Retour aux articles →

Plaidoyer pour le populisme

Dans l’économie de la connaissance dans laquelle nous vivons, l’importance de l’enseignement dont on a bénéficié est plus grande que jamais. Ceux qui ont achevé de bonnes études partent autrement dans la vie, nourrissent d’autres idéaux, aiment un autre genre de musique, d’autres vêtements, une autre alimentation, d’autres automobiles et destinations de vacances, que ceux qui ne l’ont pas fait. Ils ou elles semblent bien habiter dans un autre pays que ceux ou celles qui se sont limités à la fréquentation de l’école primaire ou secondaire. Vous êtes un Thomas ou un Kevin. Cette situation engendre une nouvelle fracture sociale qui ne se situe pas sur l’axe socio-économique classique (gauche contre droite) ou confessionnel (catholique contre libre-penseur), mais bien sur un axe éthico-culturel : cosmopolite contre nationaliste. Les personnes hautement qualifiées sont plus confiantes dans la vie, les peu qualifiés nourrissent plus d’angoisses à l’égard du monde extérieur. Plus que le revenu, c’est le niveau de formation qui détermine de quel côté de la ligne de partage on se situe. Celui qui quitte aujourd’hui l’école professionnelle comme plombier peut parfois gagner autant qu’un médecin généraliste sortant tout juste de ses études. La personne peu qualifiée de l’an 2008 est tout autant un moins favorisé dans le besoin que la babe blonde qui vous dépasse en 4×4 sur l’autoroute. Pour les politiques progressistes c’est donc plus difficile de se préoccuper du sort des peu qualifiés, surtout lorsque leurs repères moraux se trouvent en contradiction avec la pensée progressiste. La fraternité évidente entre l’intelligentsia de gauche et le prolétariat a pu exister aussi longtemps que l’on pouvait se soucier de travailleurs sans voix vivant dans des quartiers pauvres du pays ; elle s’est évaporée rapidement quand le même travailleur s’est retrouvé à danser à Marbella dans une taverne gérée par des Anversois tout en critiquant les «macaques» de son quartier.

Le monstre de Frankenstein

Pour un socialiste le travailleur émancipé est devenu une sorte de Frankenstein qui s’est retourné contre son créateur à partir du moment où il a pu se tenir debout par lui-même.

La gauche est allée prendre en charge un nouveau groupe de personnes, plus pauvres encore : les immigrés. Cette évolution a scellé la séparation de fait entre l’élite progressiste et le prolétariat autochtone.

En conséquence, la gauche est allée prendre en charge un nouveau groupe de personnes, plus pauvres encore : les immigrés. Cette évolution a scellé la séparation de fait entre l’élite progressiste et le prolétariat autochtone. Le fait qu’une nouvelle génération de socialistes reprocha ensuite au travailleur autochtone son racisme, parce qu’il osait émettre des doutes à propos de l’idéal multiculturel, provoqua une véritable désertion de cet électorat. Les villes et communes rouges en Flandre se sont colorées en noir à partir des années nonante. Contrairement aux Pays-Bas avec leur SP, le travailleur peu qualifié flamand n’avait plus personne sur qui compter à gauche. Les socialistes, comme les verts, étaient dorénavant peuplés de «messieurs et dames avec un diplôme». Quel contraste avec un passé pourtant peu éloigné ! Quand le socialisme se préoccupait de l’émancipation du travailleur, aussi bien au plan matériel que spirituel. Quand, au-delà d’une bonne pension, le travailleur recevait aussi accès à Tolstoï, Brecht et Eisenstein. Quand il y avait des cours sur Marcuse et Gramsci, et des soirées cinéma autour de Fellini et Kubrick. L’éducation culturelle était une tâche de base de chaque pilier. L’élévation du peuple était son objectif : les travailleurs étaient formés pour être des citoyens actifs avec leur propre capacité de jugement. Mais quelques décennies de relativisme culturel à la fin du siècle précédent ont rayé complètement cet engagement de la carte. De quel droit, se demandait-on, les plus éduqués allaient-ils imposer à la classe inférieure leurs préférences culturelles et éthiques ? Le travailleur, encore plus au vu de son bien-être accru, n’était-il pas entre-temps en état de décider lui-même ce qui était bien et ce qui ne l’était pas ? C’est alors que le mouvement socialiste a laissé tomber le travailleur autochtone. Les scrupules déplacés de l’élite culturelle se sont développés au moment précis où les médias commerciaux ont surgi du sol comme des champignons et ont répondu avec avidité aux attentes des peu qualifiés. Le relativisme culturel a fait ainsi cadeau au marché des peu qualifiés, bien avant que le processus d’émancipation culturelle ne se soit achevé. Et comme ce processus ne sera jamais achevé, un effort permanent est indispensable en lieu et place d’une indolence camouflée en modestie. Aujourd’hui la négligence intellectuelle est à l’avenant. Car pendant que les jeunes universitaires zappent joyeusement entre Arvo Pârt et Les Pfaffs et qu’ils jacassent qu’une telle diversité est formidable, il n’y a pas un seul ouvrier d’usine en Flandre ou aux Pays-Bas à qui l’on explique pourquoi ce compositeur estonien est tellement plus intéressant que le «Notenclub», et donc pourquoi une formation intellectuelle peut améliorer le sort de chacun.

On ne trouve pas beaucoup de peu qualifiés dans nos parlements. Nous vivons vraiment dans une démocratie diplômée (…). Le populisme ne tombe donc pas du ciel. Il exprime, souvent d’une manière maladroite, le désir persistant du peuple peu qualifié d’être impliqué politiquement.

Le fossé est devenu de plus en plus grand pour les peu qualifiés, le lien avec le mouvement ouvrier traditionnel de plus en plus lâche. L’auteur Gabor Steingart écrivait ainsi dans Der Spiegel : «Même si le prolétariat actuel est matériellement mieux nanti qu’auparavant, il se trouve pourtant dans une moins bonne forme. (…) Le pauvre d’hier était un sujet dans l’histoire. Mais le défavorisé d’aujourd’hui, dans l’Europe unie, n’en demeure pas moins à peine plus que la victime des circonstances. Et alors que son prédécesseur se situait aux marges de la société, lui est actuellement carrément en dehors de celle-ci.» À l’extérieur de la société, et complètement à l’extérieur de la politique. On ne trouve pas beaucoup de peu qualifiés dans nos parlements. Nous vivons vraiment dans une démocratie diplômée, selon le professeur Mark Bovens de l’université d’Utrecht. Le populisme ne tombe donc pas du ciel. Il exprime, souvent d’une manière maladroite, le désir persistant du peuple peu qualifié d’être impliqué politiquement. Une enquête à grande échelle après les dernières élections a montré que le Vlaams Belang et la Liste Dedecker avait particulièrement un grand succès auprès des citoyens qui n’ont suivi que l’enseignement technique ou professionnel. Nombre d’entre eux sont des ouvriers, des pensionnés, des gens des classes sociales moins élevées qui trouvent que leur situation s’est dégradée durant ces dernières années. Les électeurs du VB craignent même que cela s’aggrave encore plus à l’avenir. Les populistes font donc un tabac chez les peu qualifiés qui entretiennent une vision d’avenir sombre. Devons-nous en avoir peur ? La crainte à l’égard du populisme est infondée si ce dernier s’en tient aux principes démocratiques. À savoir : un respect inconditionnel du principe d’égalité, des droits humains, de la séparation des pouvoirs et l’État de droit. Dans une démocratie, la majorité décide, mais pour éviter que cette majorité ne vote démocratiquement pour une dictature ou un génocide, il existe quelques principes fondamentaux inaliénables. Les populistes doivent en tenir compte.

Une place à prendre

Comme tout grand mouvement politique le populisme de droite peut évoluer d’une phase radicale vers une phase plus modérée. Le socialisme révolutionnaire est devenu la social-démocratie, le fort courant clérical anti-étatique est devenu la démocratie-chrétienne. Ainsi l’extrême droite peut aussi évoluer vers une droite radicale. Tant Dedecker que Verdonck Rita Verdonck, ex-ministre néerlandaise de l’Intégration et de l’Immigration, connue pour ses positions dures sur ces matières, ndlr ont été jetés hors du parti libéral. Leurs formations politiques représentent aujourd’hui bien plus l’aile radicale droitière du libéralisme que l’héritage du fascisme. La ligne de partage qui les sépare des libéraux traditionnels correspond à celle qui sépare les peu qualifiés des hautement qualifiés, les nationalistes des cosmopolites.

Ce serait une bonne chose si l’éventail politique en Flandre était enrichi par un grand parti populiste de gauche.

Nous observons la même chose à gauche aux Pays-Bas, où le SP est en fait l’aile radicale du PvdA : un socialisme populaire qui tient un discours moins lyrique sur l’Europe et l’immigration que le PvdA. En Flandre, il n’y a pas d’équivalent du SP, ou alors il s’agit de la petite extrême gauche. Ce serait une bonne chose si l’éventail politique en Flandre était enrichi par un grand parti populiste de gauche. Un vrai projet politique progressiste qui s’occuperait autant de Hassan ou de Mehmet que de Rodney ou de Shania. Pour faire fonctionner la démocratie de manière optimale, ce n’est pas de moins mais de plus de populisme que nous avons besoin. Aujourd’hui en Flandre les amateurs de populisme ne peuvent atterrir qu’à droite, alors qu’entre le Spa et l’extrême gauche il y a une place à prendre. Plus de populisme cela signifie une offre plus diversifiée et une plus grande liberté de choix. Traduit du néerlandais par Jean-Paul Gailly. Ce texte est un extrait de Pleidooi voor populisme, paru aux éditions Querido (2008).