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#Metoo, #Balancetonporc : des dénonciations problématiques ?

« Citer des noms d’agresseurs publiquement, c’est donner des personnes en pâture aux réseaux sociaux. Une forme de justice expéditive qui bafoue la présomption d’innocence ! » Vraiment ?
Cet article a paru dans le n°109 de Politique (septembre 2019). Nous le republions ce 8 mars 2023 à l’occasion de la Journée internationale de lutte pour les droits des femmes.

Comme l’indiquent Valérie Lootvoet et Irène Kaufer dans ce dossier, les réseaux sociaux numériques aux connexions internationales ont joué un rôle dans le retentissement du mouvement #metoo de 2017[1. Dix ans plus tôt, Tarana Burke, militante afro-américaine, avait déjà lancé un mouvement metoo pour révéler les violences sexuelles dans les milieux défavorisés]. Le 13 octobre 2017, la journaliste Sandra Muller écrit « #balancetonporc ! Toi aussi raconte en donnant le nom et les détails un harcèlement sexuel que tu as connu dans ton boulot » sur son fil twitter. Elle reçoit 60 000 messages en un tour d’horloge. Deux mois plus tard, on atteint les 750 000 réactions[2. A. Lévy-Willard, Chroniques d’une onde de choc, L’Observatoire, 2018.].

Quand, deux jours plus tard, l’actrice Alyssa Milano écrit « Si vous avez été harcelé·e ou agressé·e sexuellement, écrivez “me too” en réponse à ce tweet », pas moins de 200 000 #metoo lui répondent en 24 heures. En un mois, écrit la journaliste Annette Lévy-Willard, « #metoo va traverser 85 pays, il sera posté 85 millions de fois. 85 millions ! »

On peut penser que cette utilisation massive de moyens de communication modernes renvoie directement à l’absence de réponses adaptées à la problématique dans le chef de la société (État, Justice, famille…).

Une des réactions incrédules souvent entendues depuis ces fameux hashtags : « Mais enfin, pourquoi ces femmes n’ont-elles pas (plutôt) porté plainte ? » Dans la tête de beaucoup, la Justice semble rester le chemin le plus évident pour régler ce genre d’affaires. Pourtant, et comme on pourra le lire ici et là dans ce dossier, la justice ne traite pas à sa juste mesure les plaintes pour agression sexuelle. Pire, les victimes vivent souvent leur parcours judiciaire (commissariat et tribunaux) comme une double peine : dans la grande majorité des cas, une décision de justice favorable à l’accusé (non-lieu) par manque de preuves (c’est la parole de l’un·e contre celle de l’autre)… et qui renvoie la victime à sa douleur. De quoi décourager, même les plus fortes.

Schizophrénie et retour de bâton

#metoo et #balancetonporc proposent deux manières de parler du problème des agressions sexuelles. Le premier hashtag incite les victimes à parler de leur expérience, sans forcément citer de noms d’agresseurs, alors que le second pousse clairement à nommer les auteurs. Donner ou ne pas donner le nom de son agresseur ? D’un côté, il le faudrait « sinon, le témoignage ne sert à rien ». D’un autre côté, donner un nom, c’est « réparer une violence par une autre violence », c’est « risquer de détruire la réputation, la carrière de quelqu’un », pas de « justice expéditive » sur les réseaux sociaux sans une procédure équitable qui donne notamment la parole à la défense…

Voilà ce que l’on a pu lire de-ci de-là en réponse aux témoignages de millions de femmes à travers le monde. Deux ans après le début de #metoo, ces réactions sont d’ailleurs toujours présentes sur les réseaux sociaux et participent à un certain backlash, ou retour de bâton, en ce sens qu’elles peuvent inciter certaines femmes à ne toujours pas s’exprimer publiquement (les #metoo ne sont que la partie visible de l’iceberg).

Attardons-nous sur ces réactions. « Justice expéditive » ? Mais la justice « raisonnée » résout-elle (même partiellement) le problème ? À voir le peu de plaintes déposées (par rapport au nombre de cas répertoriés par les enquêtes de victimation[3.]), ne doit-on pas sérieusement s’interroger sur la confiance des victimes envers l’institution judiciaire ? « Pas de violence pour répondre à la violence » ! Dans quelle mesure la justice permet-elle d’apaiser la victime de façon à ce que le recours à une réponse violente ne soit pas envisageable ? « Vous allez détruire la vie de personnes, leur carrière ». Cette allégation rappelle la présomption d’innocence et invoque l’idée que de nombreuses dénonciations pourraient être calomnieuses. Or, au regard de chiffres, d’une part, un nombre minime de dénonciations sont délibérément fausses – leur nombre semble inversement proportionnel à celui des cas d’abus sexuels non sanctionnés! –, et d’autre part, lorsque la personne est réellement coupable, ne serait-il pas malaisé de s’apitoyer sur son sort en sachant qu’elle a détruit la vie de sa victime. Pourtant, il arrive régulièrement que malgré la culpabilité connue de l’agresseur, des personnes proches ou des collègues préfèrent le silence, par peur de briser une famille, ou une carrière, ou encore d’entacher la réputation d’une personne appréciée…

Évidemment, ces accommodements ne prennent pas en compte les très lourdes conséquences physiques, psychiques et psychologiques des victimes[3. Voir notamment l’article « Le tabou du viol conjugal » dans ce dossier.].

Cela nous amène aux termes de « délation » et de « présomption d’innocence » qui ont été largement mobilisés face au déferlement public de la parole des femmes violentées. Délation (dénonciation pour motif méprisable) : ces deux hashtags ne parlent-ils pas plutôt de dénoncer des personnes ayant commis des actes délictueux, non pas dans un but malveillant mais bien dans celui de se libérer d’une souffrance bien réelle ? Valérie Piette, professeure à l’ULB, déclare : « Le danger de chasse aux sorciers, qu’est-il comparé aux décennies de silence de ces femmes et de ce qu’elles ont vécu ?[6. « L’affaire Weinstein, un moment historique pour les rapports hommes-femmes ? », RTBF, 6 novembre 2017, https://urlz.fr/ad55] »

Et que fait-on de la sacro-sainte présomption d’innocence (un accusé est innocent jusqu’à preuve du contraire, le doute doit bénéficier à l’accusé), principe cardinal en démocratie ? Comme il est particulièrement difficile de prouver une agression sexuelle, la présomption d’innocence – même si ce n’est évidemment pas son objectif – profite de facto bien davantage aux agresseurs qu’aux victimes. Une victime d’agressions sexuelles pourrait-elle un jour avoir droit, sous une forme ou une autre, à une « présomption de crédibilité » ? Ne faudrait-il pas interroger (sans qu’il soit question de la supprimer) la charge de la preuve – qui repose aujourd’hui uniquement sur l’accusation – dans le sens d’un rééquilibrage au profit des victimes ?

Enfin, toutes ces pressions et autres injonctions paradoxales qui pèsent sur les victimes concernées les aident-elles à y voir clair, à passer un « cap» ? Alors qu’elles recherchent un soutien dans leur démarche, la société voudrait-elle décider pour elles comment se libérer de leur souffrance ?

Rappelons toute la difficulté pour une victime de « vivre avec ça ». Parler de son/ses agression(s), donner le nom de son agresseur peut prendre des mois, des années, parfois toute une vie. Car parler (publiquement ou dans son entourage), c’est s’exposer à de nombreuses attaques. De la part de quidams mais aussi et surtout de personnes (très) proches. Nouvelle double peine donc.

Donner, ne pas donner le nom de son agresseur ou ne rien dire du tout ne sont-ils pas des actes courageux, fruit d’un long cheminement intérieur fait de questionnements profonds et intimes ?

(Tous les dessins de ce dossier ont été créés pour Politique par la dessinatrice Odile Brée).