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La mobilité routière dans le tourbillon des réformes institutionnelles
18.07.2023
Lorsque les négociations préparatoires à la 6e réforme de l’État ont débuté, le domaine de la mobilité routière y a été inclus assez rapidement à la demande de certains acteurs politiques flamands, à la fois par l’importance de la sécurité routière pour une région au trafic très dense et par le lobbying de certains professionnels souhaitant une plus grande libéralisation du secteur du contrôle technique des véhicules[1.J.-P. Gailly, « Mobilité : le défi de la cohérence », Politique, n°84, mars-avril 2014.]. Le fait que l’Institut belge de la sécurité routière soit financé par un prélèvement sur les bénéfices des organismes de contrôle technique aurait également joué un rôle dans les débats.
Dans un contexte de forte poussée régionaliste au Nord du pays, ce que la plupart des politiques francophones ont perçu comme « une régionalisation du code de la route » est apparue comme un élément facilement négociable. La question de l’adéquation des changements proposés en regard des objectifs d’une politique de mobilité (intermodalité, mobilité durable, lutte contre le dumping social dans le transport routier, etc.) et la complexité des matières ont été peu présentes dans les débats. Leurs aspects internationaux et européens furent également peu abordés.
Ce qui frappe aussi dans ce dossier, c’est l’absence de consultation de l’administration fédérale et des administrations régionales concernées durant cette phase préparatoire. Elle aurait sans doute eu le mérite d’expliquer les impacts très concrets et opérationnels que ces différentes modifications de compétences pourraient provoquer dans l’ensemble de la mobilité routière, tant pour les entreprises que pour les citoyen·nes. Car c’est bien plus que « le code de la route » qui fut régionalisé, comme on va le voir. Relevons que cet aspect a été souligné lors de l’audition des fonctionnaires dirigeants régionaux et fédéraux par la Commission mixte Chambre/Sénat chargée de l’évaluation des réformes de l’État[2. RAPPORT – Mobilité du 23 mai 2022 – 7-280/6 (Sénat) – DOC 55 2602/006 (Chambre).]. Ceux-ci ont aussi noté la présence de « zones grises » ayant entrainé un nombre important de recours au Conseil d’État depuis 2014, ainsi que l’absence d’une analyse d’impact et d’une anticipation des évolutions technologiques.
Cette consultation aurait pu également poser les jalons d’une mise en œuvre progressive et concertée de la réforme, comme cela a été le cas par exemple dans les années 1980 lors de la régionalisation des compétences d’emploi et de formation professionnelle gérées antérieurement par l’Onem. Dans ce cas précis, une première phase se limita à la prise en mains des réglementations par les Régions ; ce ne fut qu’ultérieurement que les transferts de personnel et de budgets eurent lieu. En outre, la nécessaire collaboration entre l’Onem et les organismes communautaires et régionaux fut pilotée et encadrée par un collège des fonctionnaires dirigeants, dûment mandaté à cet effet par les différents gouvernements.
Dans le cas de la 6e réforme et de la mobilité routière, la plupart des transferts eurent lieu rapidement et les quelques réunions des fonctionnaires dirigeants de l’époque n’avaient pas de mandat clair. Comme on va le voir ci-après, les aspects indispensables de coopération opérationnelle ont été négligés.
Sécurité routière et de transport routier : le contenu de la réforme
En ce qui concerne la circulation routière proprement dite, les nouvelles compétences des Régions sont : les limites de vitesse (sauf sur les autoroutes), la signalisation routière, l’homologation des radars et autres instruments, les sanctions relatives aux infractions régionalisées, la promotion, la sensibilisation et l’information en matière de sécurité routière, les recettes des perceptions immédiates, des amendes et des transactions. La tutelle régionale sur les règlements complémentaires de sécurité routière pris par les communes est confirmée.
En ce qui concerne le transport routier, les domaines suivants sont régionalisés : les autorisations de transport exceptionnel, le transport de marchandises dangereuses, l’accès à la profession (entrepreneurs et chauffeurs) et l’accès des entreprises au marché du transport routier. La réglementation des temps de conduite et de repos des chauffeurs est restée de compétence fédérale, ainsi que le plan coordonné des services de contrôle (sans toutefois régler la manière dont les services de contrôle régionaux seraient associés).
En ce qui concerne les véhicules, l’évolution est la suivante : l’homologation des véhicules est régionalisée. Les conditions techniques et l’immatriculation des véhicules restent de compétence fédérale. Le contrôle technique des véhicules est régionalisé, toutefois les personnes physiques et morales établies dans une Région sont libres de faire contrôler leur véhicule par un centre de contrôle technique situé dans une autre Région. La lutte contre la fraude kilométrique reste de compétence fédérale, sans associer les Régions, déjà compétentes quant à elles pour la destruction des véhicules.
En ce qui concerne les permis de conduire, les compétences sont réparties comme suit : l’écolage et les examens de conduite sont régionalisés, y compris l’organisation et les conditions d’agrément des écoles de conduite et des centres d’examen, d’une part, et le contrôle de l’aptitude à la conduite des conducteurs·trices et candidat·es-conducteurs·rices, d’autre part. Les habitant·es d’une Région sont libres de fréquenter une école de conduite ou de passer les examens dans un centre d’une autre Région. La détermination des connaissances et des aptitudes nécessaires pour conduire des véhicules reste de compétence fédérale, de même que l’octroi des permis de conduire et des permis provisoires.
Une complexité nouvelle pour les citoyen·nes
Si l’ambition était de régionaliser des compétences, le moins que l’on puisse dire est que le texte des lois de réformes institutionnelles comporte des contradictions flagrantes et des effets pervers en ce qui concerne les véhicules et l’accès à la conduite. La liberté d’accès aux centres de contrôle technique, aux centres d’examens du permis, et auto-écoles revient au fond à nier le principe même de répartition régionale de ces procédures.
Mais surtout comment garantir une cohérence de fond et une égalité de traitement des usagers et usagères du service public ? Comment éviter un « tourisme » des détenteurs de véhicules ou des candidats au permis de conduire cherchant la région dont les règles seraient moins exigeantes que les autres ?
Monsieur Y peut légalement suivre les cours d’auto-école à Bruxelles, puis passer l’examen en Flandre, puis, en cas d’échec, le représenter en Wallonie. Comment s’assurer que le contenu des formations et celui des examens sont en adéquation ? Sans oublier que les aptitudes sur lesquelles portent la formation et les examens sont restées fédérales.
Madame X peut légalement utiliser un véhicule homologué en Flandre, le présenter une première fois au contrôle technique en Wallonie, puis la fois suivante à Bruxelles. Comment s’assurer que les exigences techniques sont les mêmes, les prescriptions européennes laissant une très grande latitude d’organisation aux États membres ? Comment s’assurer lors de contrôles policiers sur la route que le véhicule est bien en ordre ?
Par ailleurs, les règles d’homologation des véhicules étant déterminées au niveau international et européen, quel est l’intérêt de régionaliser cette compétence puisque ces règles permettent tant aux constructeurs qu’aux citoyen·nes (cas d’homologation individuelle après adaptation du véhicule) de faire procéder à cette homologation auprès de l’autorité d’homologation de leur choix ? Pourquoi les dimensions du véhicule sont-elles une compétence fédérale et la masse du véhicule ainsi que les dimensions du chargement une compétence régionale ?
Pour saisir toute la complexité de ces dispositifs, il est utile de savoir que les tarifs des activités de contrôle technique permettaient aux organismes agréés de bénéficier d’une rentabilité correcte. Ce qui n’était pas le cas des tarifs des examens du permis de conduire, d’où l’équilibrage de l’ensemble par le gouvernement fédéral qui a confié l’organisation de ces examens aux organismes de contrôle technique. Relevons au passage que la libéralisation du contrôle technique évoquée en Flandre n’a finalement pas eu lieu…
Des disparités dans les politiques régionales firent d’ailleurs rapidement leur apparition : en janvier 2017, la Flandre introduit une réforme de l’examen du permis de conduire ; celle-ci prévoit, comme les deux autres Régions, une introduction de la perception du risque dans les épreuves, mais aussi des normes plus sévères pour la cotation. Par ailleurs le tarif des examens est revu à la hausse et indexé. De plus, la faculté de recourir à un·e interprète pour passer l’examen est restreinte aux seules trois langues nationales auxquelles s’ajoute l’anglais, le tout désormais aux frais du candidat.
On vit aussitôt un nombre important d’inscriptions aux examens provenant d’habitants de Flandre, tant dans les centres Wallons proches de la frontière linguistique qu’à Bruxelles. Aucune concertation préalable interrégionale n’avait eu lieu. Des réformes de cette même matière ont eu lieu en Wallonie et à Bruxelles, sans concertation non plus. L’intention de la secrétaire d’État bruxelloise de l’époque d’insérer un point sur les premiers secours en cas d’accident dans le contenu de l’examen du permis provoqua aussitôt une vive réaction au plan fédéral.
>>> Lire aussi : Mobilité et inégalités, quelles voies choisir ? (dossier)
Les travailleurs et les entreprises du secteur également impactés
Le Plan d’action coordonné des services de contrôle dans le domaine du transport routier a été fondé suite aux blocages de septembre 2000 et au paquet de mesures adoptées à l’époque pour favoriser une concurrence équitable dans ce secteur. Le fait, qu’à l’exception des temps de conduite et de repos des chauffeurs, la plupart des compétences concernant le transport routier aient été régionalisées aurait donc dû amener à une refonte de ce plan en y intégrant les services de contrôle régionaux par la voie d’un accord de coopération.
Ce ne fut pas le cas jusqu’à présent. Le résultat est donc un affaiblissement important du contrôle de ce secteur, alors que la coordination des inspections sociales, des services de police, de la douane, et des services de contrôle spécifiques avait commencé à porter ses fruits. De même l’organisation du contrôle technique des véhicules de transport routier le long de la route s’est retrouvée affaiblie alors que son intégration dans le plan précité en faisait un outil précieux.
Par ailleurs, lorsque la régionalisation de l’accès à la profession a été intégrée à la 6e réforme, l’administration fédérale du transport a essayé, vainement, d’attirer l’attention sur les spécificités de cet accès dans le domaine du transport routier et son articulation avec l’ensemble des politiques visant ce secteur. Les acteurs politiques se sont basés sur leur perception du monde « classique » des indépendants (boulangers, bouchers, commerçants divers, etc.) et ont ignoré l’avertissement, ouvrant ainsi la brèche à une éventuelle extension ultérieure à d’autres secteurs, par exemple l’aérien et le ferroviaire.
Pour le secteur du transport routier, dont l’activité ne s’organise ni en fonction de limites régionales, ni sur base de frontières nationales, cette situation débouche sur une législation spécifique passablement complexe.
Quelques exemples pour illustrer la situation actuelle : pour l’arrimage des charges, la Flandre a adapté le code de la route, la Wallonie a voté un décret spécifique et Bruxelles n’a pris aucune mesure. Les « mégatrucks » ou « écocombis » sont interdits à Bruxelles mais acceptés en Flandre et en Wallonie, une approche commune pour les trajets interrégionaux restant à convenir. Au sujet du contrôle technique des camions et autocars le long de la route aucune mesure nouvelle à Bruxelles et en Wallonie mais l’adoption d’un décret en Flandre. Les charges maximales par essieu connaissent de nouvelles règles, différentes entre la Flandre et la Wallonie, mais rien à Bruxelles.
De plus, les difficultés opérationnelles que nous allons explorer ci-dessous compliquent fortement l’organisation des entreprises et la carrière professionnelle des chauffeurs.
La continuité du service public
Depuis la mise en œuvre de la 6e réforme de l’État, il n’y a toujours pas eu d’accord de coopération en bonne et due forme entre l’État fédéral et les Régions, ou entre les Régions elles-mêmes, concernant l’organisation opérationnelle pour la plupart des différentes compétences concernées. Or ces accords sont indispensables à un bon fonctionnement et à la continuité du service public, ce qui, sauf erreur de ma part, a été souligné à plusieurs reprises par les fonctionnaires dirigeants des administrations régionales concernées. Sur base de leurs préoccupations et de leur expertise, ceux-ci ont été jusqu’à élaborer des projets de textes, restés sans suites au plan politique à ce jour.
Il existe toutefois quelques exceptions. Un protocole de coopération a été conclu entre les Régions pour les autorisations de transport exceptionnel, ainsi qu’une convention de partenariat, pour la poursuite de l’utilisation de l’application informatique pour les chauffeurs de marchandises dangereuses. De même, les administrations régionales veillent, de leur propre initiative, à échanger leurs informations ou à coopérer sur le plan pratique afin de limiter les difficultés pour les usagers et usagères.
Il paraît important de revenir sur quelques aspects opérationnels où se posent des problèmes concrets :
Agréments et accès à la profession
La régionalisation opérationnelle de certaines compétences rencontre de grosses difficultés en ce qui concerne tant l’accès à la profession d’entrepreneur de transport et au marché du secteur du transport routier, que le Certificat d’aptitude professionnelle (CAP) des chauffeurs routiers. Une des raisons essentielles en est le non-transfert des moyens humains et budgétaires du niveau fédéral vers les administrations régionales. Des difficultés semblent également présentes en ce qui concerne les agréments d’installateurs de tachygraphes [3. Appareils mesurant la vitesse du véhicule.], de limiteurs de vitesse, d’équipements CNG[4. Carburant, gaz naturel comprimé.] ou LPG[5. Carburant, mélange de butane et de propane.].
ITLB
L’Institut du transport et de la logistique (ITLB), organisme fédéral, jouait un rôle important sur le plan opérationnel, en appui de l’administration : organisation des formations et examens de capacité professionnelle, organisation des examens pour chauffeurs ADR[6. Accord international relatif au transport de marchandises dangereuses par route.] et conseillers ADR, gestion et délivrance des cartes tachygraphiques (DIGITACH). La poursuite de ses activités sous une forme inter-régionale semble malgré tout en bonne voie.
Informatique
La question de l’accès aux banques de données et des applications informatiques liées aux différentes matières n’est toujours pas réglée de manière stable. En effet, les Régions ne sont pas associées à la gestion de la Banque-Carrefour des véhicules, ni à celle des permis de conduire, ni à celle des entreprises de transport routier. La période transitoire, toujours en cours, a vu une reprise de certaines applications fédérales (homologation, transport exceptionnel, etc.) par les services de l’administration flamande qui assure la continuité pour les deux autres Régions, ce qui est une situation pour le moins précaire.
Ressources humaines
En dehors du point précité de l’accès à la profession, un autre aspect pose problème : l’expertise spécifique nécessaire pour gérer certaines matières, notamment en ce qui concerne l’homologation des véhicules a été sous-estimée et a rendu la continuité difficile. Cette expérience et cette expertise en matière de mobilité et de transport s’acquièrent souvent grâce à de nombreuses années de pratique, souvent sans backup, car les moyens sont limités. Un·e expert·e spécialisé·e ne sait pas être divisé avec une clé de répartition. Quand on morcelle des équipes techniques, déjà en sous-effectif, la réalité du terrain amène des situations difficiles. En témoignent par exemple l’homologation des ambulances flamandes qui a dû être gérée par la Région wallonne pendant un temps ou le fait que Bruxelles n’arrive à assurer que l’homologation individuelle de véhicules.
De manière générale, les acteurs politiques paraissent avoir largement sous-estimé la question des ressources humaines, qui se sont révélées insuffisantes dans les trois Régions.
L’Europe
Une autre dimension de la complexité vient du fait que dans le domaine des transports, de la mobilité et de la sécurité routière, beaucoup de décisions sont prises par l’Europe ou, dans le cas des véhicules, par des instances internationales. Ces règles européennes ne tiennent pas compte de la répartition interne des compétences dans les États membres. Cela provoque deux types de problèmes. Le premier se pose lorsque les trois Régions et le niveau fédéral ne parviennent pas à un point de vue unique. Dans ce cas, aucune position n’est adoptée sur le plan européen. Le second concerne la mise en œuvre des guichets uniques nationaux, l’Europe ne reconnaissant qu’un seul guichet pour les données à transférer ou les données à échanger.
Quelles perspectives ?
Il semble y avoir progressivement une certaine prise de conscience de la complexité et de la difficulté de la situation actuelle au plan politique, comme en témoignent les réflexions intervenues au sein de Commission mixte Chambre/Sénat, mais aussi au sein du Comité de concertation État fédéral/Régions comme cela a été signalé dans le rapport de ladite commission. Difficile toutefois à ce stade d’apprécier quelles conséquences cela pourrait avoir quant à la méthode à utiliser pour d’autres réformes, dans ce secteur comme dans d’autres.
Il paraît toutefois clair que l’impact de la 6e réforme sur la politique de mobilité et de transport routier est passablement négatif : elle a affaibli les politiques publiques et renforcé leurs incohérences, tout en affaiblissant la qualité du service public et l’expertise des administrations.
Pour aller au-delà de ce constat, d’éventuelles nouvelles lois de réformes devraient, à mon sens, intégrer les éléments suivants.
Reconnaitre la haute technicité de tout ce qui concerne les véhicules, ainsi que le poids du contexte international et des éléments environnementaux et climatiques ; une re-fédéralisation pourrait avoir une plus-value importante.
Il est essentiel de remédier aux incohérences dans le domaine de la formation à la conduite et de la formation professionnelle, ainsi que de leur certification.
Il est également urgent de mettre en œuvre un règlement correct de la difficulté spécifique due au non transfert de moyens pour certaines compétences.
Enfin, par souci de cohérence et d’efficacité, il faudrait définir un mandat clair à un collège des fonctionnaires dirigeants de la mobilité, leur donnant un poids comme acteur de solutions et interlocuteur privilégié des instances politiques.
Par ailleurs, la clarification des mandats donnés aux instances politiques de concertation, évolution fortement souhaitable pour une plus grande cohérence[7. Voir à ce propos SPF Mobilité et Transports, « Étude préalable à un plan de mobilité concerté et intégré. Note de synthèse. », Bruxelles, 2015.] des politiques de mobilité en Belgique.
(Image de la vignette et dans l’article sous CC BY-NC 2.0; photo de deux tunnels automobiles, prise par Thomas Hawk en février 2007.)