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Voile : faire baisser la pression

À qui profite la curée politique et médiatique qui a pris frénétiquement un bout de tissu pour objet? À la laïcité et à l’émancipation féminine? Au dialogue des cultures? À l’émergence d’un islam européen ? Il faut de toute urgence arrêter le massacre et changer de méthode.

Les camps sont bien tranchés. Les coups s’échangent dans la presse et devant les caméras. Pourtant, des deux côtés, il se trouve une majorité d’incontestables démocrates sensibles aux discriminations de tous ordres et qui sont insoupçonnables d’un point de vue féministe ou antiraciste (pour prendre les deux étendards les plus fréquemment brandis dans cette affaire). Malheureusement, ils ont des alliés encombrants. Ainsi, le Vlaams Blok n’est pas le moins actif dans la croisade contre l’islam qui reste plus que jamais son fonds de commerce. Tandis qu’en face, certains courants intégristes qui n’hésitent pas à faire la police des mœurs au sein de la population musulmane cherchent à profiter de l’aubaine pour imposer leur leadership. Ces cousinages contre-nature devraient faire réfléchir: est-ce là le clivage dont nous rêvons? Quel est le noyau du désaccord? Il est difficile de nier que, dans la tradition musulmane dominante, le fait d’imposer à la femme, et à elle seule, de se couvrir la tête par pudeur, est un signe visible de son infériorisation. Même quand le foulard est librement choisi — il existe des servitudes volontaires sous toutes les latitudes –, même quand il est détourné de son sens lorsque des femmes le récupèrent pour se mouvoir plus librement dans l’espace public. Car elles y accèdent alors plus ou moins camouflées, et cette obligation de camouflage est bien une discrimination. Tout est dans l’appréciation de cette discrimination dans l’échelle de toutes celles dont notre société est affligée. Et dans la manière de la combattre pour que le remède ne soit pas pire que le mal. Depuis toujours, un vieux principe trouve à s’appliquer aux mouvements de libération: l’émancipation se conquiert de l’intérieur, par le mouvement même des personnes qui se libèrent et qui gagnent en même temps leur dignité du fait qu’elles prennent leur destin en main. Toute libération «imposée» de l’extérieur par des despotes éclairés ne peut aboutir qu’au résultat inverse: ainsi, l’athéisme officiel des régimes communistes a t-il été le plus efficace des agents recruteurs pour les messes dominicales. On peut poser deux limites à ce principe. D’abord quand les effets de la domination sont tels qu’ils génèrent des séquelles graves et irréversibles. Ainsi, l’excision des femmes est un crime indiscutable qu’aucun particularisme culturel ne saurait justifier. À l’évidence, l’imposition du foulard n’est pas de cet ordre. Ensuite, quand la puissance de la domination est telle qu’aucune révolte contre elle n’est même envisageable. Dans ce cas, un petit coup de pouce de l’extérieur peut être bienvenu, à condition qu’il soit demandé de manière non équivoque par des personnes effectivement représentatives du groupe concerné. Est-ce le cas ici? Que pensent les jeunes femmes musulmanes de Belgique, voilées et non voilées? Sont-elles demandeuses de lois et de règlements pour les protéger des hommes de leur communauté? À ce stade-ci, peu d’indices vont dans ce sens. Espérons que la Belgique échappera au ridicule de la situation française, où les femmes de culture musulmane qui défendent l’interdiction du foulard sont les nouvelles coqueluches des plateaux de télévision, tandis que celles qui s’y opposent sont décrétées manipulées par les «barbus».

Laïcité, neutralité

La France est laïque, la Belgique est neutre. Elle traite les cultes reconnus et la laïcité philosophique à égalité sans les renvoyer à la sphère privée, leur permettant même de concourir à l’organisation du service public en affichant leurs convictions. Résultat : la majorité des enfants sont scolarisés dans des écoles libres d’obédience catholique, tandis que la majorité des patients fréquentent des hôpitaux « privés » dont une partie est l’émanation d’une université catholique ou de mutualités chrétiennes. Tant dans la santé que dans l’enseignement, une loi ne s’appliquerait qu’à la minorité des établissements de statut strictement public, sans pouvoir s’imposer aux autres pouvoirs organisateurs dont certains sont ecclésiastiques et nullement disposés à faire l’impasse sur leur singularité. Est-ce équitable? Si on estime que la prolifération des signes religieux à l’école et à l’hôpital est un grave problème de société — ce qui reste à démontrer –, une même règle ne doit-elle pas s’appliquer à tous? Peut-on demander à des élèves ce qu’on n’a pas le droit de demander à toutes les institutions financées par l’argent public et susceptibles de les accueillir? Seul un vrai pacte de société (qui ne saurait se réduire à un accord entre partis politiques) peut dégager des formules d’accommodement raisonnable que les diverses parties accepteraient librement et qui pourraient être intégrées à une charte éthique du service public, que celui-ci soit «organique» ou «fonctionnel». Cette méthode pourrait d’ailleurs aussi s’appliquer au monde du travail. Il faut prendre le temps de l’écoute et du dialogue. Avec les femmes musulmanes d’abord. Avec tous les acteurs collectifs ensuite. Écouter les doléances des uns et des autres, les confronter, rechercher des voies médianes si nécessaire. Et sans donner l’impression que le résultat d’une telle consultation est connu d’avance. C’est possible, à condition de faire baisser la pression. Et donc de couper de toute urgence l’herbe sous le pied des boutefeux qui sont en train d’empoisonner le climat au risque de rendre toute solution impossible.