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Le tabou du viol conjugal

Parmi les diverses violences sexuelles, celles qui se déroulent au sein des couples ne sont pas les plus en vue. Elles sont pourtant fréquentes (une femme sur quatre en subirait dans sa vie) et leurs conséquences sont particulièrement néfastes pour les victimes.
Cet article a paru dans le n°109 de Politique (septembre 2019).

Récemment, un coin du voile posé sur la réalité des violences sexuelles a été levé dans la sphère publique. Le nouage de l’intime et de la violence, au cœur du sujet, en rend le traitement délicat, complexe. Cependant, il ne fait plus aucun doute que la question des violences sexuelles n’échappe plus à cette prise de conscience collective. Le processus permettant que la parole des victimes se libère reste cependant laborieux, long et semé d’embûches.

Que dire alors de celles et ceux qui sont victimes de viol conjugal ? Nul ne peut douter que le tabou sur ce sujet est persistant, profondément ancré dans l’inconscient collectif, maintenu par des représentations tenaces sur le couple. Ce sont les contre-forces qui maintiennent encore le silence sur cette terrible réalité. Pourtant, cette violence est d’autant plus destructrice qu’elle ne peut pas être dite. Pour le comprendre, nous proposons ici un aperçu de ce que nous enseigne la parole des victimes de viol conjugal, sur le silence qui l’entoure, les blessures qu’il provoque, et la possibilité d’en lever le tabou pour le dépasser.

Qu’est-ce que le viol conjugal ?

La notion de viol conjugal suscite souvent des interrogations et vient mettre en lumière le nœud de ce que l’on appelle le consentement sexuel. L’écoute de personnes qui ont été victimes de violences sexuelles, y compris dans le couple, indique que le désir et le consentement à partager une intimité n’est pas quelque chose que l’on peut graver dans le marbre, mais un processus qui se renouvelle à chaque fois. Et qui peut toujours être bafoué. Le terme conjugal peut ici porter à confusion. La loi prévoit la possibilité du viol conjugal, comme un acte sexuel forcé entre deux partenaires ou ex-partenaires, qu’ils soient liés par un contrat de mariage ou non. Il englobe les violences aussi bien entre personnes mariées qu’entre des anciens petits amis ou encore entre des amants. Par ailleurs, le viol est bien la forme la plus grave de violence sexuelle, comme l’établit la loi belge en le qualifiant de crime. Il faut cependant tenir compte également de toutes les autres formes de violences qui s’exercent sans pénétration sexuelle et laissent pourtant des séquelles graves à la personne qui les a subies. Être forcé·e à poser pour des photos pornographiques, ou à subir des attouchements que l’on ne souhaite pas, constituent par exemple de graves intrusions de l’intimité du corps.

Pour éviter les écueils de représentations trop étroites, il est préférable de parler de violences sexuelles au sein du couple, ce qui met davantage en avant la diversité des situations rencontrées.

Un tabou persistant

L’examen des chiffres concernant ce type de violences est pour le moins interpellant : il montre un contraste marqué entre la réalité du viol conjugal et les demandes d’aide ou de réparation judiciaire formulées. Les études par sondage sur le sujet sont inquiétantes et le phénomène est fréquent. Une enquête effectuée par SOS Viol et Amnesty International montrait, en 2014, que 24,9 % des femmes belges, soit une femme sur quatre, étaient victimes ou avaient été victimes de relations sexuelles forcées de la part d’un conjoint[1.Sondage réalisé sur Internet en janvier 2014 par Amnesty International avec l’aide de SOS Viol, sur un échantillon représentatif de 2000 Belges âgés de 18 à 75 ans.] Les enquêtes de l’Insee en France indiquent que 47 % des violences sexuelles ont lieu dans le lit conjugal[2.Enquête Cadre de vie et sécurité 2012-2018 – Insee-ONDRP. Ces chiffres sont des moyennes obtenues à partir des résultats des enquêtes 2012 à 2018].

Et pourtant, au niveau des plaintes déposées, ce sont des proportions bien différentes qui sont indiquées par les chiffres de la police. Concernant les plaintes pour violences sexuelles en Belgique en 2018, celles qui concernent un contexte de couple ne représentent que 2 %[3.Statistiques de la Police fédérale, rapport 2018.]. Le « chiffre noir » des violences sexuelles, qui est une évaluation du nombre réel d’agressions commises, indique déjà dans de nombreuses études que la démarche du dépôt de plainte reste extrêmement difficile à réaliser, puisqu’un viol sur dix seulement donne lieu à une plainte. Cette difficulté est considérablement accrue lorsqu’il s’agit de violences sexuelles dans le couple. Cela tient en partie aux lourdes conséquences qu’entraîne l’acte de porter plainte contre son propre conjoint. Par ailleurs, les personnes qui appellent pour la première fois SOS Viol, sur une ligne d’écoute gratuite et anonyme, ne sont que 10 % en moyenne à mettre au centre de leur demande initiale des violences sexuelles imposées par un conjoint[4.Chez les femmes appelantes, ce chiffre est de 12 %; chez les hommes, il est de 1 %.]. C’est un chiffre certes plus élevé que celui du dépôt de plainte, mais qui reste très faible par rapport aux proportions avancées par les études citées plus haut.

Il y a alors lieu de s’interroger sur cet écart et sur la difficulté qu’il indique à parler des violences sexuelles subies dans le couple. Plus encore, les récits des victimes montrent qu’en amont de cette parole, réaliser que les rapports sexuels imposés constituent des violences sexuelles répréhensibles n’a rien d’évident, et demande parfois un long travail pour y parvenir. Les personnes qui s’adressent à SOS Viol semblent faire face à de fortes entraves pour en prendre conscience et en parler. Les obstacles sont à la fois d’ordre collectif, ayant à voir avec la culture du viol, et à la fois plus subjectifs, liés à leur situation singulière.

>>> Lire notre article : A quand la fin de la culture du viol ?

La difficile prise de conscience

Si le viol conjugal est ainsi passé sous silence, c’est parce que résonne immédiatement son pendant inversé : le « devoir conjugal ». Il impliquerait que les partenaires doivent se rendre disponibles sexuellement l’un à l’autre sans limite, dès lors qu’ils partagent une relation affective d’ordre amoureux ou sexuel.

Cette représentation du couple est encore très présente et se manifeste dans les doutes si souvent entendus, tels que : « Est-ce que ça peut être un viol si c’est mon copain ? » Cette représentation malheureuse vaut certes pour les deux sexes, et chacun peut en souffrir. L’identité de genre masculine est d’ailleurs souvent fortement atteinte par les violences sexuelles, ajoutant un frein à leur reconnaissance.

Cependant, il est à noter que cette idée de devoir conjugal est particulièrement prégnante concernant le rôle d’une femme ou d’une jeune fille dans une relation hétérosexuelle. Autrement dit, elle est liée au « devenir femme », à l’apprentissage de ce que signifie être une femme pour un homme, ce qui implique dans la culture du viol de répondre à ses besoins sexuels impérieux et incontrôlables, réels ou imaginaires. C’est ici le cœur de ce système de représentation fortement ancré socialement qui prend forme, parfois de manière bien inconsciente, et qui entrave la prise de conscience de la gravité des faits pour la victime. En réalité, le devoir conjugal n’a aucune valeur juridique. Bien au contraire, le viol conjugal est reconnu et pénalisé par la loi belge.

>>> Lire notre article : Combattre la culture du viol

Les stéréotypes qui entourent la violence conjugale sont aussi un frein à cette prise de conscience. L’imaginaire collectif renvoie par exemple à l’idée de pauvreté et d’alcoolisme, de personnes mariées depuis longtemps et entre lesquelles la violence est manifeste, physique. Paradoxalement, le fait de se sentir épargné de cette violence car elle serait circonscrite à des situations de grande précarité socio-économique et d’assuétude, constitue une entrave pour en percevoir sa réalité.

Un phénomène d’emprise

Dans le contexte de violences conjugales au sens large, le « cycle de la violence » décrit l’alternance de phases de violences et d’accalmie où émerge à chaque fois l’espoir d’un changement pour celle ou celui qui en est victime. Il décrit le processus par lequel se construit le phénomène d’emprise, qui se nourrit notamment de la responsabilisation de la victime des violences subies, qui sont dès lors minimisées par celle-ci. Le temps passant, sortir de ce cycle devient de plus en plus difficile car l’isolement se renforce et la perception des violences est rendue confuse pour la victime. Dans ce contexte, l’emprise et le climat de domination sont propices à ce que les violences sexuelles passent « inaperçues ». Le harcèlement moral, la destruction de la dignité et de l’estime de soi entament la capacité de la personne à comprendre que la limite de son consentement est franchie. Ainsi, parmi les plaintes pour violences dans le couple déposées dans la Région de Bruxelles-Capitale en 2017, les viols ne représentent que 0,3 %[5.Statistiques de la Police fédérale, rapport 2017.], soit 209 fois moins que la violence physique, et même douze fois moins que les plaintes pour violence économique. Ces violences sexuelles sont souvent considérées par les victimes comme un moindre mal pour éviter les coups et les insultes, une manière de céder à la pression pour se mettre à l’abri. La soumission à la volonté de l’agresseur est ainsi perçue par ces femmes victimes de violence conjugale comme la seule manière de contrôler l’agressivité du conjoint.

Par ailleurs, les violences sexuelles au sein d’un couple surviennent très souvent en dehors de ce contexte de violences physiques ou verbales systématisées. Là encore, le fait que l’agresseur soit le conjoint lui-même semble accroître pour la victime la difficulté à prendre conscience de la gravité de ces violences. La confiance accordée au partenaire, le présupposé de bienveillance, peuvent empêcher de réaliser qu’il puisse se rendre coupable de tels actes. C’est d’ailleurs sur la base de cet a priori de consentement que s’appuie le flou qui entoure un rapport sexuel forcé. Lorsqu’il survient dans l’intimité du couple, il nécessite d’autant moins de coups ou de contrainte physique que la personne qui en est victime est moins préparée à devoir s’opposer aux agissements du partenaire. Cette absence de contrainte manifeste rend plus difficile la perception d’une relation sexuelle imposée.

>>> Lire notre article : Les arcanes du consentement

Ceci est encore plus fréquent chez les adolescents et les jeunes adultes, qui ont une expérience moins solide de leur propre désir et des limites de celui-ci, de ce qui est acceptable entre partenaires. La volonté de plaire à l’autre, de ne pas contraindre son plaisir, parfois au prix de sa propre intégrité, accentue le risque de voir bafouer son consentement si la personne en face n’en a pas le souci. Il est alors très délicat de saisir consciemment que la limite a été franchie.

Par ailleurs, ce déni des violences subies peut être considéré comme une tentative de la victime de se protéger, de ne pas faire face à cette terrible réalité. C’est aussi une manière de préserver la relation, l’estime du partenaire et de soi-même. Pourtant, ce franchissement bien réel est ressenti à un niveau plus profond, le travail de destruction est en cours, ce qui peut avoir de très lourdes conséquences psychiques. Le fait qu’il ne puisse être pensé, verbalisé, le laisse « enkysté » sous la surface, ce qui rend ses effets d’autant plus pernicieux.

Bien souvent, c’est après un temps assez long que ce mécanisme du déni vient faire les preuves de son inefficacité, que la personne se rend compte que quelque chose d’énigmatique la traverse et bouleverse son rapport au monde et à elle-même. C’est à cette occasion que peuvent émerger des souvenirs des violences, cette fois accompagnés de la sensation qu’elles n’étaient ni banales ni normales.

>>> Lire notre interview : « Consentir n’est pas désirer »

Les embûches à la parole

Lorsque la personne qui en est victime réalise que ces violences sont graves et parvient à se formuler pour elle-même qu’il s’agit d’un viol, pouvoir en parler à quelqu’un et éventuellement demander de l’aide est une étape supplémentaire qui présente ses difficultés propres. La honte vient souvent faire obstacle à la parole, car elle pousse à cacher loin du regard de l’autre ce qui « fait tache » pour la personne. Elle est liée au caractère sexuel de l’agression, qui la rattache à la sphère intime, dont on ne parle pas. Elle provient aussi du sentiment d’avoir été souillée par l’agression, ou d’avoir été atteinte dans son identité, notamment l’identité de genre. La particularité du viol conjugal est qu’en plus de la honte d’avoir été traité en objet de jouissance par une personne, il s’agit d’un partenaire amoureux ou sexuel, qui avait été auparavant choisi et à qui la confiance, l’affection et l’intimité avaient été accordées. La trahison ressentie est si douloureuse qu’elle peut atteindre profondément l’estime de soi et pousser à éviter d’exposer cette blessure à d’autres.

La culpabilité est également fréquemment nommée par les victimes d’agression sexuelle et complexifie la possibilité d’adresser leur souffrance. Celles-ci se sentent souvent fautives d’avoir en quelque sorte « autorisé » l’agression, en répondant aux avances d’un amant, en ayant partagé leur intimité voire leur vie avec un conjoint qui les a ensuite agressées, en donnant rendez-vous à un ex-petit ami, etc. L’idée de s’être mise elles-mêmes en danger en entretenant cette relation a comme effet pour nombre d’entre elles d’induire le sentiment d’être coupable des violences subies. Dès lors, il devient plus difficile de demander de l’aide. Beaucoup de premiers appels au numéro vert des violences sexuelles (0800 98 100), lorsqu’ils concernent des violences dans le couple, font état de ce doute sur la légitimité à appeler. Cet état de fait semble d’autant plus marqué que la relation est encore actuelle, ou envisagée comme possible à nouveau après une agression.

Encore une fois, ces violences survenues dans l’intimité du couple complexifient considérablement la possibilité d’en parler. Des sentiments contrastés co-existent chez la victime, qui peut à la fois être en colère contre son agresseur et éprouver encore de l’amour pour lui, un attachement important, le sentiment que sa propre vie est liée à la sienne. La loyauté au partenaire ou à l’ex-partenaire accentue la difficulté à le percevoir et à le présenter comme agresseur à l’entourage ou à un professionnel. Plus encore, prendre la décision d’un acte fort, tel que la séparation ou le dépôt de plainte, implique de consentir à risquer de perdre une partie de sa propre vie nouée à la relation, à des engagements pris ensemble, à un domicile partagé, à des enfants élevés ensemble.

L’insécurité socio-économique ajoute ici une difficulté et accentue le sentiment d’être piégé∙e dans la relation. La personne peut craindre que l’équilibre déjà fragile de sa situation ne s’effondre et qu’elle soit laissée dans une situation de dénuement matériel et social, ce qu’elle veut éviter à tout prix.

La peur des représailles peut également être un obstacle massif à la volonté d’en parler à un tiers. C’est fréquent dans les cas où la violence domine dans la relation (agressions physiques, harcèlement moral…) et où les menaces sont monnaie courante. Il peut s’agir d’intimidations qui portent sur la garde des enfants, de menaces de mort, ou de menaces tacites qui planent sur la relation du fait des violences antérieures. Mais c’est aussi une crainte qui peut être éprouvée sans que d’autres violences aient surgi dans le couple. Par exemple, l’idée de voir sa réputation détruite par vengeance peut suffire à faire taire la victime.

Enfin, la prise de parole n’est possible qu’à la condition de pouvoir être entendue. Or, la culture du viol met en danger cette perception d’une écoute possible. Si de nombreuses victimes sont d’abord entravées dans leur prise de conscience par cette représentation du « devoir conjugal », elles savent aussi que leurs interlocuteurs la partagent peut-être. La crainte émerge d’être renvoyées à elles-mêmes par le refus de prendre leur plainte en considération, puisqu’un conjoint « ne peut pas violer ». Ou d’être renvoyées à la culpabilisation, puisqu’elles « l’ont choisi comme partenaire », ou encore à la minimisation des faits, puisqu’elles « étaient consentantes auparavant ». S’ajoute enfin, tout simplement, la peur de ne pas être crue, d’être décrédibilisée. Par ailleurs, la suspicion portant sur la victime est courante, particulièrement lorsqu’il s’agit d’une agression par un partenaire. La victime peut être accusée par l’entourage – voire à tout le moins suspectée par des professionnels – de vouloir salir la réputation d’un partenaire pour se venger d’avoir été quittée, ou d’utiliser la plainte comme argument pour obtenir la garde des enfants, etc.

Ces obstacles divers à la prise de parole amoindrissent le lien à l’autre, déjà très endommagé par l’agression et qui a brisé le sentiment de confiance. Souvent, l’isolement qui s’en suit pour la victime a ceci de ravageur qu’il renforce la souffrance vécue et les conséquences psychiques de la violence.

Lourdes conséquences

Les effets d’une effraction sexuelle abordés précédemment, comme la honte ou la culpabilité, sont des obstacles à la parole. Mais ils représentent aussi en eux-mêmes des sources de souffrance. L’accueil de personnes victimes de telles violences montre que les conséquences peuvent concerner toutes les sphères de leur existence, du travail aux relations affectives, en passant par la santé. Elles se retrouvent dans les bouleversements fréquemment vécus par les victimes d’agression sexuelle au sens large, qui ont un fort potentiel traumatique.

Tout d’abord, le mécanisme du déni peut se soutenir de comportements d’évitement, qui passent par exemple par la consommation excessive d’alcool ou de drogues. Aussi bien, c’est parfois son propre désir qui est évité par le rejet de la rencontre amoureuse ou sexuelle. À l’inverse, ce qui peut apparaître de l’extérieur comme une désinhibition sexuelle peut en réalité être une autre manière de ne pas se confronter à son désir, en se rendant disponible à celui de l’autre sans limites.

Plus généralement, une stratégie d’évitement se met en place, qui consiste à mettre de côté les émotions, c’est-à-dire que la vie affective et émotionnelle se retrouve en partie éteinte, afin de ne pas avoir à faire avec des émotions trop intenses reliées aux violences. Autrement dit, les affects débordants attachés à l’expérience traumatique sont mis de côté et emportent avec eux toute une partie de la vie affective habituelle, qui se trouve elle aussi éteinte. La personne peut alors vivre dans une apparente indifférence aux choses qui lui étaient chères, et de manière générale à ce qui se passe autour d’elle, cette indifférence touchant y compris ce qui lui est arrivé.

Certains aspects semblent particulièrement sensibles dans les situations d’agression par un partenaire. La difficulté accrue à prendre conscience des violences subies fait qu’il se passe souvent un temps assez long avant que ce soit possible, et laisse ainsi la place à un processus destructeur particulier. Lorsque les violences ne peuvent pas encore être représentées et verbalisées par la victime, elles se manifestent par d’autres voies, et souvent c’est le corps qui « parle». Les phénomènes psychosomatiques sont courants dans ces situations, avec des douleurs physiques inexpliquées et persistantes, ou encore une fatigue intense. De même, l’estime de soi est souvent lourdement impactée, et c’est fréquemment par une altération de l’image du corps que ceci se manifeste.

En reflet de ce que la personne a été pour l’agresseur lors du viol, elle vit dès lors son corps non pas comme celui qu’elle habite, comme lieu de ses désirs et de ses besoins, mais comme un objet sans valeur, sans humanité. Lorsque ces violences sexuelles ont été vécues à un jeune âge, le rapport au corps peut être endommagé encore plus profondément, car il n’a alors pas eu le temps de se construire de manière suffisamment solide avant d’être ébranlé durablement.

Enfin, le lien intime qui unissait la personne à celui qui l’a agressée donne une ampleur considérable à la trahison que représente toujours une agression par un autre être humain. La capacité de faire confiance à nouveau à qui que ce soit d’autre s’en trouve fortement altérée, et il est courant que les victimes se renferment sur elles-mêmes. L’isolement – qui dans un premier temps semble protéger d’un extérieur hostile ou de relations affectives qui font résonner des sentiments douloureux – accentue l’état de souffrance. Il empêche de mobiliser les ressources habituelles, dégrade l’image de soi, et bloque l’accès à des occasions d’être soutenu.

Cependant, même après de nombreuses années de silence, il est toujours possible que les violences sexuelles subies puissent se dire. Ce peut être à l’occasion d’un évènement, d’une rencontre, ou d’un repositionnement subjectif de la personne. Il s’ouvre alors un espace nouveau pour la prise de conscience et l’émergence d’une parole restauratrice.

Un accompagnement possible

Il faut donc du courage et parfois beaucoup de temps pour parler à un tiers des violences sexuelles subies dans le couple. De ce fait, la réaction des premières personnes qui auront à recevoir cette parole sera déterminante. Il est très important qu’à ce moment-là, la personne qui franchit cette étape puisse être reconnue dans sa souffrance et sa parole. Que son récit ou le ressenti de violence soient mis en doute ou minimisés peut avoir des conséquences graves et refermer la possibilité d’en parler, parfois pour des années supplémentaires. La confidence peut être choquante, et l’entourage ou les professionnels sollicités peuvent être tentés de ne pas y croire pour se protéger. Cependant, c’est un moment charnière où être soutenu est essentiel pour la victime.

Au numéro vert des violences sexuelles, ce sont parfois des proches de victimes qui appellent pour être accompagnés dans le soutien qu’ils cherchent à offrir à leur sœur, leur compagne ou leur enfant. Ne pas rester seul avec sa souffrance est essentiel pour des personnes qui ont été victimes d’une intrusion sexuelle, y compris par un partenaire, mais l’entourage peut se sentir démuni pour l’aider. Une écoute professionnelle peut alors être nécessaire pour aider à traverser cette épreuve.

Les principes fondamentaux de cette écoute bienveillante sont l’attitude non jugeante et la reconnaissance de la personne dans son ressenti subjectif. La possibilité de suivre les personnes sur le long terme permet, dans le travail de consultation à SOS Viol, de les accueillir non seulement comme victimes des violences qu’elles ont subies, mais comme des personnes dans la complexité de leur histoire et de leur subjectivité, avec leurs ressources et leur créativité pour faire face aux évènements. Il y a alors toute la liberté d’aborder d’autres sujets dans le suivi, et de respecter le rythme de chacun pour approcher la question des violences sexuelles.

C’est d’ailleurs parfois après un long suivi, entamé après une autre agression sexuelle, ou encore à la suite de celle qu’a vécue un proche, que des violences imposées par un partenaire peuvent être nommées, alors qu’elles étaient jusqu’alors tues, non conscientisées. Cette émergence peut se révéler de façon réservée et pleine de doutes. La relation entretenue avec l’agresseur sème la confusion sur le caractère consenti ou non du rapport sexuel, pourtant vécu avec une certaine violence.

Soutenir le questionnement de la personne, reconnaitre le caractère singulier de chaque situation, proposer une écoute attentive et respectueuse à la personne victime de violence sexuelle, notamment dans le couple, et la respecter dans ses choix, constituent autant de socles précieux. Ils peuvent aider à faire face à l’oubli potentiel des violences subies, et permettre ainsi aux victimes de telles violences d’inventer leur propre chemin pour tenter de les dépasser.

Le viol en Belgique : les chiffres

LE MYTHE : LE VIOL, ÇA N’ARRIVE PAS SOUVENT
La réalité : « En 2014, les statistiques de la police affichaient 3062 plaintes concernant des viols et 180 concernant des viols collectifs. Cela signifie qu’il y a 3 déclarations de viols collectifs par semaine dans notre pays, et chaque jour 8 plaintes pour viol et 10 pour attentat à la pudeur (3567 en 2014). Le chiffre noir ou dark number est encore plus surprenant : plus de 90 % des agressions et des viols ne sont pas déclarés et par conséquent pas repris dans les statistiques de la police. »

LE MYTHE : LES VIOLEURS SONT DES INDIVIDUS AFFREUX ET BIZARRES QUI VOUS SAUTENT SOUDAINEMENT DESSUS
La réalité : « Trois auteurs d’abus sexuel vis-à-vis d’adultes sur quatre connaissent leurs victimes. C’est également le cas pour 62 % des victimes masculines. En ce qui concerne les femmes, l’agresseur est dans 48 % des cas le partenaire, dans 10 % des cas un membre de la famille, dans 13 % des cas une connaissance et dans 7 % des cas une personne faisant partie de l’entourage professionnel. Quant aux agressions sexuelles envers un·e mineur·e, la plupart du temps, l’agresseur est un membre masculin de la famille ou une connaissance. Seuls 15 % des auteurs d’abus sexuel envers des mineur·e·s sont des inconnus. »

LE MYTHE : LE VIOL N’A PAS DE CONSÉQUENCES PERMANENTES
La réalité : « Dans deux tiers des cas, les agressions sexuelles ont un impact permanent sur la santé (mentale) des victimes. Des experts considèrent les conséquences du viol comme un trouble de stress post-traumatique, tout comme c’est le cas pour les témoins d’une guerre. Un trouble peut surgir immédiatement après le viol, mais peut aussi s’extérioriser plusieurs d’années après les faits. C’est souvent le cas pour des personnes qui ont été victimes d’agressions sexuelles pendant leur jeunesse. Les symptômes sont souvent très divers : irritabilité, crises de colère, troubles du sommeil, troubles de la concentration, vigilance démesurée, vives réactions d’angoisse, réactions physiques et mentales dans des situations similaires, revivre les faits, dissociation, cauchemars, éviter certaines situations ou activités, amnésie, problèmes pour exprimer ses sentiments, sentiment de désaffection, accoutumance à la drogue ou à l’alcool, etc. »

Extraits issus du site violencessexuelles.be

(Image en vignette et dans l’article sous CC BY-NC-SA 2.0 ; photographie d’un drap de lit, prise par Manuel Delgado Tenorio, en avril 2013.)