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La critique économique face à la crise

Comment une société fait-elle pour se connaître aussi mal ? Dans la bouche d’un économiste « atterré », les propos du sociologue Mateo Alaluf (ULB et Éconosphères) pourraient prendre cette forme : en période de crise, comment les remèdes choisis se trouvent-ils si mal adaptés à la pathologie ? Selon les économistes atterrés, l’origine du problème est que ces remèdes approfondissent les politiques économiques néolibérales qui ont elles-mêmes créé le mal. Pour remédier à la crise des dettes publiques par exemple, on proposera une baisse des dépenses publiques en parallèle d’une augmentation de la concurrence sur le marché du travail… En économie, la théorie néoclassique plus connue sous l’appellation « néolibérale » fonde sa légitimité sur une filiation usurpée. En effet, si comme les premiers libéraux du XIXe siècle, les « néos » du XXe professent les bienfaits du libre marché, leur approche du progrès social est tout à fait différente. Pour les premiers, Adam Smith et David Ricardo en tête, l’échange sur le marché assure in fine le progrès social. Pour les seconds, par contre, le progrès social ne peut résulter, pour reprendre les mots de Mireille Bruyère Mireille Bruyère, de l’Université de Toulouse, était récemment l’invitée de l’Université populaire et du réseau Éconosphères. Elle a notamment présenté le nouveau livre des économistes « atterrés » français Changer d’économie ! Nos propositions pour 2012 (Les liens qui libèrent, 2012) , que « de la mise en concurrence de toutes les activités de la vie ». Dans ce cadre, on n’hésitera pas à assurer la convergence européenne par la discipline de marché, à insuffler de la concurrence sur le marché du travail ou encore dans le secteur non marchand pour en améliorer « l’efficacité »…

Convergence des critiques

Créée le 22 février 2011, l’association française des économistes atterrés est le fruit d’un mouvement de contestation enclenché au sein même de la corporation à l’automne 2010 par la publication d’un Manifeste d’économistes atterrés .Ce livre est disponible à l’adresse .http://atterres.org. Ce manifeste recevra le soutien de 800 économistes sur les quelque 3000 professeurs et chercheurs en sciences économiques que compte la France ! Les économistes critiques cherchent à expliquer pourquoi ils sont atterrés par les politiques économiques mises en place pour sortir l’Europe de la crise. Pour Mireille Bruyère, la fondation des atterrés est une réaction au « tournant de l’austérité ». Après un frissonnement de politiques régulatoires et de relance « keynésienne » entre 2008 et 2009, l’austérité est rapidement devenue l’unique réponse à la crise qui touche les finances publiques européennes. C’est comme un tour de prestidigitation : la cause du mal devient la bonne médecine…

« L’origine du problème est que ces remèdes approfondissent les politiques économiques néolibérales qui ont elles-mêmes créé le mal. »

Dans ce contexte ubuesque, la critique en économie converge principalement vers trois problématiques : la construction européenne, le productivisme et la destruction de l’État social. Pour ce qui est de la construction européenne, on a, selon les économistes atterrés, délaissé les procédures démocratiques au profit d’une convergence par la discipline de marché. La critique du productivisme, quant à elle, touche chez les atterrés aussi bien à l’évolution du système productif et le primat accordé à l’actionnaire – « Après la crise de 29, les dividendes ont chuté, aujourd’hui, ils augmentent… » – qu’à la soi-disant transition écologique par le marché dont les droits de polluer européens sont l’expression. Enfin, pour les atterrés, la « faillite » de l’État social en Europe est due plus à la baisse des recettes qu’à l’augmentation des dépenses sociales sans cesse évoquées aujourd’hui pour expliquer en partie la crise des finances publiques.

Refus du consensus mou

L’objectif des économistes atterrés est dès lors de montrer que si ce sont des politiques économiques (néolibérales) qui nous ont amenés là, il en faudra d’autres pour nous en sortir. Mireille Bruyère épinglera plusieurs propositions des atterrés français que l’on peut découvrir au fil de leur ouvrage Changer d’économie !. Cependant, les économistes atterrés français, comme le réseau belge Éconosphères, restent un collectif qui n’est en rien une association cohérente et figée. Ces réseaux sont traversés de questionnements quant aux possibilités de mener d’autres politiques économiques. Chez les atterrés français, les réponses à la dette publique européenne et aux défis écologiques font l’objet actuellement de débats animés. Le principal désaccord entre les économistes critiques français se situe au niveau du rôle que devrait jouer la Banque centrale européenne (BCE) pour régler la crise de la dette. Pour les moins « radicaux », la BCE doit garantir les dettes publiques des États, ces derniers continuant à se financer sur les marchés, mais à des taux moins importants. Pour les autres, il faut éviter aux États le passage obligé par les marchés financiers en leur permettant de financer leur déficit directement auprès de la BCE. Dans le réseau Éconosphères, le désaccord sur la question est encore plus large. Une troisième voie, incarnée notamment par Éric De Keuleneer (Solvay), ne voit dans la planche à billets qu’une solution à court terme : un rideau de fumée masquant pour un temps les problèmes structurels du système économique actuel (surproduction, concentration, mauvaise gouvernance…). La transition écologique de nos économies est un autre débat que l’on rencontre chez les économistes critiques des deux côtés de la frontière. En toile de fond, une interrogation sur la croissance. Si aucun économiste atterré ne met en doute l’urgence écologique, l’agenda, en situation de crise économique, fait ici débat. Pour certains, il faut tout d’abord relancer l’économie – la croissance – avant de penser la reconversion écologique de nos économies. Pour d’autres, la remise en cause de la croissance est justement un facteur qui permettra de sortir de la crise par le haut. À l’arrière-plan de ce débat sur la croissance, il y a également entre les chercheurs du réseau Econosphères, une remise en question de l’outil de mesure : le Produit intérieur brut (PIB). Selon Isabelle Cassiers (UCL), le PIB est étroitement lié à l’objectif de croissance que se sont fixé nos économies au sortir de la Seconde Guerre mondiale. En ne prenant pas en compte l’épuisement des ressources naturelles ou la croissance des inégalités, le PIB ne correspond plus aux enjeux du XXIe siècle. D’autres membres du réseau se montrent plus pessimistes quant à la possibilité de changer les choses « en cassant le baromètre ». Pour ces derniers, tant qu’il reste un outil, le PIB peut s’avérer utile pour scruter l’évolution de nos sociétés sur le long terme. En outre, avec Reginald Savage (Fopes-UCL), on peut se demander si, dans un contexte de financiarisation aiguë de l’économie, la capitalisation boursière n’a pas déjà remplacé le PIB comme indicateur « de référence » ! Il y a enfin les débats qui divisent les économistes critiques français. On observe ainsi la montée en puissance en France d’un questionnement autour d’un « souhaitable » retour au protectionnisme, national ou paneuropéen. Ce débat oppose les internationalistes comme Husson ou Harribey aux tenants d’un « néo-protectionnisme », à l’image de Jacques Sapir ou Frédéric Lordon Voir à ce sujet le très bon article de Reginald Savage, « Le néo-protectionnisme, voie royale d’une démondialisation heureuse ? », Politique, n°71, septembre-octobre 2011. Article également disponible sur le site d’Econosphères à l’adresse : www.econospheres.be. Force est de constater que cette question n’a pas encore contaminé la sphère dissidente en Belgique. Si ce pluralisme peut s’avérer être un handicap lorsque viendra le temps de formuler des propositions politiques communes, il est sans doute le meilleur moyen de répondre à la crise actuelle qui, plus que jamais, est une crise politique.