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André Gorz, le passeur

Gorz et Trentin étaient de la même génération. Mais là où Trentin était le produit de la meilleure tradition du mouvement ouvrier italien, Gorz était l’image de l’intellectuel cosmopolite à moitié juif issu de la Mitteleuropa. Il fut un penseur majeur du dernier demi-siècle, pas un homme d’action. Mais c’est l’œil rivé sur l’action qu’il élabora sa réflexion. Dans ses premiers ouvrages politiques (Stratégie ouvrière et néocapitalisme, 1964, Le socialisme difficile, 1967 et Réforme et révolution, 1969), il a tenté de dépasser l’affrontement stérile propre à la gauche française entre une gauche de gouvernement discréditée, un parti communiste archaïque et une extrême gauche au léninisme caricatural. Et c’est en Italie qu’il trouvera son inspiration, précisément chez des syndicalistes rénovateurs comme Bruno Trentin et Vittorio Foa. C’est à partir de leur pratique qu’il va développer une théorie du réformisme révolutionnaire, comme tentative de dépasser le dilemme insoluble «réforme ou révolution?». La pulsion libertaire de 68 et la fin des Trente Glorieuses le conduiront encore plus loin. Une critique radicale du productivisme, y compris dans sa version la plus redistributrice, le mènera à la rupture avec quelques fondamentaux du marxisme classique. À partir des Adieux au prolétariat (1980), il contribuera au corpus encore en formation de l’écologie politique. Chez Gorz, le travail et le salariat cessent d’être les points de départ de toute action transformatrice. Pour lui, le malheur humain est désormais bien plus dans l’aliénation que dans l’exploitation. Tout rapport salarial est un malheur. Les Adieux au prolétariat constituent un plaidoyer convainquant pour la sphère autonome des échanges gratuits et non marchands. Le prix à payer de cette évolution, c’est qu’il est désormais impossible d’identifier encore un agent principal et une scène centrale de la transformation sociale. Désormais, la contestation du capitalisme/productivisme sera plus éclatée. Ce sera sa force et sa faiblesse. Bruno Trentin termina son parcours politique dans la peau d’un député européen postcommuniste déjà très assagi. André Gorz se rapprocha dans les années quatre-vingt de l’autre grand penseur de l’autonomie, Ivan Illich (Une société sans école, La convivialité, Nemesis médicale…), lui aussi intellectuel cosmopolite né trois ans plus tard dans la même ville de Vienne, comme lui de souche à moitié juive, et disparu en 2002. Paradoxe ? Ces deux déracinés furent les penseurs les plus puissants de l’écologie politique en tant que tentative d’enraciner l’utopie dans le concret. André Gorz fur un passeur du rouge au vert. Son parcours restitue à l’écologie politique sa véritable généalogie.