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Il était une fois, la ville…

 

À propos du livre d’Olivier Mongin, La condition urbaine, Seuil, 2005.

Vue de l’espace, la nuit, notre planète apparaît comme un gigantesque ensemble bâti que révèlent les lumières de nos villes. La scintillante galaxie européenne, les cordons des villes côtières de l’Amérique du Nord, les amas plus serrés de l’Asie, de l’Inde à la Chine, de l’Indonésie au Japon, les astres isolés de l’Amérique du Sud, d’Afrique ou d’Australie… manifestent l’existence d’une des tendances les plus impressionnantes du dernier siècle: l’urbanisation du monde. Aujourd’hui 80% de la population des pays industrialisés vit dans les villes. À l’échelle du globe, plus de 50% des terriens sont des citadins. Ce qui n’était le cas que de 10% en 1900 et de 30% en 1950. L’urbanisation c’est aussi la croissance des villes elles-mêmes. Une quinzaine de métropoles Mexico, Sao Polo, Tokyo, New York, Shanghai, Péking, Rio de Janeiro, Calcutta, Bombay, Jakarta, Los Angeles, Séoul ou encore Le Caire dépasse les 15 millions d’habitants avec le record absolu de 31 millions pour Mexico. Si à l’aube du XXe siècle Londres, New York, Paris, Berlin étaient les plus grandes villes du monde, un siècle plus tard les trois capitales européennes ont quitté le palmarès des vingt premières pour faire place à des villes d’Asie, d’Afrique ou d’Amérique latine. Sans compter que sur tous les continents, la croissance urbaine n’est pas le seul fait de quelques dizaines de mégapoles, elle s’alimente aussi de l’augmentation constante des populations de centres urbains de moindre ampleur. Aujourd’hui des villes comme Bamako ou Ouagadougou ont rejoint par la taille San Francisco ou Manchester. Pourtant ce phénomène massif, univoque, ne parvient pas à nous parler, tout au plus est-il associé à la mondialisation comme son double… Il y a une certaine normalité à voir s’ériger les gratte-ciels de Shanghai au rythme de la croissance chinoise et de son ouverture aux capitaux mondialisés. Mais cette success-story ne résume pas tout. Les villes sont le théâtre de bien d’autres scenarii. La croissance démographique de Kinshasa ou de Lima se produit sur un arrière-fond de désindustrialisation, de démantèlement du secteur public et d’un affaissement des classes moyennes. Dans maints pays, l’exode rural se poursuit non pas en raison de l’attractivité économique des villes, mais bien en son absence, dans un contexte de dépression quasi permanente. À tel point que les Nations Unies n’ont pas hésité à lancer dans leur fameux rapport sur les bidonvilles à l’échelle mondiale UN-Habitat, The challenge of the Slums: Global report on Human Settlements, 2003 un avertissement: vers 2030, deux milliards d’humains habiteront un bidonville. De manière plus large, d’ici à une quinzaine d’années 45 à 50% de la population urbaine sera pauvre. Un défi que l’agence n’a pas hésité à comparer à celui du réchauffement climatique. Ramener à l’échelle de la vieille Europe, la ville n’en finit pas de nous interpeller. Incivilités, révolte des banlieues, crise du logement, friches industrielles, congestion automobile… sont le lot quotidien. Et si l’on tente de réparer les déchirures sociales et spatiales, les résultats de ce que l’on nomme les «politiques de la ville» apparaissent fort mitigés et en deçà des enjeux. Pires, parfois la rénovation des quartiers, l’implémentation de grands projets culturels débouchent sur une fragilisation des habitants les plus modestes. Derrière ce trop plein d’images, se cacherait quelque chose de plus profond: «Il serait temps d’admettre, sans états d’âme, la disparition de la ville occidentale et de s’interroger sur ce qui, déjà, la remplace : la non-ville, qui semble devenue le destin des sociétés industrielles avancées et que j’appellerai l’urbain» Françoise Choay, «Le règne de l’urbain et la mort de la ville», in Pour une anthropologie de l’espace, Seuil, 2006. C’est donc la ville elle-même, qui semble se dissiper et avec elle les références qui ont permis de la penser jusqu’à aujourd’hui. Nous sommes loin des classiques qui jugeaient la ville capable de provoquer la rencontre entre technique et culture et dont «l’air rend libre», de ceux qui voyaient dans les grandes villes «les scènes réelles de cette culture qui fait croître toute vie personnelle», qui à l’instar de l’échange monétaire généralisé participe à cette «individualisation» du monde, à cette liberté objective. Si de cet univers impersonnel naissaient la liberté et la créativité, aujourd’hui la ville semble surtout dominée par le «mal vivre» et la discrimination. La ville en crise semble donc avoir perdu ses attributs dynamiques, ses vertus propres pour devenir un sac de noeuds. D’autant plus que «la réalité géographique de la ville se dilue dans des phénomènes d’urbanisation généralisée qui débordent tout effort sérieux pour les enfermer dans des limites rigoureuses de quelque stabilité» Marcel Roncayolo, La ville et ses territoires, Gallimard, Folio-Essais, 1990. Morphologiquement enfin, la frontière entre espaces urbains et ruraux est devenu plus tenue, plus floue. La ville déborde, s’étale et l’occupation de l’espace s’urbanise le long de tous les axes de circulation. Pour s’en sortir, de nombreux chercheurs tentent de donner une définition de l’urbain qui ne serait plus liée à la notion de territoire ou basée sur des référents comme la différence ville-campagne, centre-périphérie… Même les critères de densité (de population ou d’espace bâti) fort prisés par les géographes semblent battre de l’aile. Définir la ville uniquement par l’espace qu’elle occupe ne suffit plus. L’attention se porte sur «les faits sociaux qui sont dans le même temps des faits spatiaux» Jean-Bernard Racine, «Entre paradigme critique et visions humanistes» in Penser la ville, Anthropos-Economica, 1996. L’ouvrage d’Olivier Mongin, La condition urbaine, peut nous servir de point de départ pour une réflexion critique sur le devenir de l’expérience urbaine. Car au-delà des discussions passionnantes et foisonnantes sur le devenir des villes et des populations urbaines, émerge une question lancinante : la mutation en cours n’était-elle pas le signe plus général d’une incapacité politique de la ville à faire société? Le devenir des villes n’est-il pas inextricablement lié aux interrogations qui taraudent nos démocraties?

De la question sociale à la question urbaine

Tout au long du XXe siècle, l’espace urbain fut à la fois le creuset où se réalisait l’intégration et le théâtre des conflits sociaux constitutifs de notre démocratie. Dans un premier temps — celui de l’ère industrielle — la question sociale et la question urbaine ont été intrinsèquement liées. Même si toute l’industrialisation ne s’est pas réalisée dans et autour des villes, rares sont les villes d’une certaine importance qui n’ont pas été affectées par la croissance de la classe ouvrière industrielle, la mutation constitutive de la population urbaine et le changement de la morphologie de ses quartiers et de ses limites. Déjà, à ce stade, on craignait les «classes dangereuses» et l’on dénonçait la «ségrégation spatiale». Les évolutions en termes de modification du bâti, des communications et de localisation faisaient l’objet de débats et de luttes. Les réformateurs sociaux ne se privèrent pas d’investir ce champ d’action, pas plus que les hygiénistes ou les urbanistes La ville industrielle, dans la démesure de ces quartiers ouvriers surpeuplés va aussi pousser à rechercher d’autres formes d’habitat comme celles des «cités ouvrières» proches des lieux de production ou de la «cité-jardin». Au terme de cette période, et à la suite de la reconstruction de l’après-guerre, on retrouve ce que les spécialistes appellent la ville fonctionnelle, une organisation de l’espace en zonages quasi exclusifs: logements à prix modérés, centre d’affaires et administratif, ou complexes commerciaux. Mais cette première forme de la question urbaine, qui ne disait pas toujours son nom, était intimement liée à la montée en puissance du mouvement ouvrier et de ses organisations politiques et sociales. Dès les années soixante et septante, la question urbaine Emblématiques sont les ouvrages de Manuel Castells, La question urbaine, Maspero, 1995 et Henri Lefebvre, Le droit à la ville. Espace et politique, Anthropos, 1968 prend une nouvelle forme. Un nouveau front s’ouvre aux côtés des mouvements de la jeunesse étudiante, des luttes féministes : celui des luttes urbaines. Rejet du saccage de certains quartiers populaires au profit des ensemble de bureaux, refus des tarifs trop élevés pour les transports, exigences d’équipements collectifs dans les grands ensembles, aspiration à plus de prise en compte des habitants dans les décisions d’aménagement, apparition d’activités alternatives dans le domaine médical, culturel… Ce mouvement de protestation aux formes multiples met au centre de ses préoccupations le cadre de vie. Dans cette phase émergent évidemment d’autres formes de revendications et d’organisations. Mobilisées sur le lieu de vie, plutôt que sur le lieu de travail, les composantes de ces mouvements réunissent à la fois des éléments des classes populaires, certaines franges de la classe moyenne ou de l’intelligentsia. Ces mouvements – dont l’inspiration est souvent autogestionnaire – s’en prennent à la logique technocratique des planificateurs et à la puissance de leurs commanditaires les promoteurs tout en n’hésitant pas à fustiger certaines formes de clientélisme. De manière générale, c’est à cette période qu’apparaît à côté des formes traditionnelles de la politique de l’époque que sont les syndicats et les partis, la forme de l’action associative. Certes les luttes urbaines ne débouchèrent pas sur la constitution d’un mouvement urbain capable de supplanter les anciennes formes du mouvement ouvrier et des partis classiques. Mais elles laissèrent néanmoins des traces importantes que l’on retrouve aujourd’hui au sein de la sphère associative. Elles furent à l’origine de nouveaux secteurs de l’action sociale (que l’on pense au réseau des maisons médicales) ou de parcelles de démocratie participative dans les processus de planification urbaine. Une vague de reflux important se marqua durant les années quatre-vingt et le début des années nonante. L’impact de la crise économique et la force de l’offensive néolibérale sont passés par là. Les dix dernières années dessinent une tout autre image de la question urbaine. Le malaise et le mal vivre n’a pas disparu de nos villes. La qualité du cadre de vie ne s’est sans doute pas améliorée si on la juge avec des critères simples en matière d’accès au logement ou à la réussite scolaire. Plus inquiétant encore, partout en Europe le chômage massif devient une donnée essentiellement urbaine. Tout cela dessinerait une nouvelle question urbaine. Dans un premier temps, au tournant des années nonante, l’accent était mis sur les mécanismes d’exclusions, définis eux-mêmes comme inscrits dans l’espace. Les études urbaines évoquaient les quartiers d’exil François Dubet et Daniel Lapeyronnie, Les quartiers d’exil, Seuil, 1992 , on scrutait les mécanismes qui rejetaient à la marge des pans entiers de la population. Certains auteurs comme Robert Castel insistaient plutôt sur une fragilisation — on dira depuis précarisation — affectant non seulement les populations à la marge, mais l’éventail plus large de toutes les catégories du salariat: «plutôt une continuité sociale qu’une coupure infranchissable, mais marquée par une fragilisation croissante».

La ville à trois vitesses

Ramener à l’espace urbain, ce n’est pas seulement une sécession radicale de certains territoires qu’il faut constater, mais plutôt une différenciation et un éclatement de l’ensemble des territoires. «La ville à trois vitesses» désigne ces tendances lourdes à l’œuvre: gentrification, relégation et périurbanisation Jacques Donzelot, La ville à trois vitesses, Esprit, mars-avril 2004. La relégation de populations urbaines vers des quartiers, des zones ou des banlieues marqués par le chômage et l’exclusion. L’organisation spatiale de ces lieux, les possibilités d’accès ou la qualité du bâti renforcent ou instituent de véritables frontières. La gentrification marque le retour de certaines couches aisées et éduquées vers les centres urbains, les nouveaux espaces rénovés et la consommation culturelle qui l’accompagne. Dans de nombreux cas, cette gentrification est présentée comme un effet collatéral négatif des politiques de rénovation et de réhabilitation, dans d’autres cas elle est souhaitée et parée des vertus du repeuplement des centres urbains. Enfin, la périurbanisation désigne l’exode urbain des couches moyennes et aisées vers certaines périphéries ou villes nouvelles mais aussi une modification de l’espace et un étalement des équipements en périphérie (centres commerciaux, campus universitaires, parc de bureaux, nœuds de transports) accentuant ce sentiment que «la ville se défait». Cette lecture à trois vitesses est constitutive d’une nouvelle question urbaine car elle induit une dynamique sociale très particulière que Mongin décrit comme des «formes de l’entre-soi». Il ne s’agit pas simplement d’un rapport à l’habitat mais aussi à l’emploi, à la sécurité, à l’école, au déplacement… Il y a d’abord l’entre-soi contraint, celui où les populations sont piégées par leur statut socio-économique, souvent doublé d’une connotation liée à leurs origines. C’est le cas emblématique des banlieues, mais aussi de certains quartiers centraux encore délaissés et où vivent des personnes pauvres. Avec le paradoxe — très frappant dans le cas français — que «si ces populations sont contraintes de rester entre-soi, elles ne peuvent se revendiquer d’un nous immédiatement qualifié de communautarisme». Se développe également une seconde forme, celle d’un «entre-soi protecteur» caractéristique des périphéries résidentielles et des villes nouvelles ou villes-satellites des métropoles. Cette forme d’habitat (le lotissement de maisons individuelles ou d’immeuble collectif de qualité) cherche à promouvoir une certaine forme de sécurité de l’espace privé, mais aussi public. La contrepartie est évidemment une forte mobilité (et donc un déploiement de l’automobile) non seulement liée à la navette vers les lieux de travail, mais aussi aux déplacements au sein de la périphérie pour les loisirs ou le commerce. La troisième forme est celle de «l’entre-soi sélectif» des habitants disposant d’un bon capital culturel et de ressources économiques. Leur choix est de vivre en ville, même parfois à proximité de populations plus défavorisées, mais leurs ressources et leurs relations leur permettent de jouir de la ville qui est pour eux un lieu de rencontres affinitaires, d’épanouissement professionnel et de loisirs créatifs. Ainsi se constitue une sorte de ville dans la ville, mais ayant pour ces habitants les caractéristiques du cosmopolitisme: «l’habitant des centres-villes gentrifiés habite le monde entier, celui du global, avant même d’habiter sa ville». On le voit, ces trois formes de sociabilité produisent des trajectoires de vie fort différentes, ne se croisant plus que sous la forme de l’émeute ou de la violence des incivilités. La nouvelle condition urbaine est ainsi marquée par un ensemble de stratégies d’évitement et une demande accrue de sécurité. Dans ces formes les plus aiguës, elle donne naissance aux gatted cities, ces zones d’habitat pour riches, clôturées et gardées que l’on rencontre de plus en plus dans les métropoles. Un nouveau paradigme de la politique? Cette tendance générale de l’effacement de la ville au profit d’une urbanisation généralisée paraît lourde de menaces pour le «vivre ensemble». L’ouvrage ne sous-estime aucunement les contraintes qui s’exercent sur nos villes en but à ce que l’auteur appelle «la troisième mondialisation», mais cela ne le conduit pas à nier la possibilité d’une nouvelle vision de la politique, dont la ville sous ses différentes facettes, peut constituer un creuset. À partir de la compréhension «du lien indissoluble qui existe entre une inscription spatiale et une volonté civique, entre urbanité et citoyenneté sont nées les politiques de la ville» Si le cas français est emblématique de cette tendance apparue au milieu des années quatre-vingt, l’ouvrage ne manque pas de donner de multiples autres exemples, notamment aux USA. Ces dernières, loin de renforcer les interventions traditionnelles sur les équipements urbains, cherchent à élaborer une méthode politique pouvant favoriser la mise en relation des divers acteurs de l’administration, du travail social, de l’associatif. «Là où les actions étaient isolées, la politique de la ville cherche à coudre, à mettre en relation, à composer, à agir en fonction d’une collectivité d’acteurs. Cette politique si décevante ou discutée soit-elle repose sur deux postulats : 1) un gisement de socialité existe, mais il est trop souvent ignoré ; 2) un cadre urbain cohérent est inséparable d’une urbanité destinée à responsabiliser les individus». Cette façon de faire de la politique autrement, de donner à l’autorité publique un rôle d’animateur plutôt que de prescripteur, est sans doute riche de promesse. Mais de l’avis de l’auteur, elle entre aussi en opposition avec une autre tendance des politiques urbaines. Celle qui vise à faire le pari d’une modernisation rapide, d’une rénovation destinée à promouvoir son image pour se placer dans la compétition mondialisée des territoires. Les effets sociaux des deux orientations ne produisent évidemment pas les mêmes effets sociaux et n’aboutissent pas aux mêmes interventions sur le bâti François Ruffin, «Comment épurer Marseille, l' »incurable »», Le Monde diplomatique, janvier 2007. De Venise à New York, Fernand Braudel avait magistralement mis en scène le rôle des villes marchandes qui ont été les moteurs de l’émergence des «économie-monde» successives. Mais aujourd’hui si les villes sont toujours des actrices de cette mondialisation, il nous faut prendre la mesure du changement intervenu. «Aujourd’hui, .cette mondialisation. inaugure un monde qui ne fait guère ‘monde’ puisque, tant au niveau de la métropole que de l’économie des flux, il produit de la séparation et favorise des mouvements de sécession». La condition urbaine contemporaine est donc celle qui ne peut se réfugier ni dans un retour nostalgique à la «vieille» ville européenne, ni éviter de trouver les outils pour modifier le cours d’une mondialisation dominée par un modèle économique univoque. En ville, comme ailleurs, nous sommes confrontés au rapport entre le politique et l’économique.