Retour aux articles →

A-t-on canonisé la Flandre ?

Image du domaine public ; autoportrait de Rubens (1577-1640), peintre de l’école baroque flamande, mis en avant dans le Canon évoqué dans l’article.
Image du domaine public ; autoportrait de Rubens (1577-1640), peintre de l’école baroque flamande, mis en avant dans le Canon évoqué dans l’article.

Au printemps, la Flandre s’est dotée d’un Canon qui dresse une liste de « points d’ancrage », historiques et culturels, propres à l’identité flamande.

En février 2002, un jeune historien promis à une belle carrière publie, dans les colonnes du quotidien flamand De Standaard, une tribune libre où il invite à ne pas faire un usage abusif de l’histoire :

« L’histoire ne se laisse pas canoniser […]. Imposer une version officielle du passé […] est un trait typique des régimes totalitaires. Dans une démocratie, les pouvoirs publics doivent faire preuve, sur ce sujet, de la plus grande prudence1

Un peu plus de 17 ans plus tard, en septembre 2019, le même Bart De Wever, devenu président de la Nieuw-Vlaamse Alliantie (N-VA), bourgmestre d’Anvers et formateur au lendemain des élections, négocie un accord qui invite le gouvernement flamand à « demander à un groupe d’experts indépendants de rédiger, sur une base scientifique, un Canon de la Flandre. Il s’agit d’une liste de points d’ancrage provenant de notre culture, de notre histoire et de nos sciences flamandes, qui puisse être utilisée en guise de soutien tant dans l’enseignement que dans le cadre des trajets d’intégration ».

Le revirement n’est qu’apparent : l’accord gouvernemental ne parle pas d’« imposer une version officielle du passé ». Par contre, la note initiale du formateur Bart De Wever ne parlait pas d’un Canon de la Flandre, mais d’un Canon flamand.

Emmanuel Gerard, le président de la commission d’experts qui a finalement élaboré le Canon – édité sous forme de livre, dont les 4 000 premiers exemplaires ont très vite été vendus – a mis les points sur les i en déclarant en mai dernier, lors de la conférence de presse présentant ce travail, que « l’expression “Canon flamand” […] évoquait l’idée d’un inventaire de ce qui est “typiquement flamand”, susceptible de définir une supposée identité flamande. Mais […] le canon n’est pas, pour la commission, un essai de définition d’une identité ». La Flandre, concluait-il, « est le point d’observation d’où part le Canon, et non son horizon ».

Faut-il le dire, les nationalistes les plus radicaux n’y trouvent pas leur compte. En séance plénière du Parlement flamand, le député Filip Brusselmans (Vlaams Belang) fulmine, le 10 mai 2023 : « Cette œuvre n’ajoutera rien à la construction de la nation flamande […]. Ce n’est certainement pas un projet de nature à renforcer notre identité […]. Ce Canon fourmille d’informations intéressantes et amusantes, mais certaines n’ont rien à voir avec la Flandre ou la culture flamande […]. » « Pour rassurer les détracteurs gauchistes », ajoute le député, on a truffé l’ouvrage d’éléments multiculturels qui n’ont rien apporté à la Flandre. « Le fait que des villes flamandes soient mentionnées sur des cartes géographiques arabes, bon dieu, quel est l’intérêt ? Le fait qu’on reparle de la colonisation dont nous serions les auteurs, mais tout le monde sait que c’était un phénomène typiquement belge ? Le Congo, c’était le jardin privé de Léopold II et nous, Flamands, n’avons rien à voir là-dedans. C’est peut-être bien le Canon de la Flandre, mais ce n’est pas un Canon flamand ».

La Flandre n’est pas un ensemble homogène, et ne l’a jamais été.

Les questions identitaires sont redoutablement complexes. À supposer même qu’on parle de l’identité de la Flandre et non de l’identité flamande, il y a bien des choses à relativiser. La Flandre n’est pas un ensemble homogène, et ne l’a jamais été. Les rivalités entre villes et provinces n’y sont pas rares. Dernier exemple en date : en juin dernier, les Verts flamands ont dénoncé un « cadeau » fait par la ministre flamande du Tourisme, la Limbourgeoise Zuhal Demir (N-VA) à son président de parti Bart De Wever (encore lui) en décidant de l’implantation à Anvers, plutôt qu’à… Bruges, du Centre culinaire flamand.

Certains ont d’ailleurs reproché au Canon de se centrer trop exclusivement sur l’ancien comté de Flandre, et d’oublier par exemple le Limbourg qui, en définitive, a eu une histoire « à part » entre 1031 et 1795, de son appartenance au comté de Loon jusqu’à la disparition de la principauté de Liège. Un journal étudiant a jugé quant à lui opportun de noter que le Canon était muet sur Louvain et son université2.

L’identité se décline en effet sous des formes multiples, parfois paradoxales, et surtout changeantes. Rubens peintre flamand ? Il était Brabançon, né en Westphalie où il avait d’ailleurs passé son enfance. De Flandre, les frères Van Eyck, ces Limbourgeois ? Mercator, Bruegel, tous deux Brabançons ? Il est vrai que le Canon de Flandre ne fait pas l’impasse sur Jacques Brel ni sur Émile Verhaeren… mais n’est-ce pas une forme d’annexion ? La question n’est, du reste, pas spécifiquement flamande. Picasso, peintre andalou, catalan, espagnol ou français ? Kafka, auteur tchèque (sans doute, mais il écrivait en allemand) ? Rilke, poète allemand (certes, mais il est né à Prague) ?

Peut-être une ligne du temps s’impose-t-elle. L’identité flamande n’est pas une donnée statique ni permanente, pas plus que le Canon – qui est appelé, ses auteurs et même ses promoteurs en conviennent, à évoluer. Une question subsiste pourtant : à quel point le Canon de Flandre cache-t-il le Canon flamand ?