Retour aux articles →

Perceptions et réalités de l’État social

NOVEMBRE 2019 : DEUX CHERCHEURS TIRENT UN BILAN POSITIF DE L’ÉTAT SOCIAL*

«L’État social n’a jamais été autant décrié et pourtant il n’a jamais été aussi nécessaire.» C’est par cette phrase que débute l’article de Mathieu Lefebvre et Pierre Pestieau paru dans la dernière livraison de Regards économiques (n° 152, novembre 2019), la revue de l’UCLouvain.
Les deux économistes se disent eux-mêmes surpris par les bonnes performances de l’État social. Ils conviennent, au terme de leur recherche, que son « bilan est globalement positif ». Ils s’interrogent cependant sur les raisons de l’écart entre la perception populaire (subjective) d’une augmentation des inégalités et de la pauvreté et le décalage avec l’évolution des écarts (objectifs) des revenus qui serait tout autre.
Nous retiendrons deux raisons, parmi celles avancées par Lefebvre et Pestieau, pour expliquer cet apparent paradoxe. D’abord, le revenu monétaire ne couvre qu’un aspect des inégalités sociales. En effet, Christophe Rameaux avait déjà montré pour la France que le revenu primaire des 20 % plus riches était en moyenne 8 fois plus élevé que celui des 20 % plus pauvres. Cet écart passait seulement à 7 après impôts et cotisations sociales. Après les prestations sociales et les transferts en nature (santé, éducation…) l’écart n’était plus que de 4. C’est donc la dépense publique, concluait-il, qui redistribue davantage les revenus et réduit les inégalités[1.C. Ramaux, L’État social. Pour sortir du chaos néolibéral, Paris, Mille et une nuits, 2012.]. On peut donc raisonnablement penser que les difficultés d’une proportion croissante de personnes à nouer les deux bouts résulte du montant dérisoire de leur pension de retraite ou encore des mesures récentes qui ont dégradé la sécurité sociale et affaibli considérablement les services publics.
Le financement alternatif insuffisant pour compenser les réductions des cotisations, la suppression de la dotation d’équilibre, le renforcement des conditionnalités et des contrôles intrusifs pour bénéficier d’allocations et les cadeaux à l’industrie pharmaceutique minent de l’intérieur l’État social.
Ensuite, Lefebvre et Pestieau soutiennent à juste titre que l’État providence ne doit pas se limiter aux pauvres mais couvrir la société dans son ensemble. Le ciblage des programmes sociaux sur la seule pauvreté sous prétexte d’efficacité a pour effet de maintenir les pauvres dans la pauvreté et d’augmenter les inégalités sociales. Les deux auteurs soulignent aussi le sentiment dévastateur de déclassement qui touche une partie de la classe moyenne. C’est pour cette raison qu’il faut revenir aux principes fondateurs de la sécurité sociale qui s’adresse à la société dans son entièreté et vise tout à la fois à empêcher le déclassement et la croissance des écarts entre les groupes sociaux.
L’État social est « autant décrié », non pas en raison de son inefficacité supposée, mais parce qu’il procède toujours à une redistribution massive. Il repose d’un côté sur une règle redistributive : chacun contribue selon ses moyens et reçoit selon ses besoins. De l’autre, il déploie une logique de «démarchandisation» qui consiste à mutualiser les richesses privées pour en faire des biens ou services collectifs gratuits ou à moindre prix. Il n’a donc «jamais été aussi nécessaire».

*Chronique “sociale” publiée dans le numéro 110 de décembre 2019.