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Le rail à l’horizon 2040

© antonio_ponte
Dans sa Vision Rail 2040, le gouvernement fédéral met en avant ses ambitions pour le chemin de fer dans notre pays. Sans le personnel et les moyens nécessaires, cette politique ferroviaire risque cependant d’en rester au stade des bonnes intentions.

Cet article a paru dans le n°121 de Politique (décembre 2022).

La Belgique s’est engagée, tout comme les autres États-membres de l’Union européenne, à réduire ses émissions de CO2 de 55 % pour 2030. Cet objectif ne peut être atteint que moyennant un transfert modal[1. Le transfert ou report modal désigne la modification des parts de marché des utilisations des différents modes de transport entre elles. Elle est le plus couramment utilisée dans le sens de la promotion des alternatives à l’automobile.]. Par ailleurs, les prix croissants de l’énergie, la pollution de l’air, la congestion croissante sur nos routes et l’impact important du trafic routier sur notre qualité de vie sont autant d’autres raisons de faire le choix d’une autre mobilité.

Les délais importants requis pour le planning et la mise en œuvre des investissements ferroviaires et en matériel nécessitent que l’on réfléchisse à long terme. C’est la philosophie qui est à la base de la Vision Rail 2040 du ministre fédéral de la Mobilité, Georges Gilkinet (Ecolo). À l’horizon 2040, le rail devrait assurer 15 % du transport de personnes et 20 % du transport de marchandises, alors qu’on en est à respectivement à 8 % et 12 % aujourd’hui. Le ministre souhaite arriver à une fréquence standard de deux trains par heure dans l’ensemble du pays, et de quatre trains par heure autour des grandes villes et sur les axes principaux. Le réseau déjà fort chargé d’Infrabel devra par conséquent être utilisé de façon plus efficiente et être adapté à ces flux de trafic.

Integrato, késako ?

Prévoir une infrastructure en fonction du service ferroviaire souhaité, cela paraît logique, mais ce n’est pas comme cela que l’on a travaillé en Belgique jusqu’à présent. Ainsi, par exemple, ce n’est que lorsque le tunnel nord-sud fut ouvert à Anvers que l’on décida quels trains y rouleraient. En Suisse, c’est la méthode inverse qui est utilisée : le service des trains définit l’infrastructure. C’est ainsi qu’aujourd’hui on peut déjà connaitre les trains qui rouleront en Suisse en 2030 et leur nombre.

Le concept Integrato, développé par les mouvements associatifs d’usagers, est basé sur le modèle
suisse des nœuds ferroviaires. Le réseau suisse est construit en fonction des nœuds ferroviaires et permet des correspondances. En Suisse, un train ne roule pas, par définition, le plus vite possible, il roule aussi vite que nécessaire pour atteindre un nœud de correspondances. Les entrées de gare, les quais et les itinéraires pédestres des voyageurs sont dimensionnés en fonction de ces mêmes correspondances. Ce concept peut également être adopté en Belgique à condition d’apporter des adaptations au réseau et aux horaires.

Selon la Vision Rail 2040 du ministre Gilkinet, une étude approfondie sur l’application de ce concept sur le réseau belge doit être achevée dans la période 2023-2024.

Les atouts de notre réseau ferroviaire

La Belgique souffre d’un retard historique d’investissement que nous traînons depuis les années 1980, mais nous disposons de certains atouts par rapport au reste de l’Europe. 90 % du réseau ferroviaire belge est électrifié : en Flandre, il n’y a plus que quelques lignes de transport de voyageurs autour de Gand et Alost qui utilisent la traction diesel, en Wallonie uniquement la ligne Charleroi-Couvin. Avec une longueur de 3 615 km, notre réseau est par ailleurs un des plus denses d’Europe, ce qui en fait l’épine dorsale parfaite pour un réseau de transport public à plusieurs niveaux. Après le dramatique collision de deux trains de Buizingen le 15 février 2010 (19 décès et une centaine de blessé·es), la sécurité du rail devint une priorité absolue. C’est pour cela que nous nous trouvons aussi dans le peloton de tête du système européen de contrôle des trains ETCS. Parmi les pays voisins, seul le Luxembourg obtient un meilleur score pour l’électrification et la sécurité.

Avec quelle accessibilité ?

Fin 2021, seules 88 des 555 gares belges étaient accessibles pour des passagers à mobilité réduite, c’est-à-dire disposant de quais d’une hauteur de 76 cm, d’ascenseur ou de rampes vers les quais, d’un distributeur automatique de tickets accessible, de lignes directrices et carrelages cloutés pour les moins voyants et de places de parking réservées. La Belgique a beaucoup trop traîné pour faire un choix conséquent pour une hauteur de quais identique, avec pour conséquence de devoir relever, à côté de vieux quais de 28 cm (ou moins), des quais relativement récents d’une hauteur de 55 cm. Voilà pourquoi 70 % des voyageurs se rendent dans des gares qui ne répondent pas aux normes ! Pour 2030, 181 gares et arrêts devront devenir accessibles, ce qui permettrait à 80 % des voyageurs de prendre le train dans une gare accessible.

Bien entendu, disposer d’une gare accessible ne sert à rien si les trains qui s’y arrêtent ne sont pas accessibles eux aussi. Le matériel roulant a une durée de vie de plus de 50 ans et jusqu’au début de ce siècle on a livré en Belgique des trains qui ne sont pas accessibles pour tout le monde de manière optimale. Voilà pourquoi il faudra sans doute attendre jusqu’après 2035 pour que tous les trains belges soient accessibles. Compte tenu de hauteurs de quais de 55 et 76 cm, la SNCB a opté, en 2015, lors de la commande des premiers trains M7 à double étage, pour une entrée accessible à la hauteur de 62 cm, ce qui a pour conséquence qu’une personne en fauteuil roulant ne sait toujours pas monter à bord sans l’aide d’un accompagnateur. Suite aux protestations d’Unia, du Conseil supérieur des personnes handicapées, et de TreinTramBus, entre autres, les plans furent adaptés en concertation avec le constructeur et la SNCB a commandé fin 2021 une deuxième série de véhicules M7 dont l’entrée sera à 76 cm, la même hauteur que celle prévue pour la norme unique des quais.

Après l’entrée en service de ces véhicules entre 2023 et 2026, il faudra dans chaque train à double étage au moins un wagon accessible, dont la porte pourra être actionnée par les voyageurs eux-mêmes, ce qui représentera un pas important vers l’accessibilité intégrale.

Un autre point de difficulté réside dans l’obligation de demander une assistance entre 1 à 24 h à l’avance avant le départ du train. La SNCB a encore un long chemin à parcourir pour garantir qu’un voyageur en fauteuil roulant puisse embarquer aussi spontanément et facilement que les autres voyageurs. Sur ce plan, la France, les Pays-Bas, et le Royaume-Uni sont bien plus inclusifs.

>>> Lire aussi : « La mobilité est une pierre angulaire dans nos vies »

Train + vélo

La SNCB investit depuis longtemps dans des locaux à vélos pour les gares et arrêts, mais depuis quelques années elle a également adopté une nouvelle stratégie qui porte plus d’attention envers les voyageurs qui veulent emporter un vélo. La SNCB ne vise pas le navetteur quotidien qui range son vélo en gare ou emporte son vélo pliable, mais les usages touristiques ou les personnes qui emportent leur vélo pour un long voyage.

Depuis l’an passé, sur les liaisons populaires Bruxelles-Luxembourg et Ostende-Eupen, il y a, dans chaque train, un wagon pouvant accueillir 10 vélos. Par ailleurs, lors de la rénovation de plusieurs autres trains furent également créés des espaces supplémentaires pour les vélos, bien indiqués à l’extérieur. On peut actuellement charger et décharger soi-même son vélo sur pratiquement tous les trains.

Confort

Le matériel roulant belge est en moyenne plus vieux que dans beaucoup d’autres pays européens. Ainsi, alors que nos étés sont de plus en plus chauds, près de la moitié des trains belges ne disposent pas encore de conditionnement d’air. Dans la cabine de conduite, c’est heureusement le cas la plupart du temps, mais dans les compartiments voyageurs, les températures peuvent monter certains jours d’été jusqu’à près de 40° C. Les banquettes étroites 2 + 3 ne sont pas non plus adaptées, mais nous devrons attendre jusqu’après 2030 pour leur dire adieu, car la SNCB a opté pour leur maintien lors de récentes rénovations. La rénovation d’une série d’automotrices donne l’impression d’avoir été plus motivée par la volonté de donner du travail aux ateliers de la SNCB que dans le souci d’améliorer le confort ou l’accessibilité.

La SNCB n’a par ailleurs pas fait de différence sur la plupart des lignes entre les trains IC et S[2.IC pour InterCity qui relient les grandes villes, S pour suburbains. (NDLR)], alors qu’on aurait pu attendre quand même plus de confort sur un train Dinant-Bruxelles que sur un trajet Boitsfort-Bruxelles. La possibilité de travailler pendant un trajet pourrait être un argument amenant les gens à renoncer à la voiture, pourtant si on monte dans un train suburbain sans tablettes, cela ne fonctionne pas.

Croissance de l’offre

Suite à la crise du covid, le télétravail est devenu beaucoup plus populaire. Aujourd’hui, le nombre de voyageurs en heures de pointe reste inférieur au volume d’avant covid. En raison de cette crise sanitaire, le nombre total de voyageurs avait chuté de 30 % en 2021 par rapport à 2019. Par contre, le trafic touristique est en forte augmentation. Cela donne l’opportunité à la SNCB de porter moins d’attention aux heures de pointe et d’évoluer vers une offre de base plus importante pendant l’ensemble de la journée.

>>> Lire aussi : Penser les mobilités à l’époque du télétravail

Depuis 2014, l’offre a été augmentée chaque année, essentiellement avec les trains S autour d’Anvers, Bruxelles, Charleroi, Gand, et Liège. Depuis quelques années une distinction est également faite entre les samedis et les dimanches. Les trains S Anvers-Bruxelles et Bruxelles-Louvain notamment roulent toutes les demi-heures les samedis et toutes les heures les dimanches. Si tout se passe comme prévu, tous les trains rouleront au moins toutes les heures à partir de décembre 2023 dans une grande partie du pays. Actuellement, sur des lignes comme Ottignies-Charleroi ou Charleroi-Namur pendant le week-end, il n’y a qu’un train toutes les deux heures, une fréquence qui est trop basse pour attirer les voyageurs intéressés.

Les jours de semaine, l’ambition pour 2030 est de garantir au moins un train par demi-heure, même s’il restera des lignes qui devront rester à un service horaire. Ce sera par exemple le cas pour la liaison Ath-Mons qui dessert le parc animalier Pairi Daiza, ce qui ne risque pas de rendre le train attractif en comparaison de la route. En Flandre, la ligne vers La Panne restera elle aussi à un train par heure.

Pendant le week-end, le niveau d’ambition est malheureusement encore toujours plus bas. Dans les années qui viennent, nous aurons bien un train toutes les demi-heures entre Bruxelles et Charleroi et entre Bruxelles et Liège. De même des trains S supplémentaires sont prévus autour d’Anvers et sur les lignes Gand-Courtrai et Bruges-Courtrai. Par contre, il n’y a aucun train qui roule entre Bruxelles et la Campine le week-end. Que la SNCB veuille laisser cela en l’état est incompréhensible.

Tickets et tarifs

Avec le nouveau contrat, la SNCB recevra la liberté de fixer elle-même certains tarifs, ce qu’elle demande depuis une bonne dizaine d’années. Ainsi elle pourra introduire des tarifs plus bas pendant les heures de faible fréquentation afin de répartir mieux la demande sur l’ensemble des trains. Il y aura aussi des formules d’abonnement répondant mieux aux besoins des personnes qui télétravaillent à temps partiel. TreinTramBus continue d’exiger l’introduction de tarifs intéressants pour les petits groupes, sans qu’on exige qu’il s’agisse d’une seule et même famille, ainsi que de cartes journalières flexibles valables pour l’ensemble du transport public en Belgique. Nous n’en trouvons malheureusement aucune trace dans les projets de textes.

Les demandes d’Infrabel

Lors des négociations relatives au nouveau contrat de prestations le gestionnaire d’infrastructure Infrabel a clairement souligné que la qualité de notre réseau ferroviaire était en péril. La Belgique a une longue tradition d’économies sur les dépenses opérationnelles et les crédits nécessaires aux investissements ne sont accordés que par petites tranches.

C’est ce qui explique que certains chantiers comme la pose de voies supplémentaires pour les lignes suburbaines autour de Bruxelles ou entre Gand et Bruges prennent près de 20 ans. Par ailleurs, sans moyens supplémentaires, la modernisation de l’axe Bruxelles-Luxembourg, qui a débuté en 2007, ne sera achevée qu’après 2030.

Pour atteindre les objectifs fixés sur le plan de la sécurité, de la ponctualité, et de l’accessibilité, Infrabel insiste pour obtenir des budgets plus importants. On attend encore de voir dans quelle mesure G. Gilkinet pourra persuader ses collègues d’accorder ces budgets. Afin de réduire les coûts d’entretien, de nombreux aiguillages et voies d’évitement ont été enlevés pendant la décennie écoulée. Du coup, lors d’incidents ou de pannes il y a moins de possibilités d’évitement et les perturbations pour le transport de voyageurs et de marchandises sont bien plus importantes. De même, pour des raisons d’économie, certaines lignes sont complètement interrompues plus fréquemment le week-end. La SNCB prévoit bien des bus de remplacement mais ils prennent beaucoup plus de temps et sont donc beaucoup moins populaires. De plus, on ne peut pas emmener de vélos sur les bus de remplacement.

Ambitions internationales

La Belgique dispose de liaisons à grande vitesse performantes vers Amsterdam, Londres, Paris, et Francfort, mais, durant les dernières décennies, le trafic international classique a été fortement délaissé. Un trajet Bruxelles-Luxembourg dure actuellement plus de trois heures. Les liaisons d’Anvers, Gand, et Courtrai vers Lille sont également très lentes et difficiles. La réouverture de la ligne Hamont-Weert dans le Limbourg est une vraie procession d’Echternach, même si les Néerlandais en portent sans doute plus la responsabilité que les Belges.

Le ministre Gilkinet ne cache pas sa sympathie pour les trains de nuit, mais jusqu’à présent on en reste surtout à des annonces et le train Bruxelles-Vienne n’a pas encore reçu la compagnie d’autres liaisons. La rentabilité de ce type de trains, qui répondent parfois uniquement à une demande saisonnière, n’est pas évidente et la recherche de matériel adapté non plus. Seuls les Autrichiens ont investi dans ce domaine ces dernières années. Ces vingt dernières années, la France et l’Allemagne ont systématiquement démantelé leur offre de nuit. Nous ne pouvons qu’espérer que les projets de trains de nuit vers Milan, Prague, le Midi de la France, et Barcelone deviennent un jour une réalité. Le soutien financier de cette exploitation nous paraît être plutôt une responsabilité européenne que belge. Nous trouvons que l’existence d’un réseau public routier européen est une évidence. Il devrait aussi être évident de disposer d’une offre ferroviaire transfrontalière européenne comme service public.

Les ambitions et leur budget

Tant la vision Rail 2040 que le projet de contrat de service public 2023-2032 de la SNCB contiennent d’excellentes intentions. C’est le mérite du ministre Gilkinet d’avoir su élaborer une politique ferroviaire cohérente et ambitieuse, l’enjeu réside désormais dans la recherche des crédits budgétaires nécessaires. La SNCB et Infrabel ont ensemble besoin de 3,4 milliards de crédits supplémentaires pour la prochaine décennie. Cela peut paraître un fameux paquet d’argent, mais ce n’est vraiment pas énorme si l’on compare ce budget avec le manque à gagner de 4 milliards résultant de la fiscalité des voitures de société ou des grands montants consacrés à des projets routiers. De plus, un réseau ferroviaire performant est indispensable si nous voulons atteindre nos objectifs environnementaux et climatiques.

Par ailleurs, avant d’accroître l’offre, le service actuel devrait devenir plus fiable. Ainsi, par exemple, dans la région d’Anvers, du personnel manquant provoque quasiment tous les jours des suppressions de trains, en plus des trains que la SNCB a retiré de l’offre pour une longue durée ; il s’agit d’un manque de machinistes, d’accompagnateurs de train et de techniciens dans les ateliers. Ce qui amène par exemple une gare suburbaine comme Mortsel Oude God à n’offrir qu’un train par heure, même en période de pointe. C’est beaucoup trop peu pour que les gens renoncent à la voiture. L’ambition d’avoir un train partout toutes les demi-heures est belle, mais sans moyens supplémentaires et sans un effectif en personnel suffisant, cela n’est pas réalisable. Par contre, si le gouvernement De Croo fait les bons choix, le rail belge aura un bel avenir devant lui à l’horizon 2040.

(Photo de la vignette et dans l’article sous CC BY-NC-SA 2.0 ; photographie d’un train qui arrive à la Gare du midi, prise en janvier 2016 par Antonio Ponte.)