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Musulmans médiatiques : les chouchous et les bannis

Toutes les voix musulmanes ne sont pas audibles dans les médias. Les discours consensuels sont surreprésentés, tandis que les dénonciations du racisme et des discriminations ont plus de mal à passer. Une situation qui n’est pas sans générer frustration et incompréhension au sein des communautés musulmanes.

A l’instar d’une saga de l’été diffusée sur une télé française, le scénario de la « Marche des musulmans contre le terrorisme » de juillet dernier était cousu de fil blanc. D’un côté, des politiques et journalistes piaffant d’enthousiasme devant cette initiative portée par un célèbre écrivain juif et un imam non moins médiatique. De l’autre, une très large majorité de musulmans qui allaient bientôt se voir accuser de ne pas condamner le djihadisme, de par leur frilosité à « marcher contre la terreur ». Une attitude qui peut, en partie, s’expliquer par la personnalité même du co-initiateur musulman, à savoir l’imam Hassen Chalghoumi. Porté aux nues par une classe politicomédiatique française en manque de représentants musulmans, l’homme fait pourtant hurler nombre de ses coreligionnaires, notamment pour ses liens avec le Crif[1.Conseil représentatif des institutions juives de France.] (soutien inconditionnel de l’État d’Israël) ainsi qu’avec des figures médiatiques souvent taxées d’islamophobie, comme l’éditorialiste Caroline Fourest. Son français plus qu’approximatif, ainsi qu’une attitude empreinte de soumission envers des politiques aux accents laïcards, ont fini de ruiner son crédit auprès des musulmans.
En Belgique, aussi, nous avons, en la personne de Hamid Bénichou, une figure musulmane aux positions assimilationnistes, à la fois chouchoutée par les médias et décriée au sein des communautés musulmanes. D’origine algérienne, l’homme a été l’un des premiers immigrés à intégrer la police bruxelloise. Un parcours qui a encouragé certains médias à l’ériger en une sorte d’ « anthropologue des quartiers ». Depuis, pas une émission anxiogène sur les Belges musulmans qui ne soit ponctuée de son intervention. Parfois, pour confirmer les allégations « d’islamisation rampante », parfois pour rassurer : oui, il existe (encore) des musulmans laïcs, qui respectent les principes de l’égalité hommes-femmes, de la séparation de l’Église et de l’État, etc. Avec l’inévitable sous-entendu qu’il en va différemment des musulmans un peu trop « visibles », ou revendicatifs, que ce soit la femme voilée qui souhaite entrer dans l’administration publique ou le travailleur qui demande à pouvoir prier durant ses temps de pause.

Chalghoumi, le musulman chéri

Bien sûr, Hamid Bénichou n’est pas le seul musulman à être convié sur les plateaux télé. Mais, à l’instar d’un Chalghoumi, son exposition médiatique est inversement proportionnelle à sa représentativité au sein des communautés musulmanes. Ses positions sont plutôt partagées par des personnes issues de la première génération de l’immigration, pour qui le sentiment de reconnaissance envers leur pays d’accueil est plus fort que celui d’appartenance. Tout l’inverse de leurs enfants nés ici, qui se sentent Belges à part entière, tout en refusant de renier leur seconde identité culturelle. Pour eux, le racisme et les discriminations sont des expériences intolérables.
Malheureusement, les figures musulmanes qui veulent parler de racisme et de discriminations se voient rarement accorder la parole dans les médias. Au contraire, les journalistes préfèrent tendre le micro à des personnalités plus portées à s’exprimer sur les problèmes intracommunautaires. Un privilège médiatique qui n’est pas sans conséquence. Ainsi, le comédien et metteur en scène Ismaël Saidi se retrouve régulièrement descendu en flammes sur les réseaux sociaux. Derniers sujets de courroux : ses avis sur le rapport des musulmans aux juifs qu’il perçoit comme problématique, ou sur un consumérisme communautaire qui aurait cours durant le mois de Ramadan. Nature des reproches : Ismaël Saidi ne serait pas représentatif des Belges musulmans et n’aurait donc aucune légitimité à s’exprimer sur ces questions. Coutumier de ce type de critique, l’homme ne tient pourtant pas rigueur aux journalistes de le mettre dans une telle position : « Personne ne m’a jamais présenté comme le porte-parole des musulmans. De plus, avant de répondre à des questions qui concernent la communauté musulmane, je précise toujours que je m’exprime en mon seul nom. » Ismaël Saidi trouve également légitime que les journalistes l’interrogent sur des sujets communautaires et/ou religieux : « Avec une pièce comme Djihad, ou un livre intitulé Les aventures d’un musulman d’ici, il faut avouer que je l’ai un peu cherché », répond-il sur un ton badin.
Pour lui, le problème tient, en priorité, à l’esprit grégaire qui animerait les musulmans : « L’expression individuelle est encore mal perçue, surtout lorsqu’il s’agit d’évoquer des problèmes internes à la communauté. On n’est pas censé sortir du rang et intervenir à titre privé. L’image du groupe doit primer et être à tout prix préservée, quand bien même il y aurait des comportements à faire évoluer d’urgence. » Une autre explication aux réactions virulentes que le comédien suscite pourrait, aussi, tenir au manque de diversité des opinions musulmanes qui ont pignon sur médias.
À l’émission C’est pas tous les jours dimanche[2.Émission de débat diffusée le dimanche midi sur RTL-TVI.], on se défend d’inviter davantage certains musulmans plutôt que d’autres. « Le panel des personnalités musulmanes que nous avons déjà reçues est très large : Hicham Abdel Gawad, Hamid Bénichou, Ismaël Saidi, Rachid Benzine, Montasser Alde’emeh… », énumère le journaliste Christophe Deborsu. À nouveau, des figures musulmanes assez consensuelles, lui fait-on remarquer. « Faux. Nous avons aussi invité l’activiste et ancien chroniqueur au journal De Standaard Dyab Abou Jahjah, qui est quand même une personnalité assez “rentre-dedans”, ajoute le présentateur de l’émission. Mais bon, dans le climat actuel, notre but n’est pas non plus d’en “remettre une couche”. Et puis, vous dites que Bénichou est consensuel, mais il ne l’est pas du tout au sein de la communauté musulmane. Quand on parle de “consensus”, il faut savoir de quel côté on veut le voir se former. »

Racistes, les journalistes ?

La réflexion de Christophe Deborsu ne manque pas d’intérêt. Le fait d’inviter un leader musulman au discours « offensif », c’est-à-dire qui dénonce le racisme et les discriminations, reviendrait donc à jeter de l’huile sur le feu dans le climat actuel. A contrario, en conviant quelqu’un comme Hamid Bénichou, les journalistes participeraient à la formation d’un consensus favorable aux musulmans.
Un raisonnement qui n’étonne guère Fabrice Grosfilley. Au cours de son parcours à RTL, puis aux commandes de la rédaction de BX1 et ensuite du service « société » de la RTBF, le journaliste a pu noter les précautions prises par ses confrères/soeurs qui craignent de creuser un clivage socioculturel préexistant : « Pour faire simple : on ne veut pas effrayer l’habitant d’Arlon ou de Rhode-Saint-Genèse. » Lequel, il est vrai, ne croise pas forcément tous les jours des Belges d’origine étrangère. « De manière générale, les grands médias ont du mal avec les opinions qui peuvent être jugées polémiques. On autorise le débat uniquement si les propos exprimés ne risquent pas de déranger outre mesure le public. C’est ce qui explique le succès médiatique de personnalités comme Ismaël Saidi, le comédien Ben Hamidou ou le chanteur Mousta Largo. On a envie de leur donner la parole parce que ce sont – et je mets plein de guillemets – de “bons musulmans”. En tout cas, des musulmans qui entrent parfaitement dans le cadre de la laïcité et auxquels on voudrait que tous les musulmans ressemblent. C’est plus compliqué de tendre le micro à un jeune musulman pratiquant qui réclame un local de prière à son employeur. » Et le journaliste de déplorer la relative homogénéité socioculturelle du microcosme journalistique, qui ne permet pas d’appréhender la réalité sociale dans toute sa diversité : « Il y a bien quelques journalistes de culture musulmane dans les rédactions, mais ils restent encore peu nombreux. De plus, la majorité des journalistes réside dans des quartiers “bobos” et a, de ce fait, des difficultés à comprendre ce qui se passe à Molenbeek, Saint-Josse ou Verviers. » Plus grave, beaucoup de journalistes considéreraient l‘islam comme une menace pour la société ou, à tout le moins, pour la culture belge : « C’est quelque chose de bien intégré et cela confine à une sorte de racisme », conclut Fabrice Grosfilley.

Faire amende honorable

Cette compréhension de la société qui se forme au travers d’un prisme intellectuel occidental et laïc (voire laïciste), Michaël Privot en fait autant les frais qu’il en jouit des bénéfices. D’un côté, parce qu’il est musulman (qui plus est avec un passé frériste qui suscite la méfiance[3.Voir son article dans ce numéro.]). De l’autre, parce que, comme il le souligne lui-même, il n’en reste pas moins un « blanc », au sens sociologique du terme, c’est-à-dire un individu appartenant au groupe dominant. Or, lorsque Michaël Privot intervient dans les médias, c’est tantôt en sa qualité d’islamologue, tantôt sous sa casquette de directeur de ENAR (European Network Against Racism), pour évoquer le racisme de notre société. « Et lorsqu’il s’agit de pointer les failles du groupe dominant, la critique passe toujours mieux si elle émane d’un de ses propres membres », sourit Michaël Privot.
Mais, tout privilégié blanc qu’il soit, le Verviétois évite soigneusement de tenir des propos qui pourraient être perçus comme radicaux. À l’instar de Fabrice Grosfilley, il est convaincu qu’un discours tranché n’est pas le bienvenu dans les médias. « De plus, en tant que musulman, si vous souhaitez prendre part au débat, vous devez aussi donner des gages de “non-radicalité”. Et, très souvent, cela passe par la dénonciation préliminaire de problèmes intracommunautaires. » Antisémitisme, égalité hommes-femmes, liberté de conscience… Autant de sujets qui serviraient aux journalistes à déterminer s’ils ont affaire à un interlocuteur « acceptable » ou, au contraire, à une personne qu’il convient de classer verticalement dans la catégorie des infréquentables communautaristes. Ce préalable ferait office de condition à la recevabilité du message principal de l’interviewé musulman : « Ainsi, pour pouvoir parler du racisme structurel qui sévit dans la société, y compris dans les médias, je vais d’abord devoir admettre qu’un certain nombre de musulmans ont un problème avec la figure du juif, regrette Michaël Privot. C’est quelque chose que quelqu’un comme Dyab Abou Jahjah se refuse à faire. Pas qu’il soit incapable d’évoquer les problèmes intracommunautaires – il suffit de regarder sa page Facebook pour s’assurer du contraire. Mais, s’il va dans un média mainstream, il sait de quel côté penche le rapport de forces. À partir de là, il estime que son rôle est de rentrer dans le dominant, pas de faire un mea culpa communautaire. Cela, le dominant ne le supporte pas. Il a besoin d’être rassuré, notamment sur le fait que les problèmes de racisme ne concernent pas uniquement sa propre communauté. »
L’avantage d’alléger la conscience du journaliste caucasien ou, à tout le moins, de reconnaître les failles qui parcourent les communautés musulmanes ? Cela permet de devenir, peu à peu, une voix musulmane écoutée et respectée dans les médias, ce qui, dans le cas de Michaël Privot, était loin d’être gagné, vu son passé de Frère musulman. Surtout, cela lui permet de multiplier les occasions de remettre au centre des débats les questions de racisme et de discriminations infligées aux groupes minoritaires. Inconvénient de la méthode : le reproche constant de laver en public le linge sale de la grande famille musulmane. « Le fait de donner une certaine publicité aux sujets qui font polémique dans les communautés ne passe pas forcément bien. Selon certains, je donnerais au groupe dominant des armes contre les musulmans. D’aucuns préconisent de n’aborder les problématiques musulmanes qu’en interne. Mais l’interne, à l’heure des réseaux sociaux, ça n’existe pas. Et puis, si l’on considère que nous sommes, aujourd’hui, une composante à part entière de la société, alors nos problématiques concernent la société dans son ensemble, qui a le droit d’en prendre connaissance et de participer aux débats. »

Lutter contre les stéréotypes ? Inutile…

On le voit, la démarche préconisée par Michaël Privot n’est pas sans risques. Citons aussi celui de se laisser entraîner à disséquer tant et plus les problèmes intracommunautaires, au détriment du ou des messages que l’on voulait initialement faire passer.
Un risque qui n’échappe pas à Mohsin Mouedden, qui s’irrite de voir certaines personnalités musulmanes entrer dans ce petit jeu journalistique. Un temps désigné dans les médias comme figure de proue de « la jeunesse des quartiers », le président de l’asbl Les Ambassadeurs de la paix n’en démord pas. Pour lui, les musulmans doivent cesser de « faire de la pédagogie à la télé » : « Si une personnalité musulmane va à l’antenne en se disant qu’elle a pour mission de lutter contre les stéréotypes sur les musulmans, son passage ne servira à rien. Ce n’est pas en ânonnant des « je suis Belge », « j’aime les juifs », « je suis contre les attentats » que l’on sera subitement considéré comme un citoyen à part entière. En agissant ainsi, on parviendra peut-être à rassurer deux ou trois Belges de souche sur dix, tandis que le reste pensera : “Voilà un individu intelligent, qui cache bien son jeu. Raison de plus pour s’en méfier”. »
Comme alternative à ce genre d’attitude pédagogique et apaisante, Mohsin Mouedden encourage les discours qui soient avant tout de nature politique : « Par exemple, lorsqu’un leader musulman se rend à la télévision pour évoquer la problématique de la radicalisation, j’attends qu’il mette les politiques présents sur le plateau face à leurs responsabilités. Plutôt que d’être systématiquement sur la défensive, il faut interpeller les décideurs sur leurs actes et leurs décisions. Comme celle de vendre des armes à l’Arabie saoudite, un État qui diffuse largement l’idéologie wahhabite. Même chose lorsqu’il est question des difficultés auxquelles sont confrontés les quartiers. Trop souvent, j’entends des discours du type “C’est vrai, il y a des problèmes, des dealers en rue, etc. Mais regardez, on essaye de s’en sortir, on crée des associations, des écoles de devoirs, etc., etc.” À la place, il est tout à fait possible d’avancer des arguments solides, des données chiffrées qui, par exemple, prouvent que l’argent destiné à la jeunesse a surtout servi à renouveler le matériel de la police, comme ce fut le cas après les révoltes de 1997, à Cureghem. »
Discours pédagogique, prises de position politiques… L’activiste Rachida Aziz est clairement revenue de tout ça. Et ne vous risquez surtout pas à la présenter comme une « personnalité musulmane » : « Mon identité est multiple. Féministe, queer, femme de couleur, fille d’immigrés marocains… Je refuse que l’on me réduise à une seule étiquette », assène-t-elle d’emblée.
Un temps très présente dans la presse flamande, Rachida Aziz s’est souvent distinguée par ses propos tranchés, à mille lieues du discours consensuel cher aux journalistes francophones. Cette liberté de ton, quasiment inconcevable chez nous, donnerait presque envie d’applaudir les rédactions qui lui ont offert une tribune. Pourtant, Rachida Aziz a choisi de quitter la scène médiatique flamande. À l’origine de ce retrait : la désagréable impression d’avoir été utilisée pour faciliter l’accès de l’extrême droite à la presse du nord du pays. « C’est bien simple, déplore la jeune femme, avec mon discours radicalement décolonial, on me place volontiers à un extrême du panel des personnalités invitées dans les médias. Si un journal m’accorde la parole, il le fera aussi avec un représentant du bord politique qui m’est le plus opposé, à savoir l’extrêmedroite. “Question d’équité”, prétendra-t-on alors. Conclusion : j’ai fini par servir de prétexte à la publication de discours racistes. Raison pour laquelle j’ai décidé de prendre mes distances avec les médias. »
L’activiste bruxelloise n’entend toutefois pas en rester là. Dans un livre à paraître prochainement, elle propose d’appliquer une stratégie originale à l’encontre des médias traditionnels : « La méthode BDS. Boycott, désinvestissement, sanction. Pourquoi la limiter à Israël, alors que l’esprit colonialiste sévit encore ici même, notamment dans les institutions médiatiques et culturelles ? En contrepartie, nous devons développer des médias alternatifs qui s’inscrivent dans une véritable démarche décoloniale. »
On peut bien sûr saluer cette volonté d’élargir l’offre médiatique pour porter des voix discordantes à l’attention du public. Reste qu’il serait regrettable de renoncer à faire évoluer les médias traditionnels. La pluralité des discours est un impératif en démocratie, à partir du moment où ce principe est respecté. Avec un panel élargi de personnalités appelées à s’exprimer dans la presse, les Belges musulmans pourraient enfin s’y retrouver dans leur diversité. Quant à leurs compatriotes non musulmans, ils prendraient sans doute davantage conscience des réalités vécues par cette minorité stigmatisée. Surtout, ils constateraient qu’une parole radicale, qui dénonce les discriminations et revendique une égalité de droits, est très différente d’une parole radicalisée. Elle en est même l’exacte opposée. La première s’inscrit pleinement dans la société, la seconde l’a définitivement rejetée.