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Les (homo)sexualités sont-elles politiques ? (présentation)

Foucault l’a diagnostiqué il y a longtemps : la normalisation des pratiques sexuelles sur l’étalon de l’hétérosexualité est un moyen de contrôle biopolitique des personnes qui se voient assignées jusque dans leur vie intime et leurs corps des conventions sociales collectivement imposées. Pour qui en doutait, le déferlement d’oppositions et de « manifs pour tous » lors de l’ouverture du mariage aux personnes de même sexe, dans la France de 2013, a rappelé que la sexualité ne relevait pas simplement d’une « affaire privée ». On a vu réapparaître publiquement une opinion moralement conservatrice ou religieuse, avec une virulence qu’on pensait d’un autre temps. Parallèlement, dans certains pays d’Europe, et jusqu’au sein même de l’Union européenne, des Gay Pride sont interdites, ou attaquées par des groupes traditionalistes violents. Tandis que chez nous, la Pride s’est transformée en une sorte de « carnaval », d’argument touristique ou de concours à qui a le plus gros char (en particulier en période préélectorale), ce qui a suscité, en 2014, la création d’une « Pride alternative », protestant autant contre certaines prises de position politique racistes que contre les dérives commerciales de la manifestation. Non seulement il s’agit là de questions politiques mais, en plus, elles brouillent aujourd’hui les lignes de fractures traditionnelles qui structurent notre démocratie : conservatisme/ progressisme, religions/laïcité, droite/gauche, libéralisme/ communautarisme… On voit ainsi une extrême droite, surtout au nord de l’Europe, s’emparer des questions LGBT comme arme de poids pour justifier son islamophobie (tout comme elle instrumentalise l’égalité hommesfemmes dans le même but). Inversement, on peut être surpris d’entendre les dissidents peuplant jadis les lieux de contre-culture les plus underground se rattacher à présent aux valeurs les plus traditionnelles de la société, le mariage, la famille…

La Belgique, un paradis ?

Dans un monde où les homosexuels risquent encore la prison, la torture, ou même la peine de mort, la Belgique est l’un des pays où, sur le plan légal, la situation des gays et lesbiennes est la plus avantageuse – il n’en est pas de même en ce qui concerne les personnes transgenre, qui ne peuvent toujours pas changer d’état civil sans passer par un lourd parcours médical et psychiatrique. Mais le mariage entre personnes de même sexe a été légalisé dès 2003, l’adoption pour les couples homosexuels en 2006, la loi de 2007 interdit explicitement toute discrimination sur base d’orientation sexuelle, les lesbiennes ont droit d’avoir recours à la procréation médicalement assistée (PMA) et un statut a été accordé à la co-mère, qui ne doit plus passer par une longue procédure d’adoption pour l’enfant biologique de sa compagne. Pourtant, les discriminations et les violences n’ont pas cessé pour autant, comme l’a démontré d’une manière exacerbée le meurtre d’Ihsane Jarfi[1.Ihsane Jarfi est un jeune gay enlevé et sauvagement assassiné à Liège en avril 2012. Son père a créé la « Fondation Jarfi » qui lutte contre l’homophobie], qui n’est que la pointe (sanglante) émergée d’un iceberg de petites et grandes agressions souvent verbales et parfois aussi physiques. Les avancées législatives ont souvent été obtenues grâce à la gauche. Pourtant, aujourd’hui, un parti comme la N-VA est très actif pour dénoncer ce qui reste de l’homophobie dans notre société, en l’attribuant, au passage, à ces « autres » étrangers à « notre » culture. Dans un premier papier, David Paternotte se demande si, vraiment, les homosexuelle- s ont viré à droite, ou si leur positionnement à gauche n’était qu’une illusion d’optique. Plus loin, Sarah Bracke replace dans un contexte historique de colonialisme les discours de la droite, d’autant plus gay friendly que cela lui sert d’argument supplémentaire pour justifier sa xénophobie, et plus particulièrement son islamophobie. De son côté, Renaud Maes montre le fossé entre théorie (gay friendly) et pratiques (homophobes), en plaidant pour une nouvelle radicalité contre une certaine « normalisation » du mouvement LGBT. A côté de ces interventions académiques, nous avons voulu aussi donner la parole à des militant-e-s de terrain. Le militantisme LGBT prend différents visages : d’un côté institutionnel, comme la coupole Arc-en-ciel Wallonie dont nous avons rencontré le président, Thibault Delsemme ; de l’autre des collectifs de base, qui travaillent davantage dans l’intersection genre-race-classe, comme ces Sirops de Salopes, au nom évocateur, et qui se veulent tant politiques qu’anarchistes. Ces démarches complémentaires montrent qu’au-delà des lois, il reste encore beaucoup à faire pour que l’égalité devienne réelle. Ces interviews font apparaître des problématiques moins traitées (faute de place) par les articles telles que celle de la transidentité. De même laissent-elles entrevoir les possibles tensions entre gays et lesbiennes, qui reproduisent trop souvent les rapports de pouvoir entre hommes et femmes dans l’ensemble de nos sociétés. Comme dans le monde hétérosexuel, ce sont le plus souvent des hommes blancs de la classe moyenne qui occupent les postes de responsabilité. Dans le sigle LGBT, le « G » prend une place démesurée par rapport aux L (lesbiennes), B (bisexuel-le-s) ou T (personnes transgenres), de même que sur le Q (queer) et I (intersexes) qui s’ajoutent désormais. Ce sont bien les « G » qui déterminent encore trop souvent la plus grande partie des luttes et qui concentrent l’attention sur le mouvement. Mais cette problématique à elle seule mériterait un nouveau dossier. Ce Focus a été coordonné par Irène Kaufer, Bruno Frère et Cassandra Delhalle.