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Repenser la sécurité sociale avec le revenu de base contre le revenu de base

L’argumentaire en faveur du revenu de base conduit indiscutablement à poser de bonnes questions. Il met le doigt sur des « nœuds » de la réglementation dont tous les observateurs de la sécurité sociale connaissent la difficulté.
Pour l’auteur, les thèses des tenants du revenu de base mettent les partisans d’un perfectionnement « de l’intérieur » de la sécurité sociale – au rang desquels il se compte – au défi d’apporter des réponses innovantes à des problèmes incontestables. Il suggère quelques pistes[1.Le présent texte consiste pour l’essentiel en la version écourtée d’une section de l’article suivant, dans lequel l’on trouvera de très nombreuses références bibliographiques pour étayer le propos : D. Dumont, « Le revenu de base universel, avenir de la sécurité sociale ? Une vue sceptique », Revue de droit social/Tijdschrift voor Sociaal Recht, 2019, n°1, « La quatrième révolution industrielle et le droit social/De vierde industriële revolutie en het sociaal recht » (dir. F. Hendrickx et V. Flohimont), 62 p., sous presse.].

Garantir à tout citoyen un revenu minimum incompressible, quelle que soit sa situation privée et familiale, peu importe le niveau de ses ressources personnelles, et sans la moindre exigence de contrepartie : telle est l’idée du revenu de base, ou allocation universelle.
Accordé sans considération pour la composition du ménage, aux (très) riches comme aux (très) pauvres, et en dehors de toute condition en termes d’efforts d’insertion ou de disponibilité pour le marché de l’emploi, le revenu serait, tout à la fois, individuel, universel et inconditionnel. Que penser de l’audacieuse proposition, défendue avec fougue par ses adeptes de plus en plus nombreux ? Faut-il par exemple partager le lyrisme du philosophe Philippe Van Parijs, son promoteur contemporain le plus connu à l’échelle internationale, quand il dit voir dans l’allocation universelle « une réforme légitimement porteuse d’espérances aussi folles que le furent l’abolition de l’esclavage ou l’instauration du suffrage universel, une utopie mobilisatrice à la mesure de notre temps » ? Ou, avec son co-auteur Yannick Vanderborght, dans leur ouvrage de référence[2.Basic Income: A Radical Proposal for a Free Society and a Sane Economy, Harvard University Press, 2017.], « un élément essentiel d’une alternative radicale à la fois au vieux socialisme et au néolibéralisme » ?

Baissons tout de suite le masque : en l’état, nous sommes du côté des réticents. Non au motif, assez répandu chez les défenseurs de la sécurité sociale, que la popularisation du revenu de base, y compris à gauche, serait nécessairement une nouvelle manifestation de la conversion rampante de la social-démocratie au néolibéralisme et que, corrélativement, le dispositif ne pourrait être autre chose que le cheval de Troie d’un démantèlement des assurances sociales et de l’imaginaire dans lequel celles-ci puisent leurs racines. Il faut en effet souligner le caractère très pluriel de l’idée et prendre acte de la grande diversité de ses légitimations éthiques comme de ses déclinaisons pratiques, ainsi que François Perl l’a fait à plusieurs reprises dans les colonnes de cette revue[3.« La gauche à l’épreuve du revenu de base », Politique n°103, décembre 2017, et « Introuvable revenu de base »,
Politique n°106, décembre 2018.].
En tout cas, dans le scénario où le revenu de base viendrait compléter les dispositifs de protection existants, il nous paraît que la proposition ne mérite pas les disqualifications hâtives dont elle continue à faire souvent l’objet. Plus, les arguments qui militent en sa faveur sont solides : ils méritent à l’évidence un examen attentif par toutes celles et tous ceux qui pensent que les blocages rencontrés par la sécurité sociale sont préoccupants et doivent impérativement être surmontés. L’idée doit être prise plus au sérieux.

Les lignes qui suivent voudraient toutefois faire état d’un certain nombre de motifs de perplexité qui persistent, voire de nettes réserves. Plus précisément, ces lignes viseront à suggérer que si les arguments en faveur du revenu de base mettent très bien le doigt « là où ça fait mal », aujourd’hui, en matière de protection sociale, la médication préconisée n’est peut-être pas pour autant la meilleure façon de résoudre les problèmes mis en exergue. Dit autrement, le plaidoyer pro-allocation universelle aide à notre avis à réfléchir à ce qui pourrait et devrait être entrepris pour faire entrer la sécurité sociale dans le XXIe siècle, mais sans fournir lui-même la solution la plus convaincante aux difficultés pointées à juste titre.

Pour essayer de le montrer, nous allons revenir tour à tour sur les trois caractéristiques clés du revenu de base, à savoir ses dimensions individuelle, universelle et inconditionnelle. Chacune nous amènera à dire en quoi exactement le remède sur la table nous laisse un peu sceptique tout en constituant, dans le même temps, une source d’inspiration féconde pour faire advenir d’autres évolutions que celle proposée. Pour pasticher une formule bien connue en philosophie, nous nous risquerons ainsi à penser « avec le revenu de base contre le revenu de base », c’est-à-dire à essayer de montrer comment l’on peut chercher à repenser la sécurité sociale à partir de l’argumentaire en faveur du revenu de base tout en étant, au moins provisoirement, réticent à l’endroit de la proposition elle-même.

Avant d’y venir, nous soulignerons rapidement que si l’on opte pour la piste, aujourd’hui largement dominante, et à notre avis aussi la moins risquée, de l’introduction d’un revenu de base comme socle plutôt que comme substitut de la sécurité sociale, alors il faut se résoudre à une dose certaine de complexité et se défaire simultanément de la mystification de la simplification radicale, qui donne souvent aux défenses du revenu de base un côté « baguette magique » un peu irritant.

D’abord se défaire du mythe de la simplification libératrice

On sait que l’allocation universelle est une idée éminemment plurielle, défendue aussi bien par des tenants du néolibéralisme que par des écologistes radicaux, qui fait l’objet de déclinaisons très variées.
Laissons ici de côté l’épouvantail popularisé par l’économiste américain Milton Friedman, celui de la garantie à tout un chacun d’un revenu minimum inconditionnel en guise de seule protection sociale, et donc de substitut à l’État-providence. C’est le scénario, aujourd’hui nettement majoritaire au sein des quelques milieux où l’idée a percolé, d’un revenu de base d’un montant modeste, introduit en complément de la sécurité sociale actuelle, qui va retenir notre attention de manière privilégiée.

Dans le contexte belge, on pense tout particulièrement au plan, inhabituellement circonstancié, diffusé en 2016 par l’économiste Philippe Defeyt, ancien chercheur universitaire et personnalité politique écologiste, qui a longtemps présidé le CPAS de Namur.
Tout en s’inscrivant de manière générale dans un cadre de pensée assez proche de celui de Van Parijs, son grand mérite est d’aller beaucoup plus loin que ce n’est habituellement le cas dans l’esquisse du réglage concret de la proposition et de son financement.
Par ces traits, le plan dénote incontestablement au regard de ce qui peut se lire dans la discussion internationale, laquelle demeure en général assez « vaporeuse » quant aux contours précis de la proposition et à son articulation avec les autres dispositifs de protection sociale.

Mais si c’est bien cette voie du perfectionnement des systèmes de protection sociale plutôt que celle de la tabula rasa qu’il faut continuer d’instruire, un mythe persistant relatif au revenu de base doit alors d’ores et déjà être dégonflé : c’est l’idée, omniprésente dans les argumentaires en sa faveur, qu’il s’agirait d’un dispositif extrêmement simple et que pléthore d’avantages vont découler de cette simplicité, par contraste avec l’invraisemblable bourbier bureaucratique que constituerait l’État-providence. Si l’idée même est effectivement très simple dans son expression, sa mise en œuvre, elle, ne manquerait pas de poser maints problèmes délicats, qu’il ne faut pas sous-estimer. On pense en particulier à la nécessité, pour pouvoir l’opérationnaliser, de disposer d’un cadastre exhaustif et à jour de toute la population éligible, de mettre en place un système de paiement fiable qui atteigne effectivement tous les ayants droit – en créant une nouvelle administration qui va venir enrichir la lasagne déjà existante ? –, ou encore d’instituer un système de contrôle permettant de « monitorer » le dispositif et de rectifier les erreurs. Bien plus délicate encore, à notre avis, est l’articulation à penser et concrétiser entre le revenu de base et la sécurité sociale. Si le revenu de base lui-même est simple dans son principe, son arrimage aux autres prestations sociales nécessitera de complexifier la réglementation autant que l’administration de ces dernières, typiquement pour intégrer le revenu de base dans le calcul des ressources propres.

Il faut prendre la mesure de toutes les difficultés rencontrées pour parvenir à universaliser effectivement la couverture en matière de soins de santé, par exemple, ou pour automatiser l’accès à un certain nombre de prestations sociales – toutes choses qui ont parfois l’air « simple » vues de loin –, pour réaliser que la complexité administrative est souvent difficilement évitable. Cette complexité n’est pas le propre d’une sécurité sociale qui serait gangrenée par des règles absurdes aux mains de hordes de bureaucrates maléfiques, par contraste avec une allocation universelle parée de toutes les vertus et aux allures de recette miracle. Bref, sauf à embrasser la mise au rebut complète de l’État social, la simplification drastique régulièrement vantée n’aura pas lieu.

Cela acté, revenons-en au revenu de base et aux interpellations qu’il lance à la sécurité sociale. Faut-il individualiser, universaliser et inconditionnaliser les droits sociaux, et si oui, lesquels ?

Supprimer la catégorie « cohabitant » sans pour autant individualiser complètement les montants

En premier lieu, que penser de la dimension strictement individuelle du revenu de base ? Similairement, les autres prestations sociales doivent-elles rester modulées en fonction de la situation familiale des bénéficiaires ou faut-il tendre vers leur individualisation à elles aussi ? C’est peut-être celle des trois dimensions de la proposition au sujet de laquelle un point de consensus peut le plus aisément être identifié : il porte sur la suppression de la catégorie « cohabitant » dans les différentes branches de la sécurité sociale qui la connaissent (1). En revanche, il n’est guère évident que toute modulation familiale doive pour autant être supprimée (2) , s’agissant du revenu de base comme des autres droits (3).

(1) Mettre fin au taux « cohabitant »
Nombreux sont les observateurs qui, de longue date, constatent et dénoncent les effets pervers de la sélectivité familiale. Ces effets, on les connaît : complexité réglementaire et administrative, biais genré,
interférences significatives dans les choix de vie personnels…
Dans ce contexte, la suppression du statut « infâmant » de cohabitant∙e doit sans doute (re)devenir une priorité. Que l’on vive seul ou en communauté, le montant perçu serait le même. Cette intégration de tous les cohabitants dans la catégorie actuelle des isolés cesserait de décourager la solidarité informelle et permettrait, dans le même temps, de mettre fin aux contrôles de plus en plus intrusifs voire vexatoires des situations et des lieux de vie privés – ainsi qu’aux contestations judiciaires que tous ces contrôles entraînent.

Le scénario d’un alignement du taux « cohabitant » sur celui des isolés, lui-même relevé au niveau du seuil européen de risque de pauvreté, a déjà fait l’objet d’une étude d’impact budgétaire détaillée de la Cour des comptes au début des années 2010. À condition que les moyens nécessaires puissent être dégagés, il est grand temps de faire en sorte que les personnes en bas de l’échelle sociale cessent d’être menacées de perdre de l’argent, et parfois beaucoup d’argent, simplement parce que les circonstances de la vie les amènent à former ou rejoindre un ménage, et d’avoir ainsi à subir des immixtions humiliantes dans l’exercice d’une liberté qui est vue comme évidente pour tous les autres citoyens. Il faut aussi mettre un terme au jeu malsain du chat et de la souris que les bénéficiaires et les institutions sont amenés à jouer malgré eux.

(2) Renoncer à toute modulation familiale ?
Pour autant, faut-il aller jusqu’à gommer toute modulation familiale ? Malgré les difficultés indéniables que celle-ci pose, elle permet aussi de différencier les montants en fonction des besoins, étant entendu
que ces derniers sont objectivement d’ampleur très diverse d’une configuration privée à l’autre, ainsi que le montre la littérature sur les « budgets de référence ».

On pense d’abord, bien évidemment, à la charge d’enfants. Pousser jusqu’au bout  la logique de l’individualisation impliquerait de cesser de s’en préoccuper, en traitant tous les bénéficiaires comme des isolés. À moins de reporter entièrement le poids de cette charge sur les allocations familiales, il y aurait là un recul significatif pour beaucoup d’assurés sociaux, et surtout d’assurées sociales. C’est pourquoi il paraît délicat de se passer entièrement d’un statut de chef de ménage, en tout cas pour les familles monoparentales, c’est-à-dire les parents seuls.
De même, le découpage actuel des catégories donne droit, dans la plupart des branches, à un montant majoré lorsque le bénéficiaire s’acquitte d’une pension alimentaire ou assure la garde alternée d’un enfant. Il serait problématique de revenir sur ce type de technique d’ajustement à la diversité des situations de vie. Le prix à payer d’une individualisation complète des montants serait une grande rigidité et une certaine myopie à l’égard de la disparité des besoins.

(3) Couvrir la charge de famille
Si la complexité du découpage des catégories est indéniable, cette complexité, comme souvent, a ses raisons, et l’ensemble présente en réalité plus de cohérence qu’on ne le perçoit au premier abord. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas chercher à réduire cette complexité, notamment par l’adoption de définitions les plus uniformes possibles d’un certain nombre de concepts ainsi que, plus fondamentalement, par une liquidation du statut de cohabitant.
Mais cela veut dire, par contre, que l’individualisation pure et simple, du revenu de base comme des autres prestations sociales, est peut-être une solution trop linéaire.

Pour poursuivre l’objectif d’assurer la sécurité d’existence tout en respectant davantage la diversité des modes de vie, une autre stratégie ne pourrait-elle pas être d’en revenir à la bipartition des assurés sociaux qui caractérisait la sécurité sociale contributive à la veille du tournant assistanciel des années 1980 ? Cela signifierait distinguer, d’une part, un montant mensuel de base fixé au niveau de l’actuel taux « isolé », idéalement rehaussé jusqu’au seuil de pauvreté, qui constituerait le cas de figure « normal », et, d’autre part, un montant majoré à tout le moins pour les parents qui assument seuls la charge d’un ménage, y compris en cas d’hébergement à temps partiel ?
L’ensemble pourrait encore être complété par divers correctifs sociaux. On pense notamment au statut de locataire, qui tend à impacter considérablement le niveau de vie tout en restant aujourd’hui fort peu pris en compte par la sécurité sociale.

Privilégier l’universalité au ciblage sans pour autant cesser de différencier les prestations

En second lieu, faut-il préférer l’universalité au ciblage ? Les droits sociaux, à tout le moins le revenu de base, doivent-ils être octroyés autant que possible sans condition de ressources et de revenus ? Les arguments qui invitent à privilégier, de
manière générale, l’assurance à l’assistance sont des arguments forts, auxquels nous souscrivons (1). Pour autant, il n’est pas évident que pour mieux lutter contre la pauvreté et le chômage, il faille aller jusqu’à faire systématiquement l’impasse sur les ressources personnelles (2) et, corrélativement, renoncer à ajuster les prestations en fonction du portefeuille de leurs destinataires (3).

(1) Privilégier l’assurance à l’assistance
Même si l’on manque d’études empiriques sur le sujet en Belgique, il semble établi que les prestations ciblées vont habituellement de pair avec des taux élevés de « non-recours », c’est-à-dire de situations où une personne est juridiquement éligible à une prestation mais n’en bénéficie pas effectivement, en raison de leur plus grande complexité administrative et des enquêtes sociales intrusives qu’elles nécessitent.
Elles peuvent aussi générer d’importants pièges à l’emploi. Ce sont là certainement des motifs sérieux de se montrer méfiant à l’endroit des mécanismes de meanstesting, c’est-à-dire de prise en compte des ressources personnelles.

De manière plus générale, un argument de principe clé en faveur de l’universalité est le « paradoxe de la redistribution » qui a été mis en évidence dans un article célèbre, à la fin des années 1990, par les sociologues suédois Walter Korpi et Joakim Palme. Ces derniers soutiennent que les États-providence les plus efficaces dans la lutte contre la pauvreté et les inégalités ne sont pas ceux qui prennent aux riches pour donner aux pauvres, mais ceux qui prennent à tous pour donner à tous. C’est que si la logique « Robin des bois » présente en apparence l’avantage d’éviter le gaspillage, en concentrant les moyens alloués à la protection sociale sur ceux qui en ont le plus besoin, elle s’avère malgré tout empiriquement moins efficace. Pour s’en convaincre, il suffit de penser au cas emblématique des États-Unis. Pour l’expliquer, Korpi et Palme formulent l’hypothèse centrale que le soutien politique en faveur de la redistribution est beaucoup plus vulnérable et enclin à s’éroder dans les pays où l’accès à la protection sociale tend à être conditionné à des seuils de revenus, dans la mesure où les classes moyenne et supérieure doivent alors se tourner vers le marché des assurances privées pour se protéger contre les risques sociaux, et finissent par devenir réticentes à continuer à financer des dispositifs publics auxquelles elles ne sont guère susceptibles d’accéder. Par contraste, les systèmes de sécurité sociale qui font bénéficier toute la population des prestations et des services sociaux peuvent être crédités de bien meilleures performances sur le terrain de la réduction des écarts. On peut songer ici, typiquement, à un pays comme la Suède. Tel est le paradoxe de la redistribution : plus un État-providence concentre ses efforts sur les pauvres, moins il parvient à réduire effectivement la pauvreté.

Ce constat contre-intuitif – surtout en période de disette budgétaire – conduit à défendre la supériorité politique et sociale des États-providence universalistes de type scandinave sur les systèmes anglo-saxons fondés sur le ciblage, les pays continentaux adossés aux assurances sociales à la Bismarck se situant pour leur part à mi-chemin entre les deux. Depuis l’article fondateur de Korpi et Palme, il a été confirmé de manière plus systématique que l’inclusion de la population qui relève du haut de l’échelle sociale dans le jeu de la redistribution accroît sa disposition à contribuer : les citoyens aisés sont bien plus prêts à soutenir (électoralement) l’État-providence lorsqu’eux et leurs proches en bénéficient, par contraste avec les pays – et les branches – où ces mêmes citoyens doivent contribuer sans être éligibles en raison des seuils de revenus. Même si nous n’avons pas connaissance d’enquêtes d’opinion sur le sujet, il n’est pas déraisonnable de penser qu’en Belgique, par exemple, les branches de la sécurité sociale qui bénéficient du soutien populaire le plus large sont sans doute les soins de santé et les allocations familiales (précisément les deux secteurs de la protection sociale les plus proches de l’universalité), les pensions (marquées par des disparités très importantes entre catégories de travailleurs) venant après, et l’aide sociale et le chômage bien plus loin encore.

Le paradoxe de la redistribution est parfois mobilisé par les tenants du revenu de base pour promouvoir celui-ci. L’argument est qu’en raison de son caractère totalement universel, le dispositif suscitera rapidement une large coalition d’intérêts prête à le défendre, et à soutenir de manière plus générale la sécurité sociale ainsi renforcée et élargie. On peut mettre au crédit des défenseurs de l’allocation universelle de chercher à juste titre à revigorer l’universalité contre l’obsession du ciblage dans le débat de société sur l’avenir des politiques sociales. On peut certainement s’accorder avec eux sur l’importance de chercher à améliorer structurellement la redistribution verticale des revenus par des mesures d’envergure, plutôt que de continuer à démultiplier les aides ciblées ponctuelles, sur lesquelles, à force de voir la liste s’allonger, plus grand monde en Belgique n’a de vue d’ensemble, et dont l’efficacité réelle dans la lutte contre la pauvreté demeure par ailleurs une véritable nébuleuse faute d’évaluation : tarifs réduits en matière d’électricité et de téléphonie, prix réduits pour les transports en commun, fonds social « mazout », colis alimentaires, déductions fiscales en tous sens – pour ne rien dire des actions caritatives sponsorisées par de grandes opérations médiatiques one shot. Si l’allocation universelle venait à être financée principalement par un renforcement de la progressivité de la fiscalité des revenus, peut-être constitue-t-elle une voie pour progresser dans cette direction, celle d’un affermissement de la redistribution au bénéfice des plus pauvres.

(2) Faire l’impasse sur les ressources personnelles ?
Mais la (vraie) question est de savoir jusqu’où exactement il faut aller dans l’universalité. Faut-il, dans la conception des politiques sociales, déplacer le curseur vers lui jusqu’à se priver de toute référence aux situations individuelles, y compris aux revenus du travail et à la propriété privée ? Cela, nous n’en sommes, à ce stade en tout cas, pas parfaitement convaincu.

D’abord, la préoccupation de lutter contre les pièges à l’emploi est loin d’être totalement ignorée en Belgique. En témoignent notamment les mécanismes de cumul entre travail et allocations sociales, ainsi que, de manière plus générale, tout l’arsenal des mesures (para) fiscales telles que les crédits d’impôt et les réductions de cotisation sociales sur les bas salaires et les groupes-cibles. Cela ne veut pas dire que ces mesures ne sont pas perfectibles, loin de là, mais bien que, à tout le moins, les pilotes de la sécurité sociale n’ont pas attendu l’idée du revenu de base
pour prendre conscience du problème et tenter de s’y attaquer. Il s’agit, du reste, d’une préoccupation aujourd’hui largement partagée par la plupart des pays européens. Faut-il se débarrasser de ce magma complexe de mesures éparses, au profit de l’allocation universelle ? Dans l’hypothèse où celle-ci consisterait seulement en un revenu-socle, on ne voit pas très bien comment ce serait possible sans régresser.
Outre que le revenu de base ne va pas rendre l’ensemble de la sécurité sociale plus simple à administrer, les dispositifs d’aide sociale ont donc a priori vocation à subsister à côté dudit revenu de base, même si leurs montants seront réduits à concurrence du niveau de ce dernier. Partant, on ne voit pas comment échapper totalement au ciblage.

(3) Différencier les prestations ?
Que faire alors ? Indépendamment de l’éventuelle introduction d’une allocation universelle, une priorité devrait certainement être, un peu comme pour les catégories familiales, de chercher à rapprocher autant que possible les règles de prise en compte des ressources dans les différentes branches de la sécurité sociale concernées, afin de simplifier et harmoniser les règles de calcul. Au demeurant, pareille opération est indispensable si l’on entend progresser significativement dans l’automatisation des droits sociaux, en vue d’endiguer le phénomène très préoccupant du non-recours. Parallèlement, une réflexion gagnerait certainement à être entreprise en vue d’améliorer aussi le design et la cohérence de l’ensemble des mécanismes de cumul, pour mieux garantir que le travail soit pécuniairement intéressant. Des pistes en ce sens existent. Dire comment, sur ces deux fronts, les progrès doivent être engrangés dépasse largement le cadre du présent texte.

On se contentera ici plutôt d’évoquer une ligne d’horizon peut-être susceptible de constituer une alternative convaincante à l’universalité un peu aveugle de l’allocation universelle, qui évite, dans le même temps, les inconvénients bien connus du ciblage « dur » à la manière anglo-saxonne. Cette ligne, c’est celle, de plus en plus souvent évoquée dans les débats contemporains en politique sociale, du targeting within universalism, c’est-à-dire de la différenciation des prestations à l’intérieur d’un cadre de référence général qui est l’universalité. Il s’agit de défendre la priorité de principe des assurances sociales sur l’assistance, afin de réduire autant que possible la nécessité de cette dernière et de lui rendre un caractère véritablement résiduaire. Pour cela, les mécanismes assuranciels doivent disposer de champs d’application les plus larges possible et garantir une bonne protection à l’ensemble de leurs bénéficiaires.
Mais – et c’est cela la dimension de différenciation – ces dispositifs doivent aussi, simultanément, accorder des prestations augmentées à certaines catégories plus particulièrement vulnérables.

En Belgique, c’est du reste déjà ainsi que fonctionnent en réalité l’assurance soins de santé et les allocations familiales : elles couvrent la quasi-totalité de la population et confèrent à celle-ci une même couverture, laquelle est toutefois plus généreuse pour certains groupes, définis en fonction de leur statut social, leur situation familiale ou le niveau des revenus de leur ménage. On pense à l’intervention majorée et au maximum à facturer en matière de soins de santé, et aux allocations majorées du côté des prestations familiales. Si la technique n’échappe pas à une certaine complexité, elle ne présente en revanche pas, ou en tout cas beaucoup moins, le caractère potentiellement stigmatisant des dispositifs assistanciels classiques, dans la mesure où ses bénéficiaires sont logés exactement à la même enseigne que tous les autres en termes de procédure et de « guichet ».
Par ailleurs, le soutien additionnel peut de plus en plus être octroyé automatiquement par les institutions de sécurité sociale compétentes, sur la base des informations en leur possession. La recherche empirique comparative en matière de prestations familiales – la plus avancée pour l’instant – suggère que cette figure de la sélectivité dans l’universalisme serait le moyen le plus efficace de réduire la pauvreté infantile.
Universalité « pure et dure » ou sélectivité bien réfléchie à l’intérieur d’un cadre universaliste, le débat mérite à l’évidence d’être instruit davantage.

Cesser de précariser sans renoncer à insérer

Enfin, faut-il, en troisième et dernier lieu, garantir le droit au revenu de manière inconditionnelle ? Les prestations sociales – en tout cas le revenu de base s’il venait à voir le jour – doivent-elles être déliées des exigences de contrepartie ? De toutes, sans doute est-ce la question la plus sensible, celle qui interroge le plus en profondeur le « logiciel » de notre système de sécurité sociale. Les défenseurs de l’allocation universelle ont ici pour eux des arguments importants, qui tiennent essentiellement, à notre avis, aux dérives d’une certaine activation et à la nécessité d’y mettre le holà (1). Mais la question subsiste de savoir si, pour y parvenir, il est indispensable d’aller jusqu’à rompre avec le principe d’un partage juridique des responsabilités entre l’individu et la collectivité, adossé à l’horizon de l’intégration par le travail (2), et si le problème ne peut pas trouver une réponse plus satisfaisante à l’intérieur plutôt qu’en dehors du paradigme actuel de la sécurité sociale (3).

(1) Contrer l’activation autoritaire
Les travers de la variante autoritaire de l’activation sont aujourd’hui bien connus. Ses effets ont été abondamment documentés, en Belgique comme à l’étranger. La sur-conditionnalisation des droits qui découle de l’hypertrophie de certaines mesures de contrepartie conduit à mettre sur les assurés sociaux une pression excessive. Cette pression apparaît intenable et même contreproductive pour une part significative d’entre eux.

Dans ce contexte, on comprend parfaitement l’attrait exercé par l’appel à garantir à chacun un socle de ressources rigoureusement inconditionnel. Plusieurs observateurs de l’évolution des politiques sociales voient ainsi dans le revenu de base un moyen de mettre les personnes les plus vulnérables à l’abri des mesures de workfare particulièrement stigmatisantes et agressives qui sont déployées dans certains pays, en particulier anglo-saxons. En raison de son inconditionnalité en termes de contrepartie, la garantie d’un revenu de base ménagerait aux bénéficiaires un espace de retrait – une exit option – face aux velléités de plus en plus marquées de forcer leur mise au travail à n’importe quel prix. En retour, elle obligerait les services sociaux à focaliser leur attention sur l’aide à la réinsertion plutôt que sur la sanction.

(2) Renoncer à toute contrepartie ?
On peut certainement s’accorder avec les tenants du revenu de base sur le fait que les contraintes ne peuvent aller jusqu’à saper l’accès aux ressources matérielles nécessaires à la jouissance d’une vie conforme à la dignité humaine. Mais ce point de convergence laisse ouverte la question de savoir jusqu’où il faut aller dans le rééquilibrage de la balance des droits et des devoirs. Jusqu’à quel point faut-il reformater la sécurité sociale dans le sens d’un relâchement de la contrainte, en particulier au regard de la perspective de l’intégration sociale par le travail ?

Si certains promoteurs de l’allocation universelle voient en celle-ci la matérialisation d’un droit au revenu déconnecté du travail, d’autres, attachés eux au maintien du droit au travail, avancent que la garantie d’un tel revenu inconditionnel constituerait la meilleure manière de sécuriser de manière effective la possibilité d’accéder à l’emploi et, éventuellement, de s’engager en parallèle dans des activités socialement utiles. C’est le cas de Van Parijs et Vanderborght, du moins dans leurs derniers écrits – qui, soit dit en passant, sont beaucoup moins marqués qu’auparavant par l’hostilité à la work ethic, c’est-à-dire la forte valorisation par la société de la valeur du travail. Mais c’est le cas aussi de bien d’autres, tels Philippe Defeyt.

Pour discuter ce point clé, il faut revenir sur la question des montants envisagés et s’y arrêter quelque peu. Examinons l’hypothèse d’un revenu de base d’un montant très modique, puis celle d’un revenu d’un niveau plus important.

Soit d’abord le scénario dans lequel le revenu de base serait introduit à un niveau assez faible, de l’ordre de 250 à 300 euros par mois. Au regard de cette hypothèse, on ne cache pas rester un peu circonspect lorsque d’aucuns affirment, après avoir évoqué un montant de cet ordre, qu’en raison de son caractère inconditionnel, le revenu met la personne concernée en position de choisir, parmi les emplois peu rémunérés qui s’offrent, ceux dont l’intérêt ou la plus-value sont suffisants pour justifier qu’elle les accepte. Ou que l’absence d’exigence de contrepartie confère aux plus faibles un pouvoir de négociation leur permettant de refuser des emplois sans avenir.
Puisqu’il est prévu que l’introduction du revenu de base se double de la réduction de la plupart des prestations sociales et du salaire minimum – à tout le moins, s’agissant de ce dernier, de la part prise en charge par l’employeur – à concurrence de son montant, les revenus nets du travailleur rémunéré au salaire-plancher et du chômeur ou du bénéficiaire de l’aide sociale qui ne travaille pas demeureraient inchangés. Ces personnes recouvreraient-elles un réel pouvoir de négociation face aux employeurs et aux institutions de sécurité sociale du seul fait qu’une très modique part de leur revenu total serait désormais totalement inconditionnelle ? À moins d’être passé à côté d’un élément important, on ne voit pas comment il est possible de le soutenir sérieusement.
Le revenu-socle dont chaque citoyen aurait la certitude de disposer en toutes circonstances serait, dans cette hypothèse, d’un montant si faible que l’on ne perçoit pas en quoi il permettrait de garantir un niveau de vie minimalement décent, ni comment il mettrait les personnes les plus précaires en position de refuser les emplois et les démarches de nature humiliante qui leur seraient proposés.

On doit donc demeurer perplexe quand on lit, sous la plume de Van Parijs et Vanderborght, que le revenu de base « n’agit pas aux marges de la société mais affecte les relations de pouvoir en leur cœur même. Son point n’est pas juste de soulager la misère mais de tous nous libérer. Ce n’est pas simplement une façon de rendre la vie sur terre supportable pour les démunis, mais un ingrédient déterminant d’une société transformée et d’un monde enviable ». Couplées à l’invitation répétée à ne pas focaliser son attention sur la question du montant, comme si celle-ci n’était pas déterminante, ces formules aux accents un peu messianiques mettent mal à l’aise par leur défense très « principielle » du revenu de base. En politique sociale, on ne peut pas s’accrocher à des impératifs catégoriques sans faire de leur impact – ou de leur absence d’impact – dans le monde réel une préoccupation majeure. « Tous libérés » et « une société transformée », avec quelques centaines d’euros par mois ?

En revanche, on ne saurait faire le même reproche au scénario d’un revenu de base d’un montant plus significatif, proche par exemple du seuil de pauvreté ou, a fortiori, fixé aux alentours du salaire minimum.
Dans cette configuration, et à supposer qu’elle soit finançable – ce qui n’est pas un mince problème, ainsi que l’a souligné ici, à juste titre, Daniel Zamora[4.K. Evangelista et D. Zamora, « Un revenu de base “de gauche” est-il pensable ? », Politique, n°104, juin 2018.] –, l’allocation universelle entraînerait bien une dissociation inédite entre le revenu et le travail productif. Du coup, elle conférerait réellement le pouvoir de refuser un emploi jugé trop rebutant ou mal payé, tout comme elle autoriserait les usagers de services sociaux reconvertis dans le rôle de garde-chiourme à se passer de leur « soutien ». Elle pourrait également être de nature à encourager, dans une perspective de transition écologique et sociale, le développement du travail à temps partiel volontaire et, partant, soutenir la prolifération des activités socialisantes non rémunérées comme le bénévolat, l’engagement associatif, l’expérimentation économique, les soins aux proches (care), bref, nous engager sur la voie d’une société post-croissance.
La mise en place d’une prestation sociale universelle délibérément déconnectée de l’exigence de principe de prester ou de chercher à prester une activité productive sanctionnée par le marché en serait la clé de voûte.

Sans avoir de point de vue tranché et définitif sur la question, la proposition éveille à ce stade en nous un certain nombre de réserves, même si l’on en comprend bien la force. On peut en effet se demander si, dans la variante indiquée, en vogue dans les milieux écologistes, l’allocation universelle ne risquerait pas d’accroître le piège de la dualisation plutôt que de le surmonter, en dépit des intentions généreuses de ses promoteurs. Est-ce que l’institutionnalisation d’un revenu de base d’un montant suffisant pour libérer de l’angoisse alimentaire ne conduirait pas, dans les faits, à une coupure accrue de la société entre les productifs et ceux décrétés « inutiles » ? En abolissant l’exigence du travail productif, le revenu d’existence pourrait avoir pour effet d’entraîner les individus en situation de précarité, les mères au foyer, les personnes souffrant d’un handicap… à rester enfermés dans la sphère privée des activités microsociales. Si tel est le cas, le système induirait alors une radicalisation du partage de la société en deux, comme l’écrivait André Gorz – avant de se rallier sur le tard à l’idée : « D’un côté, les maniaques du rendement et les passionnés du gain, accaparant le travail macrosocial et l’espace public ; de l’autre côté, une masse d’allocataires voués aux activités privées et aux échanges conviviaux ».

Sur le plan de l’égalité entre femmes et hommes en particulier – assurément un sujet de préoccupation central aujourd’hui –, on peut se demander si, sociologiquement, tout n’invite pas à redouter que l’un des effets les plus immédiats d’une allocation universelle résiderait dans le retrait de nombreuses femmes hors du monde de l’emploi, au profit, si l’on peut dire, d’un cantonnement dans la sphère domestique.
Pour leur part, P. Van Parijs et Y. Vanderborght affirment que « dans pratiquement n’importe quel scénario imaginable, les femmes sortiraient bien plus gagnantes que les hommes de l’instauration d’un revenu de base, que ce soit en termes de revenu ou de choix de vie ». Cela reste à voir : est-ce que ce ne sont pas en effet les femmes qui risquent de décrocher les premières du marché du travail, parce qu’elles bénéficient souvent de moins bonnes conditions de travail que les hommes, et plus encore parce qu’elles continuent dans les faits à assumer la majeure part des charges familiales et ménagères ? Doté d’un montant significatif, le revenu de base ne risque-t-il donc pas d’avoir pour incidence de salarier de facto la fonction maternelle et, partant, d’avoir pour un certain nombre de femmes l’effet – pas franchement émancipateur – de les confiner au foyer ?

Soutenir que, « dans pratiquement n’importe quel scénario imaginable », les femmes vont nécessairement voir leur sort amélioré par le revenu de base, n’est-ce pas rester un peu aveugle devant tout ce réseau de contraintes et de déterminants socio-culturels en raison desquels une allocation monétaire n’est pas également convertible par toutes et tous en capacité d’autodétermination, pas plus qu’elle n’est automatiquement bénéfique en termes d’intégration sociale ? À l’objection, il sera rétorqué que donner une « option » supplémentaire aux individus vulnérables – ici, en particulier, les femmes en bas de l’échelle sociale – n’entraîne pas par définition leur relégation, dans la mesure où ce n’est pas parce que l’on se refuse à contraindre à l’activité qu’on empêche celle-ci. Et où soutenir le contraire revient à sombrer dans une forme de paternalisme autoritaire, qui prétend mieux savoir que les moins bien lotis eux-mêmes ce qui est bon pour eux. À chacun∙e de mener sa vie comme il ou elle l’entend, en somme. Parce qu’elle se présente comme débarrassée de tout paternalisme moralisateur, la posture peut paraître séduisante, certainement dans les contextes nationaux où sévissent les mises en forme autoritaires de l’activation. Mais, radicalisée, elle fait à notre avis trop bon marché des vulnérabilités sociales, psychologiques et culturelles, en raison desquelles cette stratégie libertaire du up to you risque de s’avérer faussement émancipatrice, notamment sur le plan de la lutte contre les inégalités de genre.

Bref, selon le montant envisagé, symbolique ou important, n’oscille-t-on pas entre, d’un côté, une allocation-gadget et, de l’autre, quelque chose qui risque de fonctionner en pratique comme une forme d’allocation d’assistance universelle ? Ou bien un dispositif prétendument « radical » dont on n’aperçoit pas bien la plus-value réelle, ou bien un vecteur d’accroissement de la dualisation de la société entre les hyperactifs et celles et ceux qui sont cantonnés en marge de la vie économique et sociale ?

(3) Trouver une réponse dans le paradigme actuel de la Sécu
Que faire alors, demandera-t-on ? Les sceptiques du revenu de base ont ceci d’irritant pour ses partisans, on imagine, que tout en s’affichant pour la majorité d’entre eux comme « progressistes », ils restent souvent fort évasifs au sujet de leur propre horizon normatif.

Pour ce qui nous concerne, il ne nous semble pas souhaitable de rompre avec le principe au fondement de tous les systèmes de protection sociale : celui qui consiste à lier juridiquement, pour les membres de la population active, l’octroi par la collectivité d’un revenu de remplacement ou d’aide sociale à une exigence de contrepartie individuelle, exigence de contrepartie elle-même inscrite dans l’horizon de l’intégration socioprofessionnelle. Nous pensons en effet qu’il est opportun de valoriser la participation à la fois comme perspective et comme contrainte, comme droit et comme devoir, autrement dit comme responsabilité partagée.

Nous avons dit notre crainte que l’institutionnalisation d’un droit à une garantie de revenu déconnectée du travail, en tout cas doté d’un montant significatif, alimente en pratique un effet d’éviction hors du marché de l’emploi dans le bas de l’échelle sociale. C’est pourquoi le scénario que nous sommes pour l’instant enclin à privilégier est celui d’un développement de la logique de l’activation mais – et la précision est de taille – d’une activation qui, bien entendu, ne s’apparente pas à la mise sous tutelle coercitive des ayants droit. Lorsque l’activation se traduit dans les faits par une mise sous condition accrue du maintien des allocations, le bénéficiaire dit activé est paradoxalement sommé de se reprendre en main, voire de « s’intégrer », tout en étant moins bien assuré qu’auparavant de percevoir les moyens matériels élémentaires d’assurer sa subsistance. Ce glissement a ceci de contestable qu’il conduit à transférer aux ayants droit, et dans les faits surtout aux plus fragiles d’entre eux, une part accrue du poids d’une situation sur laquelle, bien souvent, ils n’ont que peu de prise. Tout cela, on l’a bien compris.

Notre point central est que, malgré ses mises en forme trop souvent culpabilisantes, l’idée de la responsabilisation peut s’analyser aussi comme une promesse. Une promesse encore inaboutie et bien peu actualisée dans les  dispositifs en place, certes, mais une promesse quand même.
Cette promesse, c’est celle d’une prise plus au sérieux de la parole et des difficultés éprouvées par les bénéficiaires.
C’est qu’à côté des dérives disciplinaires que l’on sait, la responsabilisation peut également prendre la forme de l’empowerment, ou capacitation, par le biais d’un meilleur accompagnement.
Dans cette perspective, activer ou responsabiliser un allocataire social ne signifie plus lui imputer l’entière faute de « sa » situation, mais plutôt chercher à le mettre concrètement en mesure de recouvrer la maîtrise de celle-ci et à l’impliquer dans la réalisation effective de ses propres droits. Réellement responsabiliser, c’est restaurer, faire advenir l’aptitude à être responsable de soi-même, et non présupposer cette aptitude.

La perspective qui se dessine ainsi, s’agissant de la difficile problématique de la contrepartie, consiste en la consécration conjointe d’un droit à l’allocation sociale et d’un droit à l’insertion socioprofessionnelle, l’un et l’autre assortis, en retour, d’une obligation de participer activement à la réalisation du trajet de réinsertion convenu. Il s’agit, comme le suggère le juriste français Robert Lafore, de chercher à tenir une ligne de crête entre la garantie d’un droit aux ressources, d’un côté, et, de l’autre, la volonté de ramener les allocataires vers l’emploi par une norme de mise en activité.
C’est en réalité ce que préfigurent déjà, depuis longtemps, certaines pratiques de travail social développées par les CPAS dans le cadre des projets individualisés d’intégration sociale qui accompagnent l’octroi du revenu d’intégration.

À notre estime, l’enjeu central de la politique sociale doit donc continuer à être de tenter d’établir un point d’équilibre satisfaisant entre la responsabilité collective et la responsabilité individuelle dans la couverture des risques, ainsi que la sécurité sociale cherche à le faire depuis qu’elle a été créée. Mais il y a urgence à poursuivre la réflexion : ne pas parvenir à penser et mettre effectivement en œuvre une « conditionnalité juste », qui débouche sur une mise en balance équitable des droits et des devoirs, constituerait incontestablement un argument fort en faveur d’un revenu inconditionnel.

Bonnes questions, mauvaise réponse ?

Le revenu de base constitue-t-il l’« utopie réaliste » dont notre sécurité sociale a besoin pour entrer dans le XXIe siècle ? Sans fermer totalement la porte, nous avons exprimé plutôt un certain scepticisme. Nos préventions tiennent essentiellement à la crainte que la consécration d’un revenu à la fois strictement individuel, totalement universel et radicalement inconditionnel constitue une réponse trop linéaire aux difficultés. Les catégories familiales induisent des immixtions dans la vie privée ? Supprimons-les toutes.
Le ciblage crée des pièges à l’emploi ? Abandonnons toute prise en compte des ressources et des revenus dans le réglage de la redistribution. Les mesures d’activation des bénéficiaires vont trop loin dans la coercition ? Débarrassons-nous de toute forme de contrepartie. La sécurité sociale est trop complexe, de manière plus générale ? Eh bien, faisons preuve de bon sens et simplifions drastiquement la lasagne. Au rebut, en particulier, les « bureaucrates » – une formule récurrente, dans les écrits des défenseurs du revenu de base, pour désigner celles et ceux qui font fonctionner les institutions de sécurité sociale et les services publics de l’emploi et de la formation au quotidien.

L’argumentaire en faveur de l’allocation universelle conduit indiscutablement à poser de bonnes questions. Il met le doigt sur des « nœuds » de la réglementation dont tous les observateurs de la sécurité sociale connaissent la difficulté, mais qui n’en restent pas moins peu investigués et encore moins résolus – les catégories, le calcul des ressources, les contreparties, parmi d’autres. Ces problèmes doivent être affrontés. Mais la prise en compte de la diversité des situations, de l’hétérogénéité des besoins, des limites budgétaires, des arbitrages difficiles à opérer entre aspirations contradictoires… la prise en compte de toutes ces contraintes a tôt fait de faire resurgir les exceptions, les modulations, les aménagements, les différenciations, bref, de la complexité : sans l’affectionner en soi, cette dernière paraît difficilement évitable.

Après avoir formulé nos objections, nous nous sommes risqué à esquisser quelques suggestions, encore fort embryonnaires, en vue de rencontrer les difficultés relevées, à raison, par les défenseurs du revenu de base, mais en empruntant une autre voie, celle d’un perfectionnement de la sécurité sociale « de l’intérieur », à partir de ce qu’elle est. Sans doute ce chemin dépitera-t-il les tenants de radicalité et les amateurs des frissons que celle-ci procure.
Le fine-tuning et les petits pas sont moins exaltants que la révolution. En revanche, ils ont peut-être pour eux – tel est du moins notre espoir – une plus grande réappropriabilité par les principaux acteurs de notre modèle social que l’horizon éthéré d’un « grand soir » de l’État social.

Les quelques pages qui précèdent n’ont bien entendu pas la prétention de clore le sujet, qui est d’ailleurs là pour rester. La problématique est d’importance et la réflexion doit assurément être poursuivie. Des arguments peuvent ainsi certainement être opposés à nos préventions comme à nos contrepropositions. Pour ce qui nous concerne, qu’il nous soit encore permis de dire, à l’attention du camp des agnostiques, des sceptiques et plus encore des adversaires déclarés du revenu de base, que le rejet de la proposition devrait conduire à un surcroît d’imagination dans leur (et donc notre) chef, pour enrichir le débat. C’est que là où les critiques de l’allocation universelle sont souvent décevantes – et nous ne prétendons pas y échapper totalement –, c’est dans l’absence de contre-propositions un tant soit peu élaborées. Or, on ne sortira pas l’État-providence de l’ornière par la seule multiplication des appels incantatoires à restaurer le « moment 1945[5.Pour un premier essai de narratif en faveur d’un renouvellement du pacte social d’après-guerre qui soit à la hauteur des enjeux de notre siècle, voir le Manifeste pour un nouveau pacte social et écologique. Quel État social pour le
XXIe siècle ?, Bruxelles, 2018, 51 p., en ligne sur http://pactesocialecologique.org.] ».

Les chantiers sont nombreux. La modulation familiale des montants, la fluctuation des prestations en fonction de l’importance des ressources personnelles et le calibrage des exigences de contrepartie en constituent trois particulièrement urgents. Ces problématiques ne peuvent plus continuer à être délaissées en raison de leur complexité technique. C’est justement tout l’intérêt de l’argumentaire en faveur du revenu de base que d’avoir contribué à mettre en lumière : premièrement, la nécessité de donner plus d’autonomie aux assurés sociaux dans leurs arrangements en termes de vie familiale ; deuxièmement, de prendre à bras-le corps la problématique des pièges à l’emploi et du non-recours ; et, troisièmement, de rééquilibrer la balance des droits et des devoirs. Cela à rebours des tendances, respectivement, au « flicage » des bénéficiaires, au ciblage trop parcimonieux des moyens et à la sur-conditionnalisation des droits. Autant de dossiers désormais à instruire en priorité.

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