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Musées et colonies, le grand remue-méninges

Frénésie iconoclaste au nom du « politiquement correct » ? Voilà que des musées, et non des moindres, s’acharnent à renommer certaines œuvres dont les noms pourraient choquer… Il y pourtant des bonnes raisons de le faire.

« Une échelle des valeurs, des standards, est-elle encore possible, qui puisse conduire le choix de ce que l’on expose ? »[1.E. Charrière, « Musées en Mutation », Actes ?, Genève 2001.]. Fin d’année 2015, plusieurs articles[2.Dont Le Soir, 29/12/5015.] ont fait état de la volonté du Rijksmuseum d’Amsterdam de « gommer la référence coloniale des oeuvres » dans les « cartels »[3.Étiquette, notice, plutôt courte, qui nomme et documente une œuvre dans un musée, une exposition.] de sa collection (plus précisément de son exposition permanente) et s’interrogeaient sur l’utilité de procéder à une telle démarche. Les références et dénominations jugées racistes ou sexistes seront revues et, le cas échéant, modifiées. Outre l’importance du travail (quelque 200 000 œuvres), la défiance exprimée par plusieurs intervenants ne résidait pas seulement dans une phobie du « politiquement correct », mais également dans la peur du risque de réécriture de l’Histoire que ce projet pouvait receler. Ces dénominations, qui révèlent les erreurs du passé, n’est-on pas occupé à les occulter à bon compte ? Alors même que, dans l’autre camp, on se félicite de l’opération : on y soutient que les dénominations considérées comme injurieuses par des minorités sociales seraient, à juste titre, à bannir des musées. La démarche du Musée des Beaux- Arts néerlandais trouve son origine dans les interrogations de musées ethnographiques, naguère entièrement voués à la passion coloniale et créés dans ce seul but, comme le fut le Musée royal d’Afrique centrale (Mrac) à Tervuren. D’autres musées des Beaux-Arts de par le monde, le Louvre, par exemple, se sont déjà posé la question. Le magnifique « Portrait d’une femme noire » de Marie Guilhelmine Leroux- Benoist (1768-1826), devenu véritable icône artistique de l’intersectionnalité, est aussi connu comme le « Portrait d’une négresse », sans que l’on ne sache plus très bien quelle appellation l’emporte.

Respecter le passé ?

Mais, Beaux-Arts ou ethnographie, somme toute, cela ne change pas fondamentalement la question : faut-il respecter dans les œuvres exposées l’esprit du temps, tel qu’il nous fut légué, marqué par les conditions et préjugés de l’époque, y compris ceux des artistes, ou devons-nous sans cesse adapter la muséographie, non seulement à l’évolution des recherches scientifiques, des modes et innovations techniques mais également aux évolutions des standards éthiques et politiques actuels ? Et quand bien même cette adaptation serait souhaitable, est-elle possible ? Pencher pour la première solution, a priori respectueuse du passé, c’est ignorer que le musée et les œuvres qui y sont exposées sont le fruit d’une histoire politique et véhiculent des valeurs[4.Au surplus, les exemples abondent d’œuvres qui ont changé de noms au fil des ans, par volonté, par accident ou du fait de la perte de compréhension du sujet au fil des siècles…]. L’exposition que nous admirons est, de toute façon, de par la médiation du temps et des changements culturels, différente de ce que les contemporains y auraient vu. Notre regard est anachronique. Pourtant, l’institution muséale rechigne à se renouveler : l’exposition permanente, exposition de référence d’un musée qui met en valeur sa collection, ses pièces maîtresses, est conçue pour durer, elle est souvent liée à l’origine du musée et à ses missions. C’est elle qui manifeste le plus sûrement le caractère « politiquement correct » de certains musées, parce qu’elle se veut consensuelle pour diverses raisons : pressions de minorités certes, mais également de donateurs, de sponsors, de « sociétés d’amis », voire de politiques. Aux expositions temporaires, on réserve l’audace et la créativité, à la collection permanente, l’inverse : « La reproduction ou la conservation de valeurs établies sur la base du contrat social (…) la mémoire, la permanence, l’ordre, l’objectivité »[5.E. Charrière, ibid.]. Dès lors ce qui invisibilise et conduit au mieux à l’amnésie collective des réalités historiques, notamment coloniales, au pire à la reconduction des préjugés, des stéréotypes, y compris dans le récit souvent héroïsé de l’Histoire, ce n’est pas le changement d’appellation mais plus souvent la permanence de l’exposition permanente de la collection. Le Mrac en était un exemple, devenu, par le passage des ans, véritablement caricatural. Des peuples sans histoire ? On sait trop que les musées ethnographiques ont véhiculé, sous couvert de « science », des préjugés racistes, évolutionnistes, aptes à justifier via une taxinomie ad hoc, un essentialisme ravageur, une hiérarchie raciale et sexuelle. Les exemples déplaisants abondent : la photographie coloniale elle-même est souvent trompeuse : elle est posée, elle est artificielle, elle est éprise de classifications raciale et tribale jusqu’à l’obsession. Les « bustes Matton »[6.Arsène Matton.], sculpteur belge qui réalisa, à la demande du ministère des colonies, des bustes en plâtre des diverses « races congolaises » moulés sur l’indigène et exposées au Mrac de Tervuren moulés sur les indigènes et présentés comme des épreuves autant artistiques que scientifiques sont impensables aujourd’hui. Bref tout cela est aussi daté que les peintures de M.-G. Leroux-Benoist. S’agissant des musées ethnographiques, s’y ajoute une raison supplémentaire : ils exposent des objets qui ne se sont jamais confondus originellement avec leur dénomination muséale. Les objets « indigènes » ont vu leurs appellations et surtout leurs significations souvent ignorées, amputées ou figées, noyées dans un flou a-historique qui confortait le visiteur dans l’idée que ces peuples n’avaient pas d’histoire avant l’irruption du colonisateur. Les descendants ou héritiers, à un titre ou l’autre, des peuples qui les ont produits, en revendiquent une autre interprétation, une autre Histoire, que celle-ci soit authentique, fantasmée, héritière du choc post-colonial, dans le sens littéral du terme, peu importe.

Nostalgie coloniale

Fondamentalement, le geste posé par le musée néerlandais résulte du constat suivant : « Dans notre monde capitaliste désormais globalisé, les formes anciennes d’ignorances des autres et de racisme vis-à-vis de leur altérité, bien loin de disparaître continuent à s’alimenter »[7.Maurice Godelier, préface du livre de Sally Price, Arts primitifs, regards civilisés, 1989.]. C’est bien ainsi qu’il faut comprendre la démarche entreprise par le Rijksmuseum et d’autres musées. Y voir une forme de trahison historique, de censure propre à la pensée politiquement correcte, non seulement fait l’impasse sur la réflexion qui conduit à cette décision, l’appauvrit en ne la présentant que sous un angle moral et réussit néanmoins le tour de force de faire passer une position de repli, de nostalgie, d’immobilisme, de fixité pour une position authentique et contestataire d’un ordre moral imposé par une minorité ! À titre personnel, je ne vois pas trop de raisons de nous maintenir dans l’erreur : le musée de l’Homme qui vient de rouvrir à Paris, grand musée à la fois universaliste et colonial, se veut aujourd’hui musée militant de l’antiracisme et de la diversité humaine. Dans l’atmosphère politique actuelle en Europe on peut dire que c’est courageux.