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Bamako, Caracas : les « alters » sur de nouvelles terres

Quel bilan tirer de ce premier Forum mondial éclaté sur plusieurs continents? Si les réunions de Caracas ont démontré les limites de l’autonomie du/de(s) mouvement(s) altermondialiste(s) vis-à-vis du monde politique, le forum de Bamako a surtout cristalliser une conscience africaine autour de la prise en charge de l’avenir du continent. Plus globalement, la distanciation entre acteurs locaux et responsables internationaux reste d’actualité.

Pour 2006, les organisateurs du Forum social mondial (FSM) ont choisi de «décentraliser» l’événement qui s’est tenu en trois lieux plutôt qu’un: Bamako (Mali) du 19 au 23 janvier et Caracas (Venezuela) du 23 au 30 janvier qui seront suivis de Karachi (Pakistan) en mars — reporté en raison du tremblement de terre qui a récemment touché la région. L’objectif était de permettre d’intégrer d’autres régions à la dynamique altermondialiste. Le déplacement du FSM en Inde en 2004 avait en effet montré qu’un tel événement stimulait la société civile locale et que celle-ci pouvait apporter des perspectives, débats ou savoir-faire nouveaux au mouvement international.

Caracas, dans l’ombre de Chavez

Le Forum de Caracas rassembla le plus grand nombre de participants (environ 50.000) et fut marqué par la rencontre entre des acteurs du processus international de l’altermondialisme et d’autres de la révolution bolivarienne, en référence aux changements politiques et sociaux impulsés par Hugo Chávez. Bien souvent, le dialogue a laissé place à des discours politiques plébiscitant les initiatives du président vénézuélien. Dès lors, quelques-uns des débats les plus intéressants se sont tenus dans des espaces autonomes Un «Forum social alternatif» était par exemple organisé, avec des intervenants comme John Holloway (auteur de Change the world without taking power, Pluto Press, 2002, à paraître aux éditions Syllepse), des piqueteros radicaux (activistes des banlieues argentines) ou des réseaux libertaires. Voir à ce sujet les sites en espagnol: www.fsa.contrapoder.org.ve et http://mexico.indymedia.org/americalatina créés à côté et en dehors du forum «officiel». Si de nombreux convaincus d’Hugo Chávez étaient présents, qu’ils soient Vénézuéliens ou militants internationaux, la participation populaire fut limitée et en deçà des chiffres espérés par les organisateurs. En raison des pressions exercées par les gouvernements cubain et vénézuélien ainsi que par de nombreux leaders altermondialistes internationaux proches de ces gouvernements, la discussion centrale du Forum de Caracas fut le rapport entre les Forums, les mouvements sociaux et les dits «gouvernements progressistes». Le FSM dans son ensemble, et en particulier son comité international, ont rappelé l’autonomie du Forum face à tous les pouvoirs établis mais la réalité des discours et des actes posés fut souvent différente. Malgré ces problèmes, la réalisation du FSM hors du Brésil représente un succès pour le mouvement altermondialiste des Amériques. À côté des discours politiques qui étaient au centre de ce «Forum social mondial polycentrique», la réunion a permis de créer des espaces où ont été discutés la militarisation, la construction d’alternatives ou les horizons de l’autre monde possible, la grande effervescence sociale que connaît aujourd’hui l’Amérique latine ayant irrigué chacun de ces débats. Ce fut également l’occasion pour des milliers d’altermondialistes étrangers (essentiellement latino-américains et européens) de partager certaines expériences sociales en cours au Venezuela. Cependant, il faut une fois encore remarquer l’absence des zapatistes. L’Autre Campagne qu’ils mènent depuis août 2005 semble s’inscrire à l’opposée de certaines évolutions du FSM puisqu’ils centrent leur mouvement sur la construction d’une autonomie et la distance face au gouvernement et partis politiques.

Bamako, vers l’émancipation africaine?

La partie africaine de ce FSM a rassemblé 15~000 militants selon les organisateurs et la presse (10~000 lors de la marche d’ouverture). À côté des organisations maliennes, les délégations française, sénégalaise, marocaine et kenyane y furent particulièrement actives. Néanmoins, pour la plupart des habitants de la capitale malienne, le Forum restait «un événement pour Occidentaux» à propos duquel ils avaient reçu peu d’information. À cet égard, les dix minutes quotidiennes consacrées au Forum par la télévision nationale ont été un outil de conscientisation de la population aux thématiques altermondialistes. Si les participants étaient moins nombreux, ce forum se révélait particulièrement intéressant pour au moins trois raisons. Premièrement, il s’agissait du premier événement altermondialiste mondial en Afrique, continent considéré comme «la plus grande victime de la mondialisation néolibérale». Symbole fort, la tenue de cet événement à Bamako était également un défi logistique et organisationnel qui requérait une convergence d’une partie de la société civile locale. Trois cents associations ont participé à son organisation et plus de 800 ateliers étaient au programme. Il s’agissait également d’un premier test pour le FSM 2007 qui se tiendra à Nairobi, au Kenya Contrairement à l’édition 2006, il s’agira d’un événement unique et non «polycentré». Deuxièmement, le Forum de Bamako était moins sous la pression des forces politiques et gouvernementales que celui de Caracas. Une grande diversité d’acteurs s’y sont rencontrés: des mineurs maliens jusqu’aux ONG très présentes en passant par les intellectuels néo-marxistes. Si aucun modèle idéal ne se présente aujourd’hui à l’Afrique, il fut cependant beaucoup question de Thomas Sankara, président progressiste du Burkina Faso assassiné en 1987. Les activistes du camp des jeunes comme ceux de différents espaces du forum ont tenu à faire revivre sa mémoire. Troisièmement, l’événement a réuni militants africains et européens (plus de 500 Français avaient fait le déplacement). Dès la manifestation d’ouverture, altermondialistes du Nord et du Sud se sont mêlés pour échanger leurs expériences, discuter des politiques néolibérales ou de la migration, rencontrer des partenaires locaux ou établir de nouveaux contacts. Si dans certains cas, les situations régionales paraissaient bien différentes — tant entre le Nord et le Sud qu’entre les différentes régions de l’Afrique — dans d’autres, se révélait des politiques néolibérales et des modes de négociations politiques fort similaires. Quelques semaines après la tenue du sommet France-Afrique dans les mêmes bâtiments, le poids de la politique française sur le continent était présent dans tous les esprits. Le forum fut notamment l’occasion de rappeler la répression orchestrée par la dictature togolaise après les dernières élections sans que le régime ne perde l’appui de Paris. Dans différents domaines, ce forum a été marqué par l’héritage complexe de la colonisation et des politiques européennes actuelles vis-à-vis du continent africain. Parmi la soixantaine de Belges présents — majoritairement issus du pilier chrétien et avec une étonnante absence de leurs homologues socialistes — plusieurs ont évoqué ces liens historiques pour justifier l’importance de ce sommet altermondialiste. Un militant de la CSC expliquait ainsi la démarche suivie par son groupe : «Nous avons beaucoup de responsabilités dans ce qui se passe en Afrique, bien plus qu’en Amérique latine. (…) C’est pour ça que nous avons décidé d’envoyer une forte délégation à Bamako plutôt qu’à Caracas.» Ce forum fut également l’occasion d’entendre une autre voix de l’Afrique. Ni celle de la misère, ni celle de l’arène des ONG construite autour de la gestion de l’aide internationale au développement mais celle qui, à des niveaux souvent modestes, construit des alternatives et se propose de «changer les choses sans toujours attendre les Blancs comme on a l’habitude de le faire en Afrique» (intervention dans le camp des jeunes). Alimentation, éducation, commerce international, développement local, démocratie, musique… Des multiples domaines abordés ressortait une même volonté de devenir acteur. Le projet de logement alternatif à Dakar exposé devant de 200 Africaines dans l’espace dédié aux femmes s’inscrivait dans cette perspective: «Généralement, les experts immobiliers viennent, construisent les maisons et on les achète sans rien avoir à dire. Nous, nous voulons penser nous-même notre maison mais aussi notre quartier, avec des espaces verts pour que les enfants puissent jouer, un dispensaire et une école.» À côté du centre de conférence international, 400 Maliens venus d’une région éloignée discutent en bambara (la langue locale) des souffrances, maladies et de la malformation des nouveau-nés causés par l’exploitation des mines d’or par quelques multinationales. S’ils sont venus jusqu’à Bamako, c’est animé du même désir : agir pour que les choses changent et qu’ils puissent «vivre avec dignité». Cette même volonté d’être acteur était également présente dans les discours de militants issus de hautes instances internationales. L’ancien directeur général de l’Unesco, Frederico Mayor, expliquait ainsi: «Le temps d’être des spectateurs passifs est maintenant terminé. Il faut participer et être acteur.» C’est également le sens de nombreuses activités dans le camp des jeunes : chacun y est invité à être acteur de l’information en publiant quelques lignes dans un journal, en participant à la radio libre du forum, en discutant de son expérience militante mais aussi en étant acteur de la fête qui se prépare, l’aspect festif étant partie intégrante de l’engagement altermondialiste. Le concert engagé de Reggae a d’ailleurs été le moment le plus intense du forum, rassemblant près de 15~000 jeunes.

Quel corps intermédiaire?

Cependant, alors que le FSM 2005 avait été marqué par une volonté de décentraliser l’organisation et par l’énergie de milliers de militants qui y avaient pris une part active, l’un des points communs des rencontres de Bamako et de Caracas fut le poids dominant des leaders internationaux de l’altermondialisme et d’orientations «plus politiques». Bien que leur cas illustre des conditions extrêmes d’exploitation engendrées par la mondialisation néolibérale, les mineurs venus de la région éloignée de Miranda (Est de Caracas) n’ont par exemple guère trouvé de relais auprès des organisateurs qui paraissaient davantage ancrés dans des réseaux internationaux que dans les mouvements sociaux locaux. De l’autre côté de l’Atlantique, la figure et les orientations politiques de Hugo Chávez ont lourdement marqué la rencontre de Caracas. Néanmoins, plutôt que dans les discours fleuves des leaders politiques ou sociaux ou dans les textes tentant de fixer les contours d’un altermondialisme en constante évolution, c’est en tant qu’espace ouvert permettant d’innombrables échanges d’idées et d’expériences entre altermondialistes de différentes orientations que les FSM se révèlent originaux et particulièrement intéressants. Les deux premières étapes de l’édition 2006 furent à cet égard riches en opportunités.