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Chantiers pour une sortie de crises

Avec la multiplication des crises de ces dernières années, il n’est plus permis de douter : nos modèles de pensée, de vie, de développement doivent être revu. Fini le temps des demi-mesures, place à un changement audacieux et radical de perspectives !

Depuis plusieurs mois, le monde se trouve en proie à une crise globale, systémique comme le disent les économistes, qui touche à la fois tous les pays, même ceux dont on a pensé un moment qu’ils y échapperaient comme les économies émergentes, et, désormais, tous les domaines : le système financier et les marchés boursiers, l’énergie et les denrées alimentaires, l’économie et l’emploi. En Europe, nous avons ressenti le choc en automne 2008. C’est à partir de septembre que des méga-groupes financiers ont commencé à vaciller, voire à s’effondrer et tomber en faillite, que les bourses se sont les unes après les autres affolées, que des organismes de crédit ont du reconnaître que leurs pertes risquaient d’être gigantesques, que les banques ont cessé de fonctionner, que les entreprises ont fait appel au chômage économique et ont procédé à des licenciements, que les ménages ont perdu confiance. Mais fixer le début de la crise à septembre 2008 serait une erreur.

Changer de cadre de pensée

Car ce serait oublier que, si la crise que nous connaissons aujourd’hui est d’une ampleur inédite, c’est à une succession continue de crises que nous assistons depuis plusieurs dizaines d’années : rappelons-nous les chocs pétroliers, l’éclatement de la bulle internet, les dérapages économiques et financiers qui ont touché de plein fouet les «dragons» asiatiques et des pays comme le Mexique et l’Argentine, mais aussi les faillites retentissantes de fleurons de la mondialisation néolibérale, comme celle d’Enron aux États-Unis ou de Parmalat en Europe, et puis, plus récemment, la flambée des prix du pétrole, et la hausse du coût des denrées alimentaires, provoquée par une spéculation qui fuyait l’immobilier et les bourses, et qui a poussé des millions de gens dans des émeutes de la faim en Afrique et en Asie. Cette crise n’est donc que la dernière en date d’une longue série, et pourrait bien être suivie de beaucoup d’autres tant les crises semblent être inhérentes à la logique capitaliste, à la fois nécessaires et naturelles, provoquant ce que l’économiste Schlumpeter, oracle du néolibéralisme, appelle la «destruction créatrice»… Et puis, nous focaliser sur l’ouragan financier de septembre et octobre 2008 risquerait également de nous empêcher de voir que, si la crise est mondiale, elle ne touche pas tout le monde de la même façon : elle frappe bien davantage les populations des pays pauvres, et, dans les pays riches, les catégories les plus fragiles de la population. Deux exemples parmi beaucoup d’autres : selon la FAO, l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture, le nombre de personnes dans le monde souffrant de faim chronique a bondi en 2008 de 840 à 963 millions, et le Fonds international de développement agricole prévoit que, d’ici à 2025, si l’augmentation du coût des aliments de base perdure, c’est plus d’1,2 milliard d’individus qui seront touchés. Dans le même temps, la banque américaine Merrill Lynch, après cinq trimestres consécutifs de pertes et une chute de 70% de la valeur de ses actions, a versé à ses cadres, en décembre 2008, environ 5,4 millions d’euros de bonus Chiffres cités par Ignacio Ramonet dans Le krach parfait, crise du siècle et refondation de l’avenir (Galilée, coll. L’Espace critique, 2009). Cela doit nous amener à réfléchir d’abord aux causes de la crise, et, une fois celles-ci correctement identifiées, à envisager les solutions pour en sortir. Tâche ardue mais combien nécessaire, car, comme l’expriment Luc Van Campenhoudt et Benoît Lechat, «une crise n’est pas seulement ni même d’abord le fait d’être confronté à des problèmes majeurs : elle réside surtout dans l’incapacité de les résoudre dans et avec les cadres de pensée et d’action en vigueur (…)» L. Van Campenhoudt, «Le pouvoir du pouvoir», La Revue nouvelle, Bruxelles, février 2009. «Derrière la crise de confiance que nourrit la crise économique, on trouve donc aussi une crise de conscience, une faille dans notre rapport au monde qui s’explique sans doute par notre incurable volonté d’organiser notre perception du monde en fonction de nos désirs et singulièrement de notre désir que se perpétue le présent état de choses (…). Chaque jour, nous voyons mieux que nous allons devoir inventer de toutes autres manières de fonctionner en société, non seulement parce que les bases économiques de celle-ci auront été bouleversées, mais aussi et surtout parce que ses bases morales ont été remises en question. Sortir de la crise implique notamment de rendre un sens à une notion de responsabilité complètement liquéfiée, comme le montre le syndrome des parachutes dorés.» B. Lechat, «Crise de confiance, crise de conscience», La Revue nouvelle, op. cit.

Les subprimes, et après ?

On a dit que la crise venait des subprimes américains, ces crédits hypothécaires «toxiques», accordés à des familles modestes (non pas pour faire du capitalisme social, bien entendu, mais tout simplement parce que c’est en exploitant les pauvres, plus nombreux par définition, que se font les meilleures affaires ; et que, tablant sur l’incapacité à rembourser d’un certain nombre, les banquiers comptaient ainsi gagner sur les deux tableaux : en encaissant pendant plusieurs années les remboursements mensuels, et en récupérant, en cas de crash, un bien dont la valeur avait doublé en quelques années…), et on a pointé du doigt l’absence de régulation du système financier américain. D’ailleurs, pendant des mois, les dirigeants des groupes financiers européens se sont montrés rassurants en nous soutenant que la crise était américaine, qu’elle était due à un système financier dépourvu de toute régulation, et qu’elle ne pourrait jamais atteindre des pays européens dont les règles sont au contraire extrêmement contraignantes…! Permettez-moi de reprendre les déclarations de l’OCDE à propos du système bancaire belge : «Le secteur financier est sain, dynamique et stable. Les banques ont démontré leur capacité à s’adapter aux nouvelles tendances des marchés et ont contribué à l’expansion économique non seulement en développant leurs propres activités mais aussi et surtout en mobilisant le vaste stock d’épargne des ménages et en le plaçant efficacement pour répondre aux besoins de financement. Le fait qu’aucun problème bancaire n’ait été constaté depuis plusieurs décennies, à la différence d’un certain nombre de pays, témoigne de la bonne santé persistante du secteur» Déclarations citées par Pierre Reman dans La Lanterne magique, bulletin de la Fopes (UCL), février 2009. Ces déclarations sont issues de l’Étude économique de la Belgique en 2007. L’OCDE va plus loin, en conseillant à la Belgique d’alléger sa réglementation, qui risque d’étouffer, dit-elle, l’innovation sur certains segments particuliers du marché du crédit… Relire cela à la lumière de ce que le secteur financier belge a connu ces derniers mois laisse pour le moins songeur sur les compétences et le caractère visionnaire des experts d’une organisation qui a tendance à faire la leçon à un peu tout le monde et plus particulièrement aux pays les plus pauvres… On peut aussi rappeler, avec ce brin de perfidie dont il est lui-même coutumier, que notre ministre des Finances, Didier Reynders, affichait le même discours rassurant lorsqu’il affirmait dans la presse, au début de l’effondrement des places boursières mondiales qu’il était aussi peu probable qu’une grande banque belge fasse faillite que le ciel nous tombe sur la tête !

Crise de répartition

Au Moc, nous avons toujours considéré que cette vision des causes de la crise était réductrice, simpliste, et surtout refusait de voir en face le véritable problème : la faillite d’un système, le capitalisme financier, qui se fonde sur les inégalités, qui n’ont cessé de croître ces dernières dizaines d’années, partout sur la planète, c’est-à-dire entre les pays et à l’intérieur de chacun de ces pays : — Inégalités entre les habitants des pays riches et des pays pauvres, lorsque nous avons, dans nos pays industrialisés, un accès illimité à l’eau potable et que, selon l’estimation de l’Unicef, 4 000 enfants meurent chaque jour dans le monde parce qu’ils n’ont pas cet accès. — Inégalités entre les humains du monde entier, le Programme des nations unis pour le développement (Pnud) ayant par exemple calculé que les 500 personnes les plus riches du monde (celles du classement de la revue Fortune) gagnaient autant en 2005 que les 416 millions les plus pauvres. — Inégalités entre revenus du travail et revenus du capital, la part relative des salaires dans le revenu national ayant diminué, selon la Confédération syndicale international (CSI), dans tous les pays du monde pour lesquels on dispose de données. — Inégalités encore au sein de la catégorie des salaires : ainsi, Le Monde du 14 décembre 2006 a-t-il calculé qu’un grand patron français (= rémunération moyenne des patrons du Cac 40) gagnait en 2005 en moyenne 300 Smic, hors stock options… Aux États-Unis, en 2006, selon les chiffres du gouvernement américain lui-même, le 1% de la population la plus riche a accaparé 22% de la richesse nationale, ce qui est le taux le plus élevé jamais enregistré depuis 1929 Cité par Pierre Defraigne, dans sa contribution au «Bilan social de l’Union européenne», coordonné par Christophe Degryse et Philippe Pochet, OSE, ETUI-REHS, Bruxelles, 2008. La crise est donc d’abord et avant tout une crise de la répartition : comme le dit l’économiste français Frédéric Lordon, la crise que nous connaissons n’est pas seulement un dérèglement financier, elle révèle les contradictions profondes d’un «capitalisme de basse pression salariale» dans lequel la croissance ne peut se maintenir que si elle est dopée au crédit, donc à l’endettement. Pour le dire autrement, le capitalisme financier a besoin, pour vivre et se développer, de travailleurs mal payés, précarisés, insécurisés, mais aussi lourdement endettés pour consommer toujours plus. (En 2007, la dette totale des Américains, tous agents confondus, atteignait 350% du PIB Ignacio Ramonet, op. cit. ). Et puis, l’autre dimension de cette crise, et peut-être qu’il s’agit là de son côté salutaire, c’est que nous prenons enfin conscience que notre modèle de croissance, notre mode de production, de consommation, notre mode de vie tout simplement, nous mène dans une impasse. Continuer à croire à l’infinitude des ressources naturelles est un leurre, une supercherie inventée par les gourous du libéralisme qui fondent le développement humain sur la course au profit individuel et sur le modèle de la concurrence, dont l’inégalité est un sous-produit. Sans vouloir être mystique, on pourrait presque se dire que c’est un peu comme si la planète avait estimé que le moment était venu de tirer le signal d’alarme, et de mettre un frein à la frénésie de consommation et d’exploitation de ses ressources par une petite partie de ses habitants, au détriment de tous les autres.

Sortie de crises

Ces deux dimensions, sociale et environnementale, de la crise nous montrent le chemin d’une stratégie de sortie de crise : ce chemin ne pourra pas, comme cela s’est passé ces dernières années, se dessiner sur l’accroissement des inégalités entre les êtres humains, ni sur la surexploitation des ressources de la Terre. Les thèses des gourous du néolibéralisme, Schumpeter, Hayek, Friedman, qui ont dominé pendant 30 ans les politiques économiques, de Thatcher à Reagan, mais aussi de Pinochet au Chili à Suharto en Indonésie, sont à l’origine du désastre que nous connaissons aujourd’hui. Ces thèses, c’est l’État minimal, le laisser-faire, le libre-échange, la compétitivité comme force motrice, la marchandisation généralisée, comme le dit Ignacio Ramonet, de la nature comme de la culture, des corps comme des esprits, des mots comme des choses. Le modèle de développement que nous devons mettre en oeuvre ne peut donc pas être celui du libéralisme : le projet libéral est basé sur la double conviction que la compétition, et donc l’inégalité, est le moteur du développement, et que le bien-être de chacun ne peut venir que de la liberté individuelle. Comment peut-on imaginer, aujourd’hui, que relancer le modèle libéral va permettre de combattre valablement les inégalités et protéger durablement l’environnement ? Après des dizaines d’années de politique libérale, néo, sociale ou autre, comment pourrions-nous encore croire à de telles sornettes ? Si nous reconnaissons que la crise actuelle plonge ses racines dans une crise de la répartition des richesses, nous devons nous attaquer au coeur du système, là où se crée cette inégalité. Il s’agit d’inventer un nouveau paradigme : nous ne pouvons pas nous contenter de quelques ajustements opérés à la marge du système, un peu comme si la machine était simplement en panne, et qu’il fallait la remettre en route ; nous devons fonder un nouveau modèle de société dont l’objectif central est le développement humain, social et durable.

Mesures d’urgence sociale

Mais avant de suggérer quelques pistes pour tenter de dessiner ce chemin de sortie de crise, nous devons pointer une grande difficulté, celle de l’articulation à trouver entre le court et le moyen termes. La situation de récession dans laquelle sont entrées nos économies nous oblige à répondre d’abord et avant tout à une situation d’urgence sociale : il faut sauver autant que possible des emplois, et garantir la sécurité d’existence de la population. Nous préconisons une mobilisation générale de toutes les forces politiques, économiques, sociales de notre société pour soutenir massivement les publics les plus vulnérables, les femmes, les jeunes, les allocataires sociaux, les travailleurs précaires. Et en particulier pour éviter que tous les jeunes qui arriveront, cette année et les années qui viennent, à la sortie de leurs études ne soient les sacrifiés de la crise. Nous ne pouvons pas accepter qu’ils soient condamnés au chômage, à l’absence de perspectives. Remplaçons l’innovation financière qui nous a amené là où nous sommes par de l’innovation sociale, en faisant preuve de créativité et de solidarité, en développant des formules nouvelles de redistribution de l’emploi et des richesses : le contrat de pluriactivité, offrant à chaque jeune un droit à trouver sa place dans la société, des formes de partage du travail, permettant d’éviter les licenciements et l’exclusion, la promotion de la formation en alternance et des alliances entre l’école et le monde des entreprises, la mise en oeuvre par les pouvoirs publics et les associations d’emplois d’insertion, dans les domaines de la santé, du lien social, de la protection de l’environnement, de la culture. Puisqu’on ne cesse de citer Keynes ces derniers temps, rappelons-nous aussi qu’il faisait du plein emploi un objectif décisif, et que la réduction de la durée du travail est donc à cet égard un objectif qu’il faut absolument oser remettre au coeur du débat public. Mais nous ne pouvons pas agir sur le court terme en omettant de faire les choix qui seront décisifs à moyen et à long termes. Car ce serait s’exposer à un retour de manivelle catastrophique ! Il faut donc aussi oser casser le modèle de croissance qui a été le nôtre depuis quelques dizaines d’années, et se mettre en capacité de réflexion collective sur la construction d’un autre modèle. Cela impliquera des remises en cause douloureuses, mais indispensables. Notamment en termes de reconversion industrielle (peut-on continuer à développer une sidérurgie exclusivement centrée sur la fabrication de tôles pour l’industrie automobile ?), de développement économique (la Région doit-elle soutenir le trafic aérien et les aéroports régionaux comme pôles de développement majeur ?), de mode de vie quotidien (le modèle de deux voitures par ménage, d’une maison quatre façades, du mini-trip par avion doit-il perdurer à tout prix ?). À tout le moins, c’est le type de questions qu’il faut pouvoir se poser…

Nouveau modèle de développement

C’est pourquoi nous devons, comme mouvement social, porteur d’un projet d’organisation de la société qui veut promouvoir le bien-être de chacun, en réduisant les inégalités, en mettant l’être humain et ses droits fondamentaux au coeur de notre projet, nous devons remettre en cause notre modèle de croissance. Et la gravité de la situation nous oblige à faire cette remise en cause de façon radicale, en cassant les représentations et les fausses évidences dans lesquelles le capitalisme et le libéralisme nous ont plongés depuis des années. Le débat sur la croissance et la décroissance prend de plus en plus d’ampleur ces derniers temps. Constatons simplement deux choses. Primo, la croissance qui a été celles de nos sociétés ces dernières années ne produit pas du bien-être et de la qualité de vie pour l’immense majorité de la population mais a surtout profité aux puissants et, marginalement, aux catégories sociales intermédiaires qui s’en trouvent aliénées, tout en excluant et en précarisant les plus faibles. Notre croissance, à nous, population des pays riches, c’est aussi le mal-être et le suicide des jeunes, l’augmentation des maladies psychiatriques et d’autres pathologies, les embouteillages et la route qui tue, l’endettement qui brise des êtres et des ménages, le stress et les accidents de travail, les habitudes de vie qui ruinent la santé, la détérioration de notre cadre de vie, la compétition et la marchandisation qui monnayent toutes les dimensions de notre vie. Notre croissance, c’est aussi, dans les pays du Sud, une population qui vit dans la misère, et l’exploitation des enfants et la mort au travail : l’OIT indique que l’application des politiques néolibérales s’est traduite par une hausse spectaculaire des accidents de travail ; un rapport de 2002 dénonce que, annuellement, dans le monde, 270 millions de salariés sont victimes d’accidents du travail et que 160 millions contractent des maladies professionnelles. Plus de deux millions de travailleurs meurent chaque année dans l’exercice de leur métier, ce qui fait 5 000 personnes tuées chaque jour… ! La croissance telle que nos sociétés l’ont conçue est au service des puissants du capitalisme conquérant, et se développe au détriment des plus faibles, des précaires et des pauvres, partout sur la planète. Secundo, la décroissance que certains réclament est bien là aujourd’hui, sous la forme d’une récession, c’est-à-dire une décroissance subie, non gérée, et dont les effets, s’ils ne s’accompagnent pas d’une politique volontariste, seront dramatiques d’abord pour tous ceux qui n’en sont pas responsables : les populations des pays pauvres, et les pauvres des pays riches. Dès lors, la question que nous devons donc nous poser n’est pas tant de savoir s’il faut de la croissance ou pas, mais bien quelle croissance nous voulons. Notre avenir sera-t-il meilleur si nous avons plus de voitures, plus de téléphones portables, plus de séjours estivaux lointains, plus de programmes télévisés débilitants, ou si nous assurons plus, collectivement, le bien-être des personnes âgées, l’éducation de nos enfants, le lien social, le développement culturel, la santé de tout un chacun, le plaisir tout simplement des relations humaines ? Cela doit nous conduire à proposer une stratégie de sortie de crise, qui rompt radicalement avec les modes de production et de consommation qui sont les nôtres. Car les pistes avancées le plus souvent sont, au mieux insuffisantes, au pire, carrément contreproductives par rapport à l’objectif d’assurer un développement soutenable. Soit – c’est la voie empruntée par la droite libérale – il est dit qu’il faut réguler quelque peu et tout pourra repartir comme avant : c’est le «business as usual», qui nous garantit une catastrophe à relativement court terme, sur le plan économique et environnemental. Soit – c’est tout aussi dangereux – on fait du capitalisme vert, en proposant une série de fausses bonnes idées, censées répondre aux enjeux du développement durable, mais ne faisant que maintenir le système en reportant quelque peu les échéances : on soutient fiscalement les voitures dites «propres» (mais comme on n’interroge pas le mode de déplacement, on constate que le parc automobile s’accroît, ce qui fait perdre l’effet de moindre pollution des quelques véhicules dits verts), on investit sur les agro-carburants (d’autres contributions ont montré l’absurdité écologique de ce type de production et de consommation), on offre des primes à l’installation de panneaux photovoltaïques (qui permettent notamment aux revenus les plus élevés de produire une électricité à bas prix pour chauffer leur piscine privée ou surconsommer de l’énergie). Comme le dit Philippe Defeyt, le «bobo» polluera toujours plus que le pauvre, même s’il met un gros pull chez lui, même s’il trie consciencieusement ses vieux papiers, même s’il roule à vélo ou en voiture «hybride» Ph. Defeyt : «Croissance, décroissance : quatorze thèses pour une radicalité mobilisante», La Revue nouvelle, idem. Il faut donc trouver un autre chemin. Avec des objectifs de plus d’égalité, plus de qualité de la vie et de bien-être collectif, par le respect des droits humains fondamentaux et de l’écosystème. Fiscalité Un premier chantier sera incontestablement celui de l’impôt. D’ailleurs, nous n’avons pas le choix: la situation économique, et les plans de relance décidés ces derniers mois, vont obliger l’État à trouver de nouveaux moyens financiers. Il est totalement irresponsable de faire croire que l’on pourra traverser les années qui viennent sans remobiliser des moyens publics. Mais il serait absolument inacceptable que les travailleurs et le monde populaire, principales victimes de la crise financière et économique, doivent une seconde fois en payer le prix par une fiscalité inéquitable. L’austérité qui s’annonce ne peut être payée par les plus faibles, que ce soit sous la forme d’impôts supplémentaires, ou de diminution des prestations sociales ou des services collectifs. C’est pourquoi il faut d’abord combattre la fraude fiscale, c’est évident. Et cela, pas seulement en démantelant les paradis fiscaux et en abolissant le secret bancaire comme l’ont préconisé les membres du G20. Il faut également, au niveau de notre pays, rendre à l’administration fiscale les moyens de poursuivre valablement les grands fraudeurs : l’État gagnera bien davantage à investir massivement dans la lutte contre la fraude fiscale par une administration équipée, efficace, motivée, plutôt qu’à décider d’une diminution de la TVA dans l’Horeca dont l’effet retour en termes de diminution de la fraude et de soutien à l’activité reste largement hypothétique. Mais il faut aussi rendre l’impôt plus juste et progressif. Le moment est venu de prendre des mesures courageuses mais lucides. Il faut enfin mettre en place une taxation correcte et suffisante des revenus du capital mobilier et des transactions financières, mais aussi procéder à une révision cadastrale qui permette de percevoir un impôt suffisant sur les revenus immobiliers. Il faut aussi développer une vraie progressivité de l’impôt des personnes physiques, devenu ces dernières années largement inéquitable, notamment par la suppression des tranches supérieures et la multiplication des déductions fiscales de tous ordres. (Peut-on rappeler que, dans le cadre du «New Deal» du président Roosevelt, une tranche d’imposition de 90% a été instituée sur les revenus supérieurs ? et qu’elle a été maintenue durant près de 30 années ? Pourquoi ce qui fut possible en 1944 ne pourrait-il plus l’être en 2009 ?) Enfin, en ce qui concerne les cadeaux fiscaux, tels les intérêts notionnels, qui sont un véritable effet d’aubaine dont ne bénéficient, mais largement, que les grandes entreprises et celles qui ont les moyens de faire de l’ingénierie, on peut au minimum réclamer de les conditionner à la création d’emploi. Sécurité sociale Nous devrons également nous battre pour consolider notre protection sociale. Il ne suffira plus de nous réjouir de bénéficier du système de sécurité sociale le plus performant du monde, il faudra non seulement le défendre mais le renforcer. Car, avec la crise, soyons sûrs que beaucoup de libéraux même sociaux, estimeront que la période des vaches grasses est finie, et que c’est dans le social qu’il faudra faire des économies. Nous disons que c’est le contraire qu’il faut faire : notre système solidaire de santé est plus efficace et moins coûteux collectivement que les assurances privées, notre premier pilier de pension est meilleur et plus sûr que les piliers complémentaires. Il faut donc dégager les moyens collectifs nécessaires pour revaloriser les pensions, pour rendre les soins de santé accessibles, pour soutenir les invalides, les sans-emploi, les personnes dépendantes. D’autres pays nous montrent l’exemple : l’Argentine de Cristina Kirchner a annoncé le 7 novembre 2008 la nationalisation de son système privé de retraite par capitalisation, imposé dans les années 1980 par des gouvernements ultra-libéraux. En raison de l’effondrement des bourses, le montant des pensions des retraités de ce pays avait fondu, en deux mois, comme neige au soleil. «Nous adoptons cette décision dans un contexte international où les principaux pays du G8 et d’autres mettent en oeuvre une politique de protection des banques. Nous, nous protégeons nos retraités et nos travailleurs», a affirmé Kirchner. Avec la crise, les recettes de la sécurité sociale vont immanquablement se réduire, par la diminution du nombre de travailleurs cotisants, tandis que les dépenses augmenteront. L’élargissement de l’assiette de financement de la protection sociale, que nous réclamons avec les organisations syndicales depuis si longtemps, est donc aujourd’hui plus que jamais indispensable : une cotisation sociale généralisée, perçue sur l’ensemble des revenus, y compris ceux du capital est plus que jamais la voie royale pour assurer la sécurité d’existence de tous ceux qui vont se retrouver exclus du marché de l’emploi. L’État et la politique Et puis, parce que nous croyons en l’État, en ses missions essentielles dans l’économie et dans le bien-être des citoyens, nous attendons de lui qu’il remplisse pleinement son rôle dans l’orientation des investissements publics pour assurer ce bien-être. — En apportant son soutien au développement des services non marchands, dans l’accueil de l’enfance ou dans l’accompagnement des personnes âgées et handicapées. — En offrant aux citoyens des services publics de qualité et en suffisance. — En assurant un contrôle réel du système financier, de façon à ce qu’il soit au service des gens et de l’investissement productif et durable, et pas de quelques spéculateurs et autres groupes financiers sans scrupule dont le profit à court terme est la seule motivation : la CSI propose de nationaliser les banques, on pourrait aussi envisager, pourquoi pas, de leur imposer un statut de coopérative, ce qui les empêcherait de sombrer dans leurs travers mégalomaniaques et de doter leurs dirigeants de bonus toujours plus mirobolants. — Et en favorisant auprès de la population des comportements et des choix de consommation qui soient guidés par le souci du développement durable. Ce qui passe par un investissement massif pour permettre et encourager les citoyens à choisir le transport public plutôt que leur voiture individuelle, à développer l’isolation de leur logement pour consommer moins d’énergie, à modifier concrètement leurs habitudes de vie pour diminuer drastiquement leur empreinte environnementale. Permettez-moi encore d’ajouter une suggestion simple, qui peut même paraître presque futile, presque gadget, et qui, pourtant, pourrait être une voie vers des changements culturels et structurels importants : à l’instar de ce qui s’est fait dans la région du Pas-de-Calais en France, la Wallonie et la région de Bruxelles-Capitale ne pourraient-elles mettre en place un instrument permettant de mesurer l’indicateur du développement humain de nos populations ? À côté du sacro-saint PIB, dont les défauts apparaissent de façon lumineuse (comme le dit joliment Bernard Maris : «Dans un embouteillage, on crée de la croissance, car on consomme de l’essence, mais quand on apprend un poème à un enfant, on est improductif» Bernard Maris, cité dans Le Vif L’Express du 6 mars 2009. L’économiste Bernard Maris tient chronique économique sous le pseudonyme d’Oncle Bernard, dans Charlie Hebdo, dont il est par ailleurs rédacteur en chef ), un tel indicateur pourrait être un outil intéressant pour évaluer le bien-être des habitants et surtout pour opérer les choix politiques qui répondent mieux aux besoins humains ; pour changer nos propres perceptions du bien-être, de nos besoins, de nos modes de consommation. Dans la foulée, nos gouvernements régionaux pourraient aussi encourager chacune de nos communes à devenir «écodurables», en adoptant des modes de gestion qui s’inscrivent dans une charte reprenant les principes d’un développement soutenable. Il n’y a pas de fatalité ! La crise, les crises auxquelles nous sommes confrontés ne doivent pas nous abattre : parce que nous croyons en la valeur de l’homme, parce que nous sommes convaincus que la conscience collective peut l’emporter sur la course au profit et au sauve qui peut individuel, nous devons être convaincus que les crises sont aussi des opportunités ; elles ouvrent d’autres possibles. «Pour faire face à la crise bancaire, les chefs d’État des pays les plus riches ont été capables de mobiliser en quelques mois plus de 2 300 milliards d’euros (somme qui s’est encore accrue depuis). Mais qu’a-t-on fait pour sauver la moitié de l’humanité qui vit dans la pauvreté ? Selon les Nations unies, avec un montant cinquante fois moindre, on pourrait fournir de l’eau potable, une nourriture équilibrée, des services de santé et une éducation élémentaire à chaque habitant de notre planète : 40 milliards permettraient d’éradiquer la grande pauvreté dans le monde.» Ignacio Ramonet, idem Cette simple comparaison montre que tout est possible, qu’il n’y a pas de fatalité. Que si on veut, on peut ! Nous pouvons décider, et nous mobiliser, pour choisir une autre société, qui garantit à chaque être humain le respect de ses droits fondamentaux ; qui offre à chacun un avenir de bien être et de qualité de vie. Comme le dit si bien Jean-Paul Marthoz, «lorsque l’urgence sonne, comme l’a démontré le pilote de l’Airbus atterrissant sur le fleuve Hudson, l’audace est la voie que la prudence indique». Jean-Paul Marthoz, Le Soir, 20 janvier 2009 Parce que l’urgence est là, nous ne pouvons pas nous contenter de demi-mesures, d’ajustements et d’adaptations timides, de compromis boiteux, non. Si nous voulons réenchanter le monde, lui redonner un avenir, nous devons être radicaux et audacieux. Alors, comme le disait si volontiers François Martou, «demain, il fera jour, camarades».