Retour aux articles →

« Je mange ou je saigne ? », le tabou de la précarité menstruelle

Depuis 2016, BruZelle lutte contre la précarité menstruelle en Belgique. Pour ce faire, l’association doit combattre un obstacle pernicieux : le tabou qui entoure encore les règles. Les intervenantes de terrain sont pourtant très claires, la précarité menstruelle est une question éminemment politique.

La réalité de la précarité menstruelle, dans ce qu’elle a de plus cru, de plus injuste et de plus violent, s’est présentée à moi un soir d’octobre 2016, où j’attendais le métro. Une dame sans chez soi m’a demandé de la dépanner d’un tampon ou d’une serviette menstruelle. Cette rencontre a été un choc. De cet échange est né un questionnement : comment fait-on pour vivre ses règles dignement lorsqu’on vit dans une situation de précarité ? À l’époque, le constat était que l’accès gratuit aux produits menstruels était difficile, qu’ils étaient distribués en quantité insuffisante et de façon irrégulière et inadéquate. Cet état des lieux catastrophique fut le point de départ de la création de BruZelle.

Depuis cette rencontre, la santé et la précarité menstruelles sont devenues des thématiques qui n’ont plus jamais quitté mes réflexions. J’ai très vite compris que, dans la société patriarcale dans laquelle nous évoluons encore aujourd’hui, la santé menstruelle dans sa globalité n’était pas prise en charge comme elle le devrait. Une multitude de facteurs, qu’ils soient financiers, de santé, d’éducation, d’inclusion et de dignité humaine, sont directement liés aux règles.

La précarité menstruelle, c’est quoi ?

La précarité menstruelle est définie comme la difficulté ou le manque d’accès aux produits menstruels pour les femmes et les personnes menstruées en situation de précarité. Par extension, la précarité menstruelle est l’obligation de faire un choix lors de l’achat de produits de première nécessité et de renoncer, en totalité ou en partie, à l’achat de produits menstruels par manque de moyens financiers.

L’ONG Plan International avance le chiffre de 500 millions de personnes menstruées dans le monde qui rencontrent des difficultés pour gérer leurs règles dans de bonnes conditions. La difficulté ou le manque d’accès à l’eau, aux installations sanitaires, à l’éducation menstruelle ou à des produits menstruels ralentissent la progression et l’épanouissement des personnes menstruées en termes d’éducation, de santé et d’hygiène. Le tabou qui entoure les règles n’aide pas à mettre en avant ces questions de société.

« Je mange ou je saigne »

La pauvreté est évidemment la première cause de la précarité menstruelle. Les personnes vivant dans une situation de pauvreté souffrent par extension d’inégalités économiques. C’est une réalité de terrain que nous rencontrons quotidiennement dans notre travail. Nous constatons que rapidement un choix s’impose pour ces personnes : acheter de la nourriture ou des produits menstruels. Comme nous l’avait rapporté une étudiante : «Je mange ou je saigne.»

Sans ressources, des choix s’imposent et les produits menstruels arrivent en bout de course.

Le coût élevé des produits menstruels est en effet un obstacle supplémentaire pour les personnes menstruées à faible revenu. Ces personnes utilisent la plupart du temps des produits menstruels jetables, ce qui induit que chaque mois il faille trouver des ressources financières pour acheter de nouveaux produits menstruels. Ce coût est à multiplier par le nombre de personnes menstruées vivant sous le même toit. Ça chiffre très vite! Cela concerne notamment les étudiantes, mères à la tête de famille monoparentale, personnes sans domicile fixe, migrantes, personnes séjournant dans des squats ou vivant dans des structures d’accueil. Sans ressources financières suffisantes, le cycle de la pauvreté s’installe rapidement, des choix s’imposent et nous constatons que les produits menstruels arrivent tout en bout de course.

Isolement et problèmes de santé

En Belgique, selon une étude iVox menée en novembre 2021, il ressort qu’une personne sur 15 déclare être en situation de précarité menstruelle et n’avoir pas toujours les moyens de s’acheter des produits menstruels chaque mois. C’est le cas pour une jeune sur 10 âgée entre 12 et 25 ans en Belgique, ce qui conduit 25000 jeunes belges à manquer l’école régulièrement faute de produits menstruels. Cette situation pourrait les conduire vers un décrochage scolaire ou les contraindre à refuser de participer à des activités scolaires, sociales ou sportives et, de ce fait, les amener vers l’isolement et le repli sur soi. Or, nous savons que l’adolescence est le début de la construction des adultes de demain et cette situation peut avoir un effet néfaste sur leur avenir. L’absentéisme est l’une des grandes conséquences de la précarité menstruelle. Ceci est également vrai dans le monde du travail, les milieux sportifs et culturels…

Cette mise à l’écart s’accompagne très souvent d’un isolement social qui peut conduire à des problèmes de santé mentale. Des problèmes de santé physique peuvent également apparaitre. En effet, le fait de ne pas avoir les moyens de s’acheter des produits menstruels chaque mois favorise l’utilisation de produits qui ne sont pas adaptés à cet usage et qui peuvent conduire à des irritations et des infections. Une maman solo dans une situation de précarité très compliquée nous a expliqué, un jour qu’elle était venue nous demander une trousse à notre bureau : «Lorsque que je n’ai plus de serviettes et que je n’ai pas les moyens d’en acheter, j’utilise les langes souillés de mes enfants.»

Manque et besoins à tous les étages

Au fil du temps, l’association que j’ai fondée a constaté de multiples manques et besoins dans la population. Nous tentons d’y répondre le plus efficacement possible. On peut aujourd’hui dénombrer trois axes liés à la précarité menstruelle : un manque éducatif, auquel nous répondons par la sensibilisation à la santé et la précarité menstruelles et la déconstruction du tabou autour des règles, un manque économique, que nous suppléons par la collecte et la distribution gratuite de produits menstruels, enfin un manque d’expertise, ce dernier point nécessitant notre présence, notamment lors d’événements, par exemple dans des festivals, pour dispenser conseil et expertise. Une festivalière rencontrée au festival musical LaSemo a ainsi témoigné son soulagement d’enfin trouver des produits menstruels gratuits dans les toilettes de l’évènement : «Merci, c’était top de trouver des serviettes dans les toilettes, c’est la première fois que j’en vois!» Depuis sa création en octobre 2016, BruZelle a d’ailleurs distribué plus de 2500000 produits menstruels sur tout le territoire belge.

Pour répondre au problème de précarité menstruelle, l’association fournit gratuitement et de façon inconditionnelle, des produits menstruels aux personnes qui se trouvent dans une situation de précarité. Par la mise à disposition gratuite de produits menstruels, BruZelle lutte ainsi contre l’absentéisme scolaire et professionnel, contre la stigmatisation des personnes menstruées, contre le repli sur soi et la mésestime de soi. Cette gratuité permet aussi d’éviter un ensemble de problèmes de santé liés au fait de ne pas avoir de produits menstruels pour se changer régulièrement et ainsi éviter les irritations, l’utilisation de produits non adaptés (tissus, ouate, papier toilette), infections et dans le pire des cas, un choc toxique. De plus, cette mise à disposition soulage la charge mentale de la personne qui souffre de précarité menstruelle. En offrant ces produits, l’association tente donc de réduire les inégalités entre les personnes menstruées et celles qui ne le sont pas ou plus.

Quel produit menstruel ?

La question du choix des produits menstruels utilisés est complexe. Dans un souci d’écologie et afin d’éviter l’achat répété, chaque mois, de produits menstruels jetables, nous serions tenté.es, dans notre association, de proposer uniquement des produits menstruels lavables et réutilisables (coupe menstruelle, serviette ou culotte menstruelle lavable) mais c’est une utopie. Le terrain nous apprend qu’il n’en est rien, car pour les utiliser correctement, il faut avoir accès à l’eau, à des sanitaires équipés correctement, disposer d’une machine à laver, vivre dans une infrastructure qui offre un certain confort, ce dont tout le monde ne bénéficie pas. Dans le respect de la personne menstruée, nous leur proposons donc différents types de produits menstruels gratuits qui leur correspondent et si leur choix s’oriente vers des produits menstruels jetables, nous leur en fournissons, bien sûr, mais en les sensibilisant sur l’utilisation plus respectueuse de leur corps et de l’environnement des produits menstruels lavables ou réutilisables.

Les tampons sont les produits les moins utilisés ou demandés par le public qui sollicite des produits menstruels. Ils présentent nombre de désavantages : ce sont des produits menstruels internes, ils peuvent provoquer une sécheresse vaginale, un choc toxique est possible si le produit n’est pas changé régulièrement, enfin ils sont parfois blanchis au chlore ce qui abîme la flore vaginale. S’il faut faire un choix d’urgence dans l’utilisation d’un produit qui réunit le respect du corps, de la personne, du confort, de l’environnement, le tout pour un coût modéré, la culotte menstruelle s’impose. Si l’on porte cette urgence sur un produit menstruel jetable, alors la serviette menstruelle jetable biologique serait la moins mauvaise solution. Mais beaucoup de paramètres entrent en compte et le choix est toujours nuancé en fonction du moment, de la situation et de la personne menstruée elle-même.

La santé menstruelle est une question de santé publique, qui va bien au-delà de la gestion du cycle menstruel.

Vers une prise de conscience politique

BruZelle collabore depuis sa création avec I.Care, qui travaille dans les prisons. Nous avons permis à cette association de fournir des produits menstruels gratuits aux femmes détenues. Il a fallu cette intervention pour que le Service public fédéral de programmation Intégration sociale finisse par réaliser l’importance du sujet et prenne le relais en 2022. Notre collaboration a évolué et nous sommes actuellement en contact pour essayer de mener un projet commun afin de proposer un programme éducatif aux femmes détenues à Haren, afin de leur apporter une information de qualité en termes de santé menstruelle.

Nos domaines d’intervention sont très variés face aux multiples manquements constatés. Pour prendre un seul exemple, jusqu’alors, la somme allouée par le CPAS à une famille dans la catégorie «Hygiène » se basait sur le nombre de personnes, plutôt que sur le genre des membres de la famille. Pourtant, le budget n’est pas le même si la famille compte deux ou cinq personnes menstruées. Notre collaboration avec les services de proximité des Centres publics d’aide sociale (CPAS) a donc incité à la création, au sein du CPAS de Molenbeek, d’une grille tarifaire genrée plus proche de la réalité et plus respectueuse de la composition de chaque famille. Selon les informations que nous avons, il s’agit du seul CPAS qui distribue gratuitement des protections menstruelles et applique cette grille tarifaire, les deux mesures pouvant en effet s’additionner.

Selon moi et mon association, la conclusion de nos observations est évidente : la lutte contre la précarité menstruelle doit s’inscrire dans une volonté politique, car l’intime est politique et la santé menstruelle est une question de santé publique, qui va bien au-delà de la gestion du cycle menstruel. Pour cette raison, le monde politique doit prendre ses responsabilités et mettre en place des politiques sanitaires, sociales et éducatives pérennes, qui tendent vers l’équité menstruelle. Il doit mener ses actions de lutte contre la précarité menstruelle de façon globale et transversale, en concertation et en collaboration avec les associations de terrain. Malheureusement, c’est encore trop rarement le cas.