les Communautés européennes se sont traditionnellement attachées à imposer la primauté des règles communautaires de concurrence sur l’idée d’une possible «exception sportive». Edoardo Traversa et d’Amélie Vaneshe soulèvent deux enjeux de justice fiscale. Ils se penchent dans un premier temps sur la spécificité fiscale de l’activité sportive professionnelle. Ils envisagent ensuite les problèmes de concurrence fiscale suscités par la mobilité des sportifs professionnels et ils en tracent les enjeux généraux et les difficultés politiques. Enfin, Marc Sinnaeve évoque les rapports ambigus qu’entretient le cyclisme professionnel avec l’économie du spectacle. Il nous décrit la relation particulière que le cyclisme entretient avec le réel. Sport de «tradition», le cyclisme forme à la fois une bulle coupée de la vie sociale, avec ses codes et ses rites, et une sorte de procession allant à la rencontre des paysages, des terroirs, de la «France éternelle» ou de «Flandre authentique».