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Le retour du labeur

Il n’y a pas si longtemps, on rêvait d’abaisser la durée hebdomadaire du travail à 35 heures. Partager le travail disponible, n’était-ce pas un bon moyen de lutter contre le chômage? On avait tout faux: pour diminuer le chômage, il faudrait que ceux qui ont la chance d’avoir encore un emploi travaillent encore plus. Cherchez l’erreur…

À l’instar de Siemens et Bosch en Allemagne, même dans les petites et moyennes entreprises, comme la fonderie Marichal Ketin en région liégeoise, le retour aux 40 heures a fait, cet été, un tabac parmi les patrons. L’allongement du temps de travail apparaît tout à coup comme l’unique solution pour sortir l’Europe de sa torpeur, donner un coup d’arrêt aux délocalisations et sauver l’emploi. On a dit d’abord qu’il fallait laisser à chacun la liberté de travailler plus pour gagner plus. Ensuite, il a bien fallu reconnaître que le choix se limitait entre licenciement et augmentation du temps de travail. Enfin, les choses sont devenues plus claires : pour conserver son emploi il faudrait désormais travailler plus pour gagner moins. Déjà en plein été les éditorialistes de la presse économique pouvaient se réjouir du retour au dur labeur. «À force de raboter les heures consacrées au travail on risque de le perdre en totalité. On a pu craindre le pire, poursuit Guy Legrand dans Trends Tendances, mais l’on sait à présent que si les salariés refusent de gagner moins, ils acceptent de travailler plus». Sa conclusion est à la hauteur de son éditorial: «Soulagement. Les gens raisonnables ne sont pas en voie de disparition». Dès la rentrée de septembre, la FEB pouvait en conséquence proposer comme thème pour les prochaines négociations l’allongement à 40 heures de la semaine de travail. En 1850, le temps de travail se situait autour de 58 à 60 heures semaine. Depuis lors, comme le gain de temps par unité produite, c’est-à-dire la productivité, n’a cessé d’augmenter, la diminution du temps de travail et l’augmentation des revenus pour jouir du temps libéré sont devenus la marque du progrès social. Est-il raisonnable de vouloir revenir «au dur labeur» d’antan? Le revirement est de taille: nous passons de la réduction revendiquée il y a peu par les syndicats à l’augmentation du temps de travail imposé par les patrons. Des employeurs, comme des fédérations patronales, ont d’ailleurs marqué leur scepticisme. On a dit en conséquence qu’il ne fallait voir dans les initiatives d’allongement du temps de travail qu’un effet de mode rétro ou encore un «exercice de musculation» patronal avant les négociations interprofessionnelles pour obtenir un gel des salaires, plus de flexibilité et surtout des diminutions nouvelles des cotisations sociales. La réduction du temps de travail visait tout à la fois la réduction du chômage par la création d’emplois nouveaux, une amélioration des conditions de vie des salariés par le temps ainsi libéré et enfin, une amélioration de la productivité par la réorganisation du travail. Aujourd’hui les employeurs ne s’embarrassent plus de tous ces détails et vont droit au but. Écoutons à ce propos Evelyne Helin, porte-parole de VW Forest. «La productivité n’est pas déterminante, dit-elle, car presque toutes les usines du groupe sont au même niveau». Par contre, la flexibilité est importante. «Chaque usine doit pouvoir très vite passer d’un modèle à un autre pour répondre au marché». Elle ajoute: «nos usines sont sans cesse mises en concurrence entre elles par la maison mère». La porte-parole de VW sait de quoi elle parle puisque chaque fois qu’une proposition de la direction n’est pas acceptée ou que les syndicats deviennent trop revendicatifs dans une usine, des quotas de production sont transférés vers d’autres sièges. Au sein des multinationales qui mettent leurs sièges en concurrence, les syndicats mis sous pression n’ont pas d’autre choix que d’accepter les conditions de la direction pour sauver l’emploi. Ils sont alors pris dans l’étau de la revendication patronale d’allonger le temps de travail. Ils subissent en conséquence une détérioration de leurs conditions de travail et une diminution de leur salaire. C’est la mise en concurrence des entreprises les unes par rapport aux autres sous la menace permanente de la délocalisation qui rend possible ce cercle vicieux. Les pays à faible coût de main d’œuvre ne sont pas épargnés. Le Portugal, par exemple, pays à bas salaires de la «vielle Europe» a connu de nombreux cas de délocalisations, en particulier dans l’industrie automobile, au profit de l’Asie et de l’Europe de l’Est. La perspective est-elle alors de rejoindre l’Europe de l’Est dont les salaires sont 5 fois moins élevés que les nôtres ou ceux de la Chine où ils sont 50 fois moindres? Non seulement nous sommes soumis à la concurrence des pays émergents, mais surtout, nous avons structuré l’espace européen autour du dumping social permanent. Dans ce contexte, lorsque la négociation collective se limite au niveau de chaque entreprise le chantage à la délocalisation devient irrésistible. Au départ des multinationales, l’allongement du temps de travail, imposé d’abord, comme chez Siemens dans quelques sièges, s’étend ensuite de proche en proche, aux autres entreprises. Dans aucune entreprise un syndicaliste ne peut accepter la responsabilité d’une fermeture pour avoir refusé de signer une convention. L’allongement du temps de travail s’inscrit ainsi dans le monde enchanté du néolibéralisme. Un monde où la durée du travail ne serait plus contrainte par des lois ou des conventions collectives mais serait «librement» définie par contrat avec chaque salarié. Dans un tel monde, les patrons ne paieraient les salariés que pendant le temps où ils travailleraient effectivement. Quand ils sont retraités, malades ou privés d’emploi, ils devraient subvenir à leurs besoins grâce à leur épargne ou secourus par l’État en cas d’imprévoyance de leur part. La question du temps de travail se trouve en fait au cœur de l’organisation sociale. Elle concerne aussi bien la vie privée que publique, la vie familiale, l’éducation et la formation, l’activité associative, la participation politique et les capacités de communication. À l’évidence la régulation du temps de travail ne peut être laissée à la discrétion des entreprises.