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De la déontologie ministérielle

© PAPAGNI Alessio
Mi-juillet 2022 : des médias européens et américains publient les « Uber Files », faisant état de la stratégie d’influence d’Uber auprès et à l’aide de responsables politiques de nombreux pays pour adapter la législation à son avantage.
Cet article a paru dans le n°120 de Politique (septembre 2022).

À Bruxelles, l’ex-ministre de la Mobilité et des Travaux publics Pascal Smet (Vooruit, 2014-2019) est pointé du doigt pour sa proximité avec le représentant de la firme américaine, tandis que celui qui présidait alors la commission mobilité du Parlement bruxellois, Boris Dilliès (MR), se fait également remarquer comme un interlocuteur de choix.

En réalité, de quel problème parle-t-on ? Il ne s’agit vraisemblablement pas de corruption. Il est par ailleurs normal que des ministres ou parlementaires rencontrent des lobbyistes ou représentants de ce que l’on appelle communément la société civile pour se faire une idée des positions sur des enjeux précis. En outre, dans ce cas, le représentant d’Uber n’a pas avancé masqué. L’inscrire dans un registre de transparence n’aurait rien changé à la situation. Les responsables politiques qui l’ont rencontré savaient à qui ils avaient affaire et s’y prêtaient d’autant plus volontiers qu’ils semblaient déjà convaincus de l’opportunité de faciliter l’arrivée de la compagnie à Bruxelles.

À force de focaliser sur la tenue d’un registre des lobbyistes, ne passe-t-on pas à côté du véritable élément choquant de ce dossier ? Certes, la clarté est souhaitable et il ne faut pas balayer d’un revers de la main l’exigence d’un certain degré de transparence sous prétexte, cynique, qu’il y aura toujours moyen de cacher des rencontres ou de présenter la réalité sous un autre angle. Néanmoins, réclamer cet enregistrement, n’est-ce pas l’arbre qui cache la forêt ?

En effet, on n’a que peu évoqué la facilité avec laquelle les échanges ont été entretenus. À lire les comptes-rendus, on peut se demander si Uber a vraiment dû exercer du lobbying auprès d’hommes politiques bruxellois[1. On sait, en revanche, que leurs employés avaient prévu « d’éduquer » une parlementaire défavorable à leur entreprise.] conquis au point que le cabinet du ministre relise un texte produit par l’entreprise américaine ou l’informe de l’avancement de la décision. Dans cette perspective, c’est sans doute plus la déontologie ministérielle qu’il conviendrait de préciser. Ce n’est pas un cas isolé. On se rappelle de la négociation des contrats pour les vaccins contre le covid-19 via des SMS échangés entre la Présidente de la Commission européenne et le patron de Pfizer. C’est dire si la communication avec des tiers est sensible quand on exerce des responsabilités politiques.

Pourtant, et Le Soir le rappelle dans une série d’articles parus en même temps que la révélation de cette affaire, les lieux de pouvoir sont variés et dépassent largement les parlements ou les bureaux ministériels. Les loges des clubs de foot ou les festivals de musique, entre autres, sont des endroits courus par les responsables politiques et les hommes (et femmes ?) d’affaires, car ils permettent de nouer le contact de manière informelle et d’ainsi enrichir son carnet d’adresses. Est-ce à dire que les mandataires n’ont plus droit à la vie privée et devraient enregistrer toutes leurs rencontres dans un agenda à la disposition du grand public ? Non, certainement pas. La discrétion peut être utile à la prise de décision, mais elle n’est possible qu’avec la confiance du public et c’est ici qu’une déontologie claire est essentielle. Notons aussi que le gouvernement est responsable devant le Parlement qui pourrait se saisir de la question. Publier ces documents à la veille des congés parlementaires aura probablement contribué à leur oubli et à enterrer certaines velléités de consacrer une commission parlementaire à ce sujet.

(Image de la vignette et dans l’article sous CC BY-SA 4.0 ; photo de Pascal Smet, prise en juin 2016 par son cabinet.)