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Rumeurs et complots : la tentation d’y croire

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Politique, santé, économie et même sport : les rumeurs font régulièrement la Une des journaux et ce dans tous les domaines. Comment se construisent-elles ? Pourquoi ont-elles autant de succès et quelles sont leurs conséquences ?

Ce texte (uniquement paru en ligne) date de février 2016.
Il s’insérait dans le dossier « Des complots partout ?! » (Politique, n°93, janvier-février 2016).
A-t-on vraiment marché sur la Lune ou s’agissait-il d’un montage destiné à faire enrager la Russie ? Un avion s’est-il bien crashé contre les tours du World Trade Center le 11 septembre 2001 ou s’agissait-il d’un hologramme ? Les attentats de Charlie Hebdo et du 13 novembre étaient-ils un false flag ? La disparition du VolMH370 de la Malaysian Airlines est-elle due à une bavure de l’armée américaine ? La crise des réfugiés en Europe est-elle une invasion programmée ?

Vous avez sûrement entendu la plupart de ces rumeurs et théories du complot démenties par les autorités. Les rumeurs et les théories du complot ne sont pas un phénomène récent. Avant l’apparition de la presse, les rumeurs permettaient de connaître les événements de sa région, voire des contrées plus lointaines. Ces informations non confirmées ou déjà démenties nous permettent encore aujourd’hui d’en savoir davantage sur certains événements qui n’ont été traités que sous un seul angle par les médias. Tant mieux d’ailleurs car, oui, les rumeurs peuvent être vraies !

Un phénomène ancien

Aujourd’hui, se diffuse largement une sorte de rumeur qui provoque de nombreux débats houleux : les théories du complot. De plus en plus populaires, ces récits explicatifs postulent que certains événements politiques et socio-économiques contemporains ont été orchestrés, dans le plus grand secret, par un groupe d’individus puissants dans l’objectif unique de privilégier leurs propres intérêts. S’ils rencontrent un succès de plus en plus large, ces récits ne sont pas neufs : la première théorie du complot aurait été élaborée par l’abbé Augustin Barruel, fin XVIIIe siècle. Doutant du soulèvement spontané de la population lors de la Révolution française, il accusa les francs-maçons de l’avoir fomentée.

Au départ, les complots étaient attribués à des sociétés secrètes (francs-maçons, illuminati…) ou à une communauté religieuse comme les Juifs.
Depuis, les complots se sont mondialisés et ils sont attribués davantage à des États (États-Unis, Israël, etc.), voire à des coalitions d’États comme l’Otan ou des institutions comme l’OMS. Il devient de plus en plus rare de trouver des complots centrés sur un pays particulier sans aucune ramification avec d’autres nations. Cela reflète bien la complexité des relations internationales d’aujourd’hui.
Les rumeurs apparaissent en situations de crise, d’insatisfaction ou d’incertitude au cours desquelles nos points de repère sont bouleversés. Face à une situation problématique, un événement inattendu ou inhabituel, il peut être difficile d’accepter la version officielle sans s’interroger et les rumeurs nous en apportent des explications séduisantes. Elles nous racontent que la vérité est ailleurs et que les autorités nous cachent des choses pour éviter la panique, le soulèvement populaire ou la connaissance des mécanismes du pouvoir pour pouvoir continuer à nous manipuler. Deux clans se forment face à ces récits : ceux qui pensent qu’ils reflètent la vérité, et ceux qui pensent qu’ils sont inventés par des adversaires politiques ou économiques dans le but de nuire ! Des complots authentiques ont, il est vrai, toujours existé comme le coup d’État organisé par la CIA contre le président Arbenz du Guatemala. Il existe aussi des rumoristes dont le métier est de créer des rumeurs et de les diffuser. Il n’est pas rare non plus que des rumeurs et théories du complot fausses soient instrumentalisées après avoir émergées de discussions entre personnes de bonne foi mais sensibles à ce genre de discours. Rappelons enfin que les gouvernements n’ont pas toujours dit la vérité par le passé. Le cas le plus marquant fut la légitimation par le gouvernement américain de l’entrée en guerre contre l’Irak par la prétendue présence sur ce territoire d’armes de destruction massive. Cela veut-il pour autant dire que toutes les théories du complot reflètent la vérité ? Loin de là.

Remise en question…. sans recul critique

Pourtant, cela explique que la majorité des complotistes ne se reconnaissent pas dans cette étiquette et se désignent avant tout comme des adeptes du doute critique qu’ils estiment salutaires ! Partant de l’idée que les gouvernements et la presse nous mentent, que les apparences sont trompeuses et que tout est orchestré, ils cherchent à découvrir la vérité. Pour cela, ils analysent les informations disponibles sur un événement percutant et relèvent ce qui leur paraît suspect : le flottement du drapeau américain sur une lune où il n’y a pas de vent ; l’effondrement des tours du WTC alors que l’incendie causé par l’accident d’avion n’a pu atteindre une chaleur suffisante pour que les poutres de soutien cèdent ; le changement de couleurs des rétroviseurs de la voiture des frères Kouachi lors de leur fuite après l’attentat de Charlie Hebdo, la présence d’une base militaire américaine sur l’île de Diego Garcia proche de la zone de disparition du vol MH370, etc.
Ne trouvant pas de réponse satisfaisante dans la presse, ils sont renforcés dans l’idée qu’ils ont raison de douter de la version officielle. Certains se rendront alors sur les sites de « vérité alternative » qui leur apporteront une autre interprétation de l’événement qui pourra leur paraître satisfaisante ou en cohérence avec leurs intuitions. Ils y trouveront d’autres personnes partageant leur avis et leur nombre les convaincra : il est impossible qu’autant de gens se trompent ! Ils y échangeront des arguments souvent pointus dont ils se serviront ensuite pour convaincre un plus large public.
La plupart de ces arguments sont pourtant erronés, mais nécessitent des connaissances spécifiques pour évaluer leur pertinence. Par exemple, le drapeau érigé sur la lune est maintenu par un support pour qu’il pavoise. Les tours du WTC se sont effondrées à cause du poids des débris que les poutres affaiblies des bâtiments n’ont pas supportés. Les rétroviseurs de la voiture des frères Kouachi étaient chromés et changent donc de couleur selon l’angle de vision, etc.
D’autres raisonnements seront de simples reprises de théories circulant à propos d’événements similaires. Ainsi, après l’attaque de Charlie Hebdo et les attentats du 13 novembre à Paris, des arguments, apparus lors des attentats du 11 septembre 2001, des tueries de Toulouse de 2012 ou au Musée juif de Bruxelles en 2014, ont été réexploités. Chaque affirmation n’ayant pas été démontée valablement ou dont le démenti n’aura pas été entendu ou cru, gonflera ainsi une longue liste utilisée lors de chaque nouvelle crise.
À cette recherche frénétique d’arguments ou d’indices contredisant la vérité officielle, s’opposera, paradoxalement, une croyance sans remise en question d’une vérité alternative qui abonde dans le sens de leur postulat de départ. C’est le biais de confirmation : nous recherchons et retenons plus facilement les arguments qui confortent nos idées, intuitions ou croyances préalables. Et même leur fausseté établie, si nous avons investi beaucoup d’énergie ou pris des risques à les diffuser, nous tenterons de trouver une explication pour sauver cette croyance qui nous a été utile.

Trouver la bonne parade

Auparavant, les rumeurs et théories du complot se diffusaient par le bouche-à-oreille ou les livres mais aujourd’hui, Internet leur donne un coup d’accélérateur. Les blogs, forums et réseaux sociaux jouent un grand rôle dans leur propagation, permettant de prêcher son discours auprès de ses proches mais aussi d’inconnus partageant la même vision du monde. Les résultats d’une étude menée par des chercheurs du IBM Research Labs sont parlants. Sur 7,8 millions de tweets relatifs aux attentats du marathon de Boston en 2013, seulement près de 20% contenaient des données vérifiées, fiables et factuelles. 29% des tweets les plus viraux étaient des rumeurs, des spams ou des fausses informations. Pire, les comptes de personnalités en étaient leurs principaux propagateurs !

Il faut avouer que les rumeurs et théories du complot sont très efficaces. Si elles peuvent nuire ou manipuler, elles permettent aussi de parler symboliquement de ses valeurs, de ses préoccupations et de sa vision de la société. Elles apportent du sens aux situations ambigües et réduisent l’impact émotionnel des événements funestes. Les théories du complot donnent aussi l’impression de comprendre comment fonctionnent les arcanes du pouvoir. Ces efficacités ont des conséquences : économiques et financières (boycott de certains produits ou États, crise boursière, etc.), politiques (vote pour des partis d’extrême, entrée en guerre, etc.) ou encore socioculturelles (rejet de certaines communautés, etc.).
Si pour l’instant, les théories du complot restent encore en marge, leur succès s’accroit. Pourtant, ce n’est pas parce que quelqu’un expose une théorie du complot qu’il y croit radicalement : il peut y adhérer partiellement ou s’interroger sur sa véracité. Là où la société doit s’interroger, c’est sur son rôle dans la diffusion de certaines théories fausses aux conséquences dangereuses. Parce que les sceptiques influencent aussi leur diffusion en radicalisant la position de leurs adeptes, en ne répondant pas à leur questionnement et en ne mettant pas assez d’énergie à démonter les erreurs et approximations de ces théories. Alors, quel rôle voulons-nous continuer à jouer dans la création et la diffusion de fausses rumeurs ?