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L’ambivalence de Rosie et de l’image en général

« Rosie la riveteuse » est sans nul doute l’illustration la plus parfaite de la polysémie et de l’ambiguïté de l’image. Pendant longtemps, Rosie sera le symbole iconographique des mouvements féministes et libéraux (au sens américain du terme). Aujourd’hui encore, Rosie est censée illustrer un certain combat de la femme ou mieux du féminisme même si – oh crime suprême – en 2008, Sarah Palin, la candidate la plus parfaitement réactionnaire à la Maison-Blanche, se permit d’annexer, elle aussi, « Rosie ». Et Palin la disputait, déjà, à Hillary Clinton, les deux femmes se greffant le visage sur celui de la célèbre icône qui avait depuis toujours le privilège de concilier féminité, force et indépendance mais surtout, en fait, de permettre l’interprétation libre. Ainsi donc, Rosie pouvait servir à tout le monde. Logique si l’on veut bien remonter à ses origines ambigües. L’affiche de J. Howard Miller, « We can do it ! » qui, en 1942, fixe – physiquement – Rosie pour l’éternité est pleine de sens… divers. Le sens commun lui attribue l’incarnation de la femme dans l’effort de guerre. Certes, mais dès le début des campagnes pour le recrutement des femmes, il était bien précisé par les organismes officiels qu’il s’agissait d’une participation temporaire et que les femmes réintégreraient le foyer dès la fin de la guerre. On était loin de l’image de l’émancipation. Et d’emblée, Rosie ne pouvait être féministe qu’à temps partiel. L’ambiguïté des signes est encore plus nette quand les historiens précisent que l’affiche de Rosie n’est pas au départ le produit de la propagande gouvernementale mais qu’elle été commandée par la compagnie d’électricité Westinghouse dans le but de construire de meilleures relations entre employé-e-s et employeurs et d’augmenter la productivité. Comment dès lors s’étonner que « Rosie » puisse servir toutes les causes mêmes les plus contradictoires. Ce qui n’empêche pas aujourd’hui une partie du mouvement féministe de toujours en faire son étendard. La chercheuse française Florence Kaczorowski décrypte en détail l’histoire des « Mobilisations (anti)féministes autour de l’affiche « We can do it » (1942). Elle signe la première contribution de l’ouvrage Quand l’image (dé)mobilise. Iconographie et mouvements sociaux au XXe siècle[1.Bénédicte Rochet, Ludo Bettens, Florence Gillet, Christine Machiels, Anne Roekens, Presses universitaires de Namur, 2015. Cet ouvrage est constitué des actes du colloque de Namur (19/21 mars 2014 – Université de Namur) organisé par le groupe de recherche Hisi ( « Histoire, Sons, Images ») de l’Université de Namur en partenariat avec le Carhop, le Cegesoma et l’Ihoes.]. À travers des études de cas et de supports très divers (affiches, journaux, photographies, tableaux ou documents audiovisuels), les auteur-e-s tentent de répondre à cette question essentielle (et qui est un peu le fil rouge de cette chronique) : l’image peut-elle être actrice de mobilisation ou de démobilisation pour les mouvements sociaux du XXe siècle ? Réponses nuancées et variables. Mais il était symboliquement important d’ouvrir la publication par les aventures – et mésaventures – de Rosie. « C’est l’ambivalence caractérisant l’affiche de Miller – et plus généralement, la propagande adressée aux femmes durant la Seconde Guerre mondiale – qui permet une lecture double et une appropriation de l’image par des hommes et des femmes aux idées et aux valeurs si distinctes » conclut Florence Kaczorowski. Dans leur avant-propos, Anne Roekens et Bénédicte Rochet cadrent la thématique des études publiées : « L’analyse des objectifs qu’on assigne aux images, des pouvoirs qu’on leur prête » et elles notent, elles aussi, que des « images s’affranchissent de leur contexte, de leurs auteurs initiaux, acquièrent une valeur plus large et finissent par épouser et servir d’autres causes, parfois antinomiques des premières. » Constat qui résonne avec encore plus d’acuité à l’heure des réseaux sociaux et de la démultiplication à l’infini des producteurs d’images, et qui mérite attention alors que l’image est aujourd’hui au centre de la propagande terroriste.