Retour aux articles →

AGC-Splintex : une grève du XXIe~siècle

Ce conflit qui n’en finissait plus semblait surgi d’une autre époque. Alors, la Wallonie serait toujours «grévicultrice»? Et les syndicalistes gauchistes y feraient toujours la loi? Il faut se méfier des diagnostics trop évidents: loin d’être une réminiscence du XIXe~siècle, la grève d’AGC-Splintex préfigure les conflits du XXIe. Et c’est plus inquiétant.

Au terme d’un conflit de 3 mois particulièrement dur, les principaux protagonistes paraissent groggy et le public perplexe : 249 emplois sont supprimés (au lieu des 284 décidés initialement), la FGTB qui a soutenu la grève et la CSC qui a pris ses distances sont désormais divisées à Charleroi et la fracture entre grévistes et non grévistes a rarement été aussi profonde. L’écho que les médias lui auront accordé n’aura guère éclairé les enjeux du conflit. Dès le début, la direction a rendu la culture «grévicultrice» des ouvriers responsable des mauvaises performances de l’usine. En 2003, selon elle, 32~000 heures auraient été perdues dans 31 arrêts de travail. Alors que cette info sera largement répercutée par la presse, Giuseppe Borbenga, délégué FGTB, rappelait vainement que rapportés aux 900 salariés de l’entreprise ces chiffres ne représentent que 5 jours de grève par travailleur en un an. L’affaire est entendue: comme le titre Le Vif/L’express (18/2), la raison de ce drame résulte de «l’entêtement aux limites de l’absurde» des salariés. Les syndicalistes seraient-ils donc hostiles à toute négociation ? La délégation syndicale, pourtant soucieuse d’attirer l’attention des médias, a décliné l’invitation de la RTBF-TV à participer au débat dominical de Mise au point (6/2). Elle ne voulait pas, selon l’animateur de l’émission, compromettre les négociations qui devaient débuter le lendemain. La direction d’AGC, présente sur le plateau, ne se gênait pas au même moment pour stigmatiser le refus de toute négociation par les délégués tout en dénonçant l’occupation et sa propre séquestration, qui avaient pourtant pris fin, comme un acte quasi terroriste. Aucun média ne relèvera le paradoxe. La presse «bien intentionnée» se contentera de pointer du doigt «la base syndicale indisciplinée» (La Libre Belgique, 16/3). Le pompon revient au Vif/L’express (18/2). Le conflit oppose d’un côté, selon l’hebdomadaire, «certains ouvriers qui dorment au lieu de travailler», dans «une entreprise où les règles les plus élémentaires ne sont plus respectées», donc «le laxisme total» et, d’un autre côté, Jean-Marc Meunier le directeur, qui «veut une usine normale, où les gens arrivent et partent à l’heure, et travaillent convenablement entre les deux». Quand les choses sont si simples pourquoi faudrait-il les compliquer? Essayons quand même de remonter aux sources du conflit. Dans la restructuration de l’industrie verrière dans les années 1970, Glaverbel, un des grands verriers européens, fermait des unités de production et diminuait son personnel. Les travailleurs, riches d’une tradition syndicale combative, avaient mené une longue grève et opposé une forte résistance pour défendre leur emploi. S’ils n’avaient pu empêcher les pertes d’emploi, ils avaient obtenu la constitution d’une cellule de formation reconversion pour les travailleurs, la première du genre et, à sa suite, la création d’activités nouvelles sur des créneaux d’avenir. Splintex, qui connut un développement rapide et prometteur était un de ceux-là. Lorsque, au terme de plusieurs restructurations, Glaverbel tomba sous le contrôle du groupe français BSN puis du japonais Asahi Glass, Splintex fut intégré dans ce groupe et dans AGC Automotive, la division spécialisée dans le verre pour automobile. Cette prise de contrôle de Glaverbel, leader européen dans la technologie verrière de pointe, par Asahi Glass, permit à celui-ci de devenir le premier groupe verrier du monde. Aujourd’hui, quelle que soit la marque de votre voiture, vos pare-brise, lunette arrière et vitres latérales proviennent d’un seul et même constructeur: AGC Automotive, dont la plus grande unité de production en Europe se trouve précisément à Fleurus. Non seulement l’entreprise s’est développée au cours des années mais son carnet de commandes est complet jusqu’en 2008. Etait-il possible dans ces conditions que les travailleurs acceptent sans broncher une nouvelle restructuration impliquant 284 pertes d’emploi? Peut-on parler de la loi du marché lorsque AGC est en situation de quasi monopole en matière de vitrage automobile et que les commandes affluent? Quel pouvait bien être l’intérêt de la direction à engager un conflit d’une telle envergure? Beaucoup n’ont vu néanmoins dans la résistance des grévistes qu’un combat inutile, comme un dernier sursaut, après Clabecq, d’un syndicalisme archaïque qu’il faut ranger au rayon des souvenirs héroïques des temps passés. En réalité, de nombreux indices donnent à penser que l’envergure même du conflit résulte de l’importance de l’enjeu. La direction a dressé d’emblée la liste des personnes à licencier, rendant ainsi quasi impossible toute négociation. Elle a obtenu du tribunal, sur requête unilatérale, une astreinte de 5~000~€ par travailleur empêché, sans que les grévistes soient même entendus. Une pareille intransigeance de la direction et autant de résolution des travailleurs doivent bien avoir une raison. La vérité sort parfois de la bouche des directions d’entreprise. Pendant la grève à Fleurus, le porte parole de Philip Morris s’exprimait sur les ondes de la RTBF radio, à propos d’une restructuration de moindre envergure. «Les salariés doivent comprendre à présent, disait-il en substance, que leurs compétiteurs ne sont pas dans les autres entreprises mais qu’ils sont en concurrence avec leurs collègues des autres sièges de la même entreprise». Le problème ne réside pas dans la concurrence des produits sur les marchés, mais dans la multinationalisation de la production qui met en compétition les territoires et les travailleurs. Si les salariés ne sont pas assez flexibles ou dociles, il suffit de transférer des quotas de production à un autre siège, de manière que ceux-ci, sous la menace des pertes d’emploi, acceptent les exigences continuellement renouvelées. C’est ce que sans arrêt Giuseppe Bordenga répète aux journalistes venus l’interviewer au piquet: «Ils nous comparent entre nous sans arrêt pour évaluer les performances des différents sites», déclaration toute simple qui ne trouvera guère d’écho dans les médias. La Libre Belgique (21/3), présentera par contre une analyse du conflit par Jules-Louis Lapière, consultant en gestion sociale. Selon lui, «l’ex-Splintex est une usine dans laquelle certains délégués voulaient pratiquer un contrôle ouvrier sans relâche et une contestation permanente». Il doit bien constater que «la délégation syndicale ne coopérait pas positivement». En conséquence, se demande ce « spécialiste», « n’est-il pas temps pour la FGTB de repenser ses stratégies de gestion des conflits sans permettre autant de flirts de certaines régionales avec des forces anarcho-syndicalistes». «Par chance, se réjouit cependant l’expert, plusieurs centaines de travailleurs ont renversé la tendance et proclamé leur volonté de sauver l’usine». Ainsi peut enfin s’installer après la grève dans l’entreprise, ce que ce «spécialiste» qualifie de «vie démocratique normale». Quand on les rencontre, on comprend que la résolution des travailleurs dans le conflit découlait du fait qu’ils ne pouvaient accepter une fois de plus le chantage au transfert des quotas de production sans aucune justification crédible. Cette mise en compétition sauvage des centres de production par la direction du groupe ne se contente plus de rogner les conditions de travail et les salaires mais s’attaque de front aux droits syndicaux fondamentaux avec le concours des tribunaux. C’est sans doute pour cela qu’ils ont trouvé un soutien dans les structures régionales, professionnelles et nationales de la FGTB. Leur combat, ne nous leurrons pas, était sans doute très difficile sinon désespéré. Face au chômage, aux restructurations et aux délocalisations, les salariés ne sont pas «naturellement» placés dans des rapports de solidarité mais de rivalité. Malgré les manifestations de solidarité à Charleroi, ils n’ont pas trouvé de soutien parmi les travailleurs des autres sièges du groupe à Charleroi, et encore moins en Europe et dans le monde. La solidarité ne préexiste pas aux luttes sociales mais se construit contre la rivalité qui domine le marché du travail. Les salariés seraient définitivement pris en otage par les délocalisations et aucune délégation syndicale ne résisterait au chantage au licenciement s’il n’y avait ces tentatives, mêmes défaites, qui sont des grains de sable dans le mécanisme de la mise en concurrence des salariés par les multinationales. C’est pourquoi ce conflit paraît annonciateur de nouveaux mouvements sociaux et pointe la nécessité d’une action syndicale implantée non seulement dans l’entreprise mais articulée dans chacune de ses unités réparties dans le monde.