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Les tribunaux : un espoir de justice sociale ?

La sécurité sociale est l’héritage d’un long combat ouvrier mais aussi la cristallisation d’un compromis du moment (1944) entre patrons et syndicats. Les organisations représentatives tant des travailleurs que des employeurs ont donc obtenu un rôle, plus ou moins intense selon les périodes, de consultation sur les politiques sociales. Cela s’exerce principalement aujourd’hui par ce que l’on appelle la concertation sociale et par le fait de siéger dans le Comité de gestion de chaque organisme en charge d’une branche de la Sécu (l’Onem pour le chômage par exemple). Ensuite, l’application des politiques menées est vérifiée par les mêmes mécanismes. Enfin, le recours dans des dossiers individuels s’effectue depuis 1970 devant les juridictions du travail, où les interlocuteurs sociaux sont également représentés.

Chaque chambre du Tribunal du travail se compose en effet d’un président, de deux juges sociaux et du ministère public. Le président est un magistrat professionnel, au contraire des deux juges sociaux. L’un représente les travailleurs (ouvriers et employés), l’autre les employeurs. Ils sont choisis par leurs associations représentatives (syndicats et fédérations patronales). Le ministère public porte le nom d’auditorat du travail et le procureur celui d’auditeur du travail. L’instance d’appel se nomme la Cour du travail. La procédure vise à rendre facile l’accès du justiciable au tribunal : — La procédure est simplifiée. L’introduction peut se faire par simple lettre écrite déposée au greffe ou adressée par recommandé. Appelée requête, elle ne doit pas être motivée pour être valable. Le greffe fournit des formulaires de requête préimprimés qu’il suffit de compléter. — La procédure est gratuite. Les coûts de la procédure (mais pas les honoraires de son propre avocat) sont toujours pris en charge par l’organisme de sécurité sociale (sauf demande téméraire ou vexatoire). — La procédure est suivie par l’auditorat. Les magistrats de l’auditorat donnent leur avis, verbal ou écrit, pour éclairer le tribunal. — Le juge professionnel a un rôle actif à l’audience. Le président peut invoquer des arguments que les parties n’ont pas elles-mêmes utilisés. — Le justiciable peut être assisté ou représenté par un avocat, par un représentant de son syndicat, par son conjoint, un parent ou un allié porteur d’une procuration. Les décisions prises forment une jurisprudence qui, si elle ne s’impose pas aux organismes de protection sociale, peut tout de même avoir une influence sur leurs lignes de conduite. Elles servent bien entendu aussi à fonder les décisions ultérieures de ces juridictions. Un outil de justice sociale ? Les juridictions du travail sont-elles dès lors un outil de justice sociale ? Représentent-elles un espoir dans un contexte difficile, où les reculs en matière de protection sociale se succèdent à vive allure ? La réponse tient un peu de la réponse de Normand. Le premier bémol, c’est que, même si la procédure y est beaucoup plus abordable que ne l’est la Justice en général, la démarche reste difficile à effectuer pour une partie du public. A contrario, une autre part des personnes concernées part en recours sans guère de munitions. En effet, comme toute notification de décision comporte la mention du recours possible au Tribunal du travail, il n’est pas rare que quelqu’un qui ne voit pas d’autre solution à sa situation se rende seul au greffe et dépose la requête minimale requise. La simplification peut ici desservir le demandeur s’il ne reçoit pas ensuite l’aide juridique nécessaire. Or, l’aide juridique pour les plus démunis – ce qu’on appelle « pro deo » –, qui est déjà insuffisante, va se voir encore plus restreinte par la réforme que le ministre de la Justice Geens a concoctée. Les personnes affiliées à un syndicat ignorent souvent que celui-ci peut aussi les assister dans leur recours et même les représenter, ou elles éprouvent des difficultés à faire appel à cette assistance. Enfin, les associations qui apportent un soutien dans ce domaine ont des moyens insuffisants pour faire face à la demande[1.Signalons, entre autres, les permanences juridiques de l’Atelier des droits sociaux (02/512 71 57). Le Collectif solidarité contre l’exclusion a, pour sa part, développé un service « Infor Droits » qui assiste gratuitement les demandeurs d’aide au CPAS. Contact : 02/535 93 57 – contact@infordroits.be.]. En face, les organismes mis en cause ont évidemment les moyens de se payer des avocats spécialisés. Au cas par cas Le Tribunal jugeant chaque cas d’espèce, il n’y a pas de profit collectif automatique à tirer d’une décision. Certes, la décision peut faire jurisprudence et servir l’argumentaire des demandeurs ultérieurs. Mais rien n’est jamais certain : deux situations apparemment très semblables peuvent se voir jugées de façon très divergente d’un tribunal à l’autre[2.Il y avait en principe un Tribunal du travail par arrondissement judiciaire, soit 27 jusqu’en 2014. Une réorganisation les a formellement réduits à 9. Cependant, des divisions sont établies par arrondissement, maintenant les lieux d’audiences précédents.] et même d’une chambre à l’autre d’un même tribunal. Certains organismes appliquant de façon purement administrative des décisions, il est positif pour le demandeur que sa situation personnelle et concrète soit examinée par les juges. Mais ce « sur mesure » aboutit souvent à des jugements tellement spécifiques qu’une virgule suffit presque à considérer différemment un autre cas qu’on aurait pu croire identique. Une insécurité de longue durée Au moins, se dira-t-on, la personne qui obtient gain de cause peut être soulagée ! Eh bien, pas tant que ça. Car il y a évidemment un degré d’appel, la Cour du travail. L’argumentation qui y sera présentée doit être plus pointue juridiquement et l’absence d’un défenseur peut y être plus préjudiciable qu’en première instance. Si la Cour réforme (c’est-à-dire modifie en tout ou en partie) le jugement initial, la victoire peut se muer en défaite, avec des conséquences potentiellement dramatiques. Prenons le cas d’une personne qui aurait vu ses allocations de chômage rétablies par le Tribunal. L’Onem va en appel et obtient la confirmation de sa décision d’exclusion. Le premier jugement est censé ne plus exister et la personne qui avait récupéré ses droits devra rembourser l’Onem ! Vu les délais entre le premier jugement et l’arrêt prononcé en appel, les sommes peuvent se chiffrer à des montants importants. C’est pourquoi il est conseillé d’avoir un jugement définitif avant de le faire exécuter[3.Surtout si, en attendant une décision en chômage, on reçoit l’aide du CPAS.]. (Mais, même en cas de confirmation du jugement en appel, l’attente n’est pas nécessairement terminée. En effet, l’Onem n’hésite pas à se pourvoir en cassation (alors même que cette Cour ne se prononcera pas sur les faits mais seulement sur la légalité du jugement). Des jugements et des personnes cassées Le délai en cassation est très long. Il est impossible de s’y défendre seul et les seuls avocats agréés sont très onéreux (même s’il existe également une aide juridique). En outre, au-delà de la situation personnelle du justiciable, la position de la Cour de cassation sera déterminante pour l’attitude ultérieure des Cours et Tribunaux. Un arrêt de cassation est actuellement attendu sur la question de la limitation à trois ans des allocations d’insertion. Dans l’intervalle, des milliers d’exclus hésiteront sur la pertinence d’aller ou non en recours et, s’ils le font et gagnent, devront vivre pendant une longue période sans savoir s’ils pourront ou non bénéficier réellement de leur revenu de survie. Si les juridictions sociales jouent donc un rôle important et utile pour des cas individuels et peuvent parfois influer sur les pratiques des organismes sociaux, c’est bien d’abord d’un combat politique, syndical, associatif que dépend une véritable justice sociale pour tous…


Une justice encore moins accessible ! La procédure gratuite, c’est fini depuis le 1er septembre ! Un « ticket modérateur » forfaitaire de 20 EUR est désormais à payer pour toute désignation d’un avocat « pro deo ». Un second « ticket modérateur » forfaitaire de 30 EUR est imposé pour toute procédure, que l’on soit demandeur ou défendeur. Les personnes qui avaient droit d’office à l’aide juridique du fait de leurs ressources faibles (ex. Revenu d’intégration) devront désormais prouver qu’elles n’ont pas des « moyens d’existence » leur permettant de payer leur défense. Est-on parti pour des enquêtes intrusives comme on en vit ailleurs ? C’est à craindre, et il est probable que cette forme d’inquisition décourage plus d’un à faire valoir ses droits…