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Espagne : Podemos, politiser l’indignation

Comme prévu, les élections parlementaires du 20 décembre 2015 ont mis fin au bipartisme. Si les deux partis qui ont gouverné alternativement l’Espagne, le Parti populaire (PP, droite) et le Parti socialiste (PSOE) sont arrivés premier et second du scrutin – malgré une perte cumulée de 4,2 millions de voix et de 89 sièges –, aucun n’est en mesure de constituer une coalition majoritaire…

Depuis la chute de la dictature franquiste, cette situation est une première. Pour tout compliquer, la Catalogne, lors de la formation de son gouvernement régional, mettait son indépendance à l’agenda. L’apparition, en janvier 2014, du parti Podemos, est une réponse à une spécificité espagnole. Celle-ci est constituée de trois ingrédients principaux : des mesures d’austérité drastiques imposées par les institutions européennes et assumées tant par le PP que par le PSOE ; une corruption endémique affectant ces deux partis ; un « malaise constitutionnel » issu de l’héritage national mal digéré lors de la transition de la dictature à la monarchie parlementaire. La combinaison « austérité + corruption » a déclenché une vague de mobilisations sociales sans précédent. L’occupation de la Puerta del sol à Madrid a mis le feu aux poudres. À travers tout le pays, les occupations de places, les manifestations de rue se multiplient. De nombreux mouvements sociaux, porteurs de revendications alternatives, surgissent comme des champignons : Democracia Real Ya, Juventud Sin Futuro (Jeunes sans avenir), Plataforma de Afecatados por la Hipoteca (mouvement contre les expulsions), Estado de Malestar (État du mal-être par opposition à État social) et des dizaines d’autres collectifs se développent. Toutes ces résistances sectorielles convergent régulièrement en « marées » colorées thématiques : marée blanche contre les privatisations de la santé, marée verte pour un enseignement public de qualité… Une nouvelle génération découvre la vie politique tandis que les anciennes se remettent à y croire. Mais même de puissants mouvements sociaux n’échappent pas à l’épuisement. Occuper des places ne suffit pas. C’est ici qu’intervient le flair des initiateurs de Podemos.

Madrid, Barcelone…

D’abord, ils comprennent que le moment est venu de convertir l’indignation en énergie pour un changement politique. Ensuite, ils estiment que celui-ci ne viendra pas d’un quelconque parti existant, pas même de la gauche radicale. Aucune de ces formations ne dispose de la légitimité pour être le prolongement politique des mouvements sociaux. Le timing est ici essentiel. C’est au moment où la protestation de rue faiblit qu’une soixantaine d’universitaires et de militants, souvent issus de la gauche radicale, lancent un appel à investir le terrain politique. Ce sera un succès inespéré. Cinq mois après l’appel de janvier 2014, Podemos rassemble 1,25 million de voix et décroche cinq sièges au parlement européen. Un an plus tard, en mai 2015, des dizaines de sièges sont acquis dans les parlements régionaux. Plus remarquable encore, lors des élections municipales, des grandes villes comme Madrid, Barcelone, La Corogne, Saragosse, Cadix… sont conquises par des coalitions de gauche inédites associant Podemos à d’autres formations de gauche (Izquierda Unida, Equo…) et des groupes d’action locale. Les résultats ne se font pas attendre. Sur le plan éthique d’abord : plafonnement des rémunérations des édiles, suppression des voitures de fonction et de divers avantages personnels… Ensuite au niveau de la gestion : dans le cadre de leurs compétences, ces municipalités s’engagent dans la réduction de l’endettement, mette un point d’arrêt aux privatisations et aux expulsions, prennent des mesures écologiques… De plus, ces municipalités s’organisent en réseau en vue d’échanger des expériences mais aussi pour établir un rapport de forces de fait. Cette aspiration au changement se prolongera jusqu’aux élections parlementaires du 20 décembre. À cette occasion, l’establishment et ses médias vont promouvoir Ciudadanos, un parti qui existe depuis plus de dix ans en Catalogne, comme un parti « anti- Podemos » tout neuf, aux mains propres mais raisonnable, afin de capter une partie de l’électorat Podemos pour en faire la roue de secours du PP dans le cadre d’une coalition de droite en phase avec les directives européennes. Le parti d’Albert Rivera obtiendra, avec 13,9% et 3,5 millions de voix, un beau score, mais en-deçà des espérances placées en lui.

Catalogne, Valence, Galice…

Et pourtant, l’opération « Ciudadanos » s’annonçait bien. Certains sondages prédisaient l’écroulement de Podemos ramené à 10-12 %. Podemos entame alors sa remontada pour reconquérir le terrain perdu. Résultat : 20,6%. Il ne dépasse pas le PSOE pourtant en chute libre, mais apparaît pourtant comme le véritable vainqueur des élections. Grâce aux coalitions régionales qu’il avait forgées (Catalogne, Galice, Valence), Podemos obtient cinq millions de voix et 69 sièges, et se retrouve troisième courant politique à l’échelle du pays. Le terme « courant politique » a ici tout son sens. Les succès obtenus dans les villes et les régions dépassent le seul Podemos. La mouvance issue du mouvement des indignados est plus large et dispose d’autres canaux d’expression, comme en Catalogne sous la forme de courants de la gauche radicale et nationaliste (CUP) ou dans l’entourage de la maire de Barcelone, Ada Colau. D’ailleurs, dès mai 2015, Podemos a dû faire face à des critiques sur sa gauche suite à son refus de constituer pour les législatives des listes plus larges d’unidad popular à l’image de celles qui ont permis la conquête de municipalités-clés. Cette réticence trouve ses racines dans les conceptions stratégiques et organisationnelles des principaux dirigeants de Podemos. Ceux-ci considèrent la politique comme un domaine spécifique et les élections comme un exercice en soi. Un parti politique, c’est avant tout une machine de guerre électorale dont l’objectif est de « conquérir les cieux » en passant par la conquête du pouvoir. Cela a un prix. Lors sa constitution en parti politique, Podemos a fait le choix d’une organisation centralisée dont le centre de gravité n’est pas la centaine de sections locales, mais le groupe d’une soixantaine de membres de la direction autour de Pablo Iglesias, élus en bloc. Aucune autre sensibilité n’est parvenue à obtenir suffisamment de voix pour décrocher ne fut-ce qu’un siège au sein de la nouvelle direction ou des organes de contrôle de celle-ci. Ceci pose un problème sérieux en terme de démocratie interne. La direction de Podemos est aussi le produit d’une démocratie-internet où des dizaines de milliers d’affiliés ont pu voter en ligne pour choisir les personnalités les plus médiatisées. D’où une direction très homogène. Le résultat est contradictoire : un parti qui se présente comme l’extension politique du mouvement des indignés, quintessence du bottom-up, mais qui fonctionne de manière verticale et centralisée. Une autre caractéristique de Podemos : sa stratégie. Celle-ci qui découle de ses références idéologiques. Dans un certain sens, il s’assume comme « populiste », en se référant au penseur argentin Ernesto Laclau pour qui le « peuple » n’est pas un terme péjoratif pour la gauche. Pour lui, le clivage principal dépasse l’opposition classique capital-travail. Le refus massif de l’austérité, combiné au rejet de la corruption endémique, va bien au-delà de la seule classe ouvrière, avec laquelle ni la classe moyenne ni la jeunesse éduquée ne s’identifient spontanément. Certains stratèges de Podemos, comme Pablo Iglesias ou Iñigo Errejón, se réfèrent à l’expérience des communistes italiens à l’époque d’Enrico Berlinguer[1.Dirigeant du PCI de 1969 à 1984.] qui visaient la constitution d’une coalition, élargie à la démocratie chrétienne de l’époque, susceptible de rassembler la majorité du « peuple», en se référant au « bloc historique » de Gramsci. Selon Laclau, une telle alliance ne doit pas être simplement une juxtaposition tactique de forces politiques. Il s’agit de donner une consistance politique au « peuple », dans son opposition irréductible à la « caste » des élites. De cette orientation stratégique émergent les notionsclés de souveraineté et d’autodétermination. Les diktats d’institutions européennes non élues, leur mise en oeuvre par des partis corrompus et les vices constitutionnels de l’État espagnol font que le peuple doit revendiquer sa souveraineté, même si le peuple en question n’est pas forcément homogène. Ici, Podemos s’inspire notamment de l’expérience de la Bolivie multiethnique d’Evo Morales où, en 2009, un changement constitutionnel a fait du pays un État officiellement plurinational. Cela explique la position de Podemos vis-à-vis du droit à l’autodétermination des Catalans. Certes, il leur appartient de décider, mais Podemos leur lance cet appel : décidez vous-mêmes, mais nous vous demandons de décider de rester avec nous dans une autre Espagne.

Un autre style

Autre modification profonde induite par Podemos : il incarne une véritable relève du personnel politique. Lors de l’arrivée dans le nouveau parlement de la fraction Podemos, toute l’Espagne a pu découvrir les dreadlocks du rastafari Alberto Rodriguez, député de Tenerife, le bébé que portait dans ses bras Carolina Bescansa, candidate à la présidence du Parlement, ou encore Rita Bosaho d’Alicante, première élue noire de l’histoire parlementaire espagnole. Le changement ne s’arrête pas là. Manuela Carmena, bourgmestre de Madrid, magistrate à la retraite, se rend en métro à son bureau où elle est régulièrement interpellée ou embrassée par ses « administrés ». Ada Colau, hier encore militante contre les expulsions de logements, est devenue bourgmestre de Barcelone et la coalition politique qui l’a portée est devenue, lors des législatives, le premier parti de Catalogne. Ces figures de proue de la nouvelle politique réactivent également le féminisme au pays des machos où la violence domestique masculine est responsable de près d’un décès par jour ! Lors d’un meeting à Madrid, Ada Colau, au bord des larmes, s’est adressée directement aux femmes d’Espagne et leur a lancé ce message : Porque se puede… y se debe ! Parce que nous le pouvons… mais aussi parce que nous le devons. Le parti Podemos parviendra-t-il à « conquérir les cieux » ? En tout cas, il ambitionne d’accéder au pouvoir et sait que, pour ce faire, il doit mettre sous pression le PSOE. Déjà, ce parti a été forcé de soutenir les municipalités de gauche à Madrid, Barcelone, Cadix… Au-delà de Podemos, nouvelle formation politique, c’est l’ensemble de la gauche en Espagne qui se trouve renouvelée et renforcée. Avec de nouvelles idées, un nouveau discours, un nouveau personnel.