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Le mythe des deux France

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Le duel du second tour de l’élection présidentielle française a été présenté comme le dernier clou dans le cercueil d’un clivage gauche/droite dépassé, auquel aurait succédé l’opposition entre société ouverte et fermée. Une analyse réductrice teintée d’idéologie, qui n’est pas dépourvue d’arrière-pensées politiques.

Rarement, la lecture des enjeux majeurs d’un scrutin présidentiel fut à ce point partagée par les deux finalistes. « Mondialistes contre patriotes », « ouverture contre repli » : en désaccord sur tout, le candidat du mouvement En Marche ! (EM) Emmanuel Macron et la représentante du Front national (FN) Marine Le Pen convergeaient pour enterrer l’antagonisme gauche/droite.

Gauche et droite aux oubliettes ?

L’élimination des deux blocs politiques traditionnels lors du premier tour est venue nourrir cette acception des oppositions partisanes. L’unanimisme médiatique ne laissait guère place au doute : une nouvelle dichotomie était appelée à structurer le débat public. « C’est limpide : la France des villes contre celle des villages et des zones périphériques », assène Bruce Toussaint sur France 5, en introduction d’un numéro de C Polémique logiquement intitulé « Macron/Le Pen : la bataille des deux France ». Des « divergences irréconciliables », selon la journaliste Léa Salamé, qui correspondent, pour le chef du service politique de BFM-TV Thierry Arnaud, « à une nouvelle demande des Français d’en finir avec les vieux clivages ».

Cette analyse fait écho à la thèse de l’effacement du clivage possédant/travailleurs, au profit de fractures opposant populations et territoires selon les avantages qu’ils tirent ou non de l’ouverture économique. Pour le philosophe Marcel Gauchet, cette élection représenterait ainsi « une photographie de cette fracture sociale ». Un affrontement « chimiquement pur » entre gagnants et perdants de la mondialisation, abonde le géographe Christophe Guilluy, célèbre pour ses travaux sur l’antagonisme entre France métropolitaine intégrée à l’économie-monde d’une part, rurale et périurbaine délaissée de l’autre.

Tableau trompeur

Exit donc, la gauche et la droite ? Nul ne songerait à nier que ces catégories, conçues à l’origine pour décrire un certain rapport à l’ordre établi et aux structures de domination, ne désignaient plus guère, en France, que des écuries politiques destinées à accéder ou se maintenir au pouvoir. La présidence de François Hollande illustre à souhait le caractère cosmétique des différences avec l’opposition de centre droit, hormis sur les questions sociétales. Une corrélation entre vote Le Pen et victimes de la mondialisation malheureuse est également avérée, de même que la surreprésentation du vote Macron dans les grandes agglomérations. Plusieurs éléments conduisent toutefois à nuancer sérieusement ce tableau aussi simpliste que trompeur.

En premier lieu, le déséquilibre du résultat du second tour. M. Macron obtient en effet 20,7 millions de suffrages, soit quasiment le double de ceux récoltés par Mme Le Pen (10,6 millions). Si l’on s’en tient à la définition des clivages comme division profonde et durable de la société en deux camps antagonistes, force est de constater que l’alternative proposée était particulièrement peu « clivante ». De fait, un tel écart n’a été dépassé lors d’un scrutin présidentiel qu’à l’occasion de la victoire par K.O. de Jacques Chirac contre Jean-Marie Le Pen en 2002.

Un examen plus approfondi de la distribution socioprofessionnelle et géographique des votes amène aussi à relativiser l’idée d’un retour à une opposition de classe soutenue par certains. Si Le Pen réalise de hauts scores parmi les faibles revenus et les habitants des zones rurales et périphériques, Macron glane néanmoins la majorité des suffrages de ces deux catégories. On est loin de l’affrontement « chimiquement pur » entre gagnant et perdants de la mondialisation décrit par Guilluy.

Au surplus, les votes blancs et nuls additionnés au chiffre de l’abstention totalisent 12 millions de voix, soit davantage que celles obtenues par la candidate malheureuse. Ceci suggère qu’un nombre historique d’électeurs ne se sont pas reconnus dans cette confrontation. Si le clivage « ouvert/fermé » existe bien, il n’en est donc pas forcément le plus opérationnel ni le plus déterminant.

Miroir déformant

Il convient ensuite de souligner à quel point l’affrontement inédit du second tour agit comme un miroir déformant sur l’état réel des rapports de force politiques. Le premier tour du scrutin était en effet caractérisé par le faible écart (4,5%) entre les quatre candidats arrivés en tête, autour de 20%. « Dans aucune région le total Macron-Le Pen ne dépasse d’ailleurs 51% des votes exprimés et ils ne sont tous les deux en tête que dans six régions sur treize », relève Frédéric Gilli, chercheur à Sciences Po. Avec une avance respective de 4 et de 1.2 points sur le troisième, les deux finalistes ne pouvaient guère prétendre disposer d’une dynamique fondamentalement supérieure à celles de leurs deux concurrents directs.

Si la victoire d’Emmanuel Macron lui offre un indéniable avantage, croire que la force politique qu’il incarne serait amenée à devenir majoritaire dans la société en raison de son triomphe contre Marine Le Pen relève du même effet d’optique. Le faible taux de participation et la nature « barrage » du vote Macron (qui s’élèverait à 43%) est loin de témoigner d’une adhésion à son programme à la hauteur du score obtenu. Premier du quatuor de tête, le président élu arriverait bon dernier si l’on tenait compte uniquement de la part des votants ayant exprimé leur suffrage par conviction et non par défaut, selon un sondage Viavoice-Libération.

Quatre pôles

Si deux France se sont effectivement affrontées le 7 mai selon une ligne de démarcation très nette, il ne s’agissait là que de l’un des antagonismes qui traversent la société française. Pour le politologue Thomas Guénolé, on assiste à une superposition de deux clivages structurant le débat politique, fondée d’une part sur les questions identitaires et le rapport aux minorités discriminées, d’autre part sur le rapport à la globalisation. En découlerait un système partisan cohérent axé autour de quatre pôles : « individualiste » (ouverture économique et ouverture culturelle, Macron), « altermondialiste » (protectionnisme et ouverture culturelle, Mélenchon), « conservateur » (ouverture économique et fermeture culturelle) et « nationaliste » (protectionnisme et fermeture culturelle).

Quid, dans ce contexte, du clivage possédant/travailleur ? À la lumière des deux lignes de fracture précitées, l’acceptation de la mondialisation réellement existante semble difficilement compatible avec la défense des catégories dominées. Si l’attitude face au capital peut recouper dans une certaine mesure le rapport à la mondialisation, elle ne s’y superpose pas : le cas du FN illustre bien en quoi la contestation verbale des dégâts sociaux provoqués par le libre-échange débridé peut s’accompagner d’une absence de volonté de s’attaquer aux structures de domination issues de l’exploitation capitaliste. Dans ce contexte, il n’y a guère que le pôle altermondialiste qui puisse se prévaloir de représenter les victimes de la globalisation à travers la contestation des rapports de domination économiques.

Alors que l’on assiste à une « radicalisation de chaque pôle dans son couloir », difficile d’imaginer, à court terme, l’avenir politique d’un mouvement luttant contre le capital sans contester le libre-échange. « Dans ce nouveau contexte de quadripolarisation, il n’y a de place pour la défense non xénophobe des dominés que dans le bloc altermondialiste », estime Thomas Guénolé. Aussi les tenants de ce qui pourrait passer pour des demies-mesures, qui se situent du côté des dominés, mais refusent le protectionnisme et la désobéissance aux traités européens semblent-ils, pour l’heure, condamnés à rester minoritaires. Dans l’effervescence actuelle, il est toutefois trop tôt pour savoir si ce bloc rejoindra le pôle incarné durant la présidentielle par Jean-Luc Mélenchon, ou s’il s’agrégera en une structure  le concurrençant sur le maigre espace laissé à gauche.

Une arme contre le changement social

Pourquoi, face à cette complexité, le discours dominant s’est-il dès lors obstiné à parler de bataille « des » deux France, lorsqu’il eut plutôt fallu évoquer la bataille « de » deux France ? Ce qui pourrait passer pour un souci de simplification journalistique, voire pour de la paresse intellectuelle, présente en réalité un double intérêt.

Il s’agit premièrement de modeler les antagonismes politiques majeurs de manière à rassembler ce qu’Alain Minc nommait « cercle de la raison », à savoir les tenants  de l’ordre néolibéral à visage humain. Réduire le débat à l’affrontement Macron/Le Pen autorise ainsi à regrouper artificiellement opposants de droite et de gauche à la globalisation dans une catégorie fourre-tout frappée du sceau de l’infamie nationaliste.

Cette vision réductrice permet d’autre part d’empêcher la politisation des conflits de classe selon une grille de lecture de contestation du capital. Dans cette configuration,  le seul choix laissé aux perdants de la mondialisation se situe entre un capitalisme libre-échangiste et un capitalisme national qui, derrière un discours de façade, se montre tout aussi ignorant de la répartition des richesses et des droits économiques et sociaux.  Bénéfices garantis pour les structures de domination et leur épouvantail politique, décidément bien commode.